Read Malevil Online

Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (10 page)

BOOK: Malevil
11.86Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

— Comme te voilà, tu es pour faire de la cuisine, ce soir, dit Colin.

La tête de mort de la Menou se plissa.

— De toute façon, dit-elle en patois, ça se trouve d’être mon jour de faire des frites. Mais il s’en est pas seulement rappelé, le pauvre couillon !

Et pourquoi c’était en fait bien plus drôle en patois qu’en français, je n’aurais su le dire. À cause, peut-être, de l’intonation.

— C’est futé, les femmes, dit le petit Colin avec son sourire en gondole. Elles vous mènent par le bout du nez !

— Par tous les bouts, dit Peyssou.

On rit, et tous les trois, on regarda Peyssou, attendris. Et voilà. C’était le grand Peyssou. Toujours le même. Toujours la cochonceté.

Silence. On prenait tout son temps, à Malejac. On n’entrait pas comme ça dans le vif du sujet.

— Ça vous fait rien, dis-je, que je continue à tirer mon vin, pendant que vous me parlez ?

Je vis que Colin invitait de l’oeil Meyssonnier, mais celui-ci resta silencieux. Son visage en lame de couteau paraissait plus long encore et ses paupières battaient.

— Bon, dit Colin. On va te mettre au courant, vu qu’ici, à Malevil, tu es quand même un peu à l’écart. La lettre au maire, on s’en est occupé pas mal. Elle a circulé et les gens ont bien 69 réagi. De ce côté, ça va. Le vent tourne. C’est du côté Paulat que ça va pas.

— Il s’agite, lou Paulat ?

— Eh oui. Surtout quand il a vu que ça soufflait contre le maire. Il a expliqué partout que, pour la lettre, il était d’accord. Il laisse même entendre que c’est lui qui l’a rédigée...

— Eh hé ! dis-je.

— S’il l’a pas signée, continua Colin, c’est qu’il a pas voulu mettre sa signature à côté de celle d’un communiste.

— Par contre, dis-je, il accepterait de figurer sur une liste électorale avec un communiste, à condition que le communiste ne soit pas le premier de la liste.

— Voilà ! dit Colin. Tu as compris.

— Et le premier, bien sûr, ce serait moi. Je serais élu maire, Paulat deviendrait premier adjoint, et comme je suis trop occupé pour m’occuper de la mairie, il s’en saisirait.

Je m’arrêtai de tirer et me tournai vers eux.

— Bon. Alors ? En quoi ça nous regarde, les manigances du Paulat ? On n’en tient pas compte, c’est tout.

— Mais c’est que les gens sont assez d’accord, dit Colin.

— D’accord pour quoi ?

— Pour que tu sois maire.

Je me mis à rire.

— Assez
d’accord ?

— Façon de parler, dit Colin. Ils le sont même tout à fait.

Je regardai Meyssonnier et je me remis à mon siphonnage.

À Malejac, en 70, quand j’avais démissionné de mon poste de directeur de l’Ecole, pour prendre la suite de l’oncle, on m’avait trouvé bien imprudent. Et quand j’avais acheté Malevil, c’est bien simple, Emmanuel, malgré son instruction, il est aussi fou que son oncle. Mais les soixante-cinq hectares d’impénétrable taillis s’étaient mués en grasses prairies. Mais la vigne de Malevil avait été replantée et elle donnait un excellent vin. Mais j’allais gagner des « mille et des cents » à faire visiter le château. Et surtout, j’étais retourné dans le giron de l’orthodoxie malejacienne : j’avais racheté des vaches. J’avais donc, en six années, bénéficié dans l’opinion publique de mon village, d’une promotion rapide. De dément, j’étais devenu malin. Et un malin qui fait si bien ses affaires, pourquoi ne ferait-il pas aussi bien celles de la commune ?

En un mot, Malejac se trompait deux fois : la première fois, en me prenant pour un fou. La deuxième fois, en voulant me confier la mairie. Car je n’aurais pas fait un bon maire, ça ne m’intéressait pas assez. Et le bon maire, Malejac, fidèle à sa cécité, l’avait sous les yeux et ne le voyait pas.

Laissant les deux portes ouvertes, mais il est vrai, il avait les mains pleines, Momo revint, portant, non pas trois verres, mais six, preuve qu’il n’avait pas l’intention de s’oublier. Tous les six encastrés l’un dans l’autre et ses doigts sales profondément enfoncés dans celui du dessus. Je me levai.

— Donne-moi ça, dis-je promptement en le débarrassant de son fardeau. Et commençant par lui, je lui donnai le verre pollué.

Je siphonnai une bouteille de l’année 75, la meilleure à mon avis, et je fis à la ronde la distribution, au milieu des habituels refus et protestations. Comme j’achevais, Thomas entra, mais lui, bien sûr, referma avec soin les deux portes derrière lui et il s’avança, absolument sans sourire, plus que jamais semblable à une statue grecque qu’on aurait vêtue d’un casque de motocycliste et d’un imperméable noir.

— Prends un verre, dis-je en lui tendant le mien.

— Non, merci, dit Thomas, je ne bois pas le matin.

— Rebonjour, dit le grand Peyssou avec un sourire poli.

Et comme Thomas le regardait sans répondre, ni à son sourire, ni à son rebonjour, il ajouta d’un air gêné :

— On s’est déjà vu, ce matin.

— Il y a une vingtaine de minutes, dit Thomas, le visage immobile. De toute évidence, il ne voyait pas la nécessité de dire à nouveau bonjour, puisqu’il l’avait déjà fait.

— Je suis venu te prévenir, dit Thomas en me regardant. Je ne viendrai pas déjeuner, ce matin.

— Arrête donc un peu ta musiquette, criai-je à Momo, que tu nous casses les pieds !

— Tu entends ce qu’Emmanuel te dit ? cria la Menou.

Momo s’écarta de quelques pas, serrant son transistor sous le bras gauche d’un air farouche et sans diminuer en rien l’intensité du son.

— Tu as eu une bonne idée, toi, à Noël ! dis-je à la Menou.

— Le pauvre, dit-elle en changeant de camp aussitôt. Il faut bien qu’il s’amuse un peu quand il nettoie tes écuries !

Je la regardai, bec cloué. Puis je pris le parti de sourire en fronçant un peu les sourcils, ce qui, j’espère, reconnaissait l’avantage de la Menou tout en sauvegardant mon autorité.

— Je te disais que je ne reviendrais pas déjeuner, dit Thomas.

— Entendu, dis-je, et comme Thomas pivotait sur ses talons, je dis à Meyssonnier en patois :

— T’en fais pas, va, pour les élections, on trouvera bien un moyen pour neutraliser lou Paulat.

Dans mon souvenir, tout s’est immobilisé à cette seconde même, comme dans une scène au musée Grévin, où les personnages historiques sont à jamais figés dans des attitudes familières. Au centre, le groupe formé par Meyssonnier, Colin, le grand Peyssou et moi, le verre à la main, le visage animé, tous les quatre très occupés par l’avenir d’un village de 412 habitants, sur une planète qui comptait quatre milliards d’êtres humains.

S’éloignant du groupe à grandes enjambées et lui tournant le dos, Thomas. Entre Thomas et nous, Momo, me regardant encore avec défi, tenant dans une main son verre déjà plus qu’à moitié lampé et de l’autre, son transistor d’où continuait à couler, à haut régime, une chanson idiote d’idole. A côté de lui, comme pour le protéger, et tellement plus petite, la Menou, ridée comme une petite pomme flétrie, mais les yeux encore tout brillants de sa victoire sur moi. Et enfin, autour et au-dessus de nous, cette cave immense et ses grandes voûtes à nervures éclairées par en dessous, réfléchissant sur nos têtes la lumière en l’atténuant.

La fin du monde, ou plutôt, la fin du monde dans lequel nous avions jusque-là vécu, commença de la façon la plus simple et la moins dramatique. L’électricité s’éteignit. Quand la nuit se fit, il y eut des rires, quelqu’un dit, c’est une panne, un briquet craqua deux fois et s’alluma, éclairant le visage de Thomas. Veux-tu allumer les bougies ? dis-je en m’avançant vers lui. Ou plutôt, tiens, passe-moi ton briquet, je vais le faire. Je sais où sont les appliques. J’aurais bien trouvé ma bouche quand même, dit la voix de Peyssou. Et quelqu’un, peut-être Colin, dit à mi-voix avec un petit rire, elle est assez grande pour ça. La flamme du briquet vacillant devant moi, je passai devant Momo et je remarquai que son transistor ne beuglait plus, mais que le cadran en était toujours éclairé. J’allumai les deux appliques les plus proches, quatre bougies en tout, et la lumière, après la nuit, nous parut presque intense bien qu’elle laissât dans l’obscurité la majeure partie de la cave. Les appliques avaient été fixées assez bas dans les murs pour respecter le dessin des voûtes et nos ombres sur celles-ci paraissaient gigantesques et brisées. Je rendis son briquet à Thomas, qui le remit dans la poche de son imperméable et se dirigea vers la porte.

— Tu as enfin arrêté ton truc ! dis-je à Momo.

— À ien aété,
dit Momo en me regardant d’un air de reproche comme si j’avais jeté un sort à son appareil.
À macheblu !

— Il marche plus ! cria la Menou avec indignation. Un transistor tout neuf ! Même que j’ai fait remettre des piles, hier, à La Roque !

— Ce serait vraiment étonnant, dit Thomas en revenant vers nous, son visage surgissant à nouveau dans la lumière. Mais il marchait à l’instant, voyons !

Il reprit :

— Tu n’aurais pas plutôt tripoté les piles ?

— Non, non, dit Momo.

— Fais-moi voir ça, dit-il en posant ses cartes sur un tabouret.

Je m’attendais à voir Momo se cramponner à son transistor, mais il le donna aussitôt à Thomas, avec l’air d’une mère inquiète qui confie à un médecin son bébé malade. Thomas éteignit le cadran, puis le ralluma, donna le maximum de puissance, et promena lentement l’aiguille le long des stations. Il y eut de violents crépitements, mais aucun son ne sortit.

— Quand l’électricité s’est éteinte, tu l’as laissé tomber ? Tu l’as cogné ?

Momo fit non de la tête. Thomas sortit un couteau rouge de sa poche, et avec la lame la plus petite, défit les vis du couvercle. Celui-ci enlevé, il approcha le transistor d’une applique et inspecta son contenu.

— Je ne vois rien d’anormal, dit-il. Tout me paraît parfaitement en ordre.

Il remit les vis l’une après l’autre, et je pensais qu’il allait redonner l’appareil à Momo et s’en aller, mais il ne fit rien de ce genre. Il resta immobile, le visage préoccupé, promenant l’aiguille du transistor le long des stations.

Nous étions tous les sept silencieux, à écouter, si je puis dire, le silence du transistor, quand éclata un tapage dont je ne puis donner une idée que par des comparaisons qui, toutes, me paraissent dérisoires : Roulements de tonnerre, marteaux pneumatiques, sirènes hurleuses, avions perçant le mur du son, locomotives folles. En tout cas, quelque chose de claquant, de ferraillant et de strident, le maximum de l’aigu et le maximum du grave portés à un volume de son qui dépassait la perception. Je ne sais si le bruit, quand il atteint un tel paroxysme, est capable de tuer. Je crois qu’il l’aurait fait, s’il avait duré. Je plaquai désespérément les mains contre mes oreilles, je me baissai, je me tassai sur moi-même et je m’aperçus que je tremblais de la tête aux pieds. Ce tremblement convulsif, j’en suis certain, était une réponse purement physiologique à une intensité dans le vacarme que l’organisme pouvait à peine supporter. Car à ce moment-là, je n’avais pas encore commencé à avoir peur. J’étais trop stupide et pantelant pour former une idée. Je ne me disais même pas que ce fracas devait être démesuré pour parvenir jusqu’à moi à travers des murs de deux mètres d’épaisseur et à un étage sous le sol J’appuyai les mains sur mes tempes, je tremblais et j’avais l’impression que ma tête allait éclater. En même temps, des idées stupides me traversaient l’esprit. Je me demandais avec indignation qui avait renversé le contenu de mon verre que je voyais couché sur le côté à deux mètres de moi. Je me demandai aussi pourquoi Momo était étendu à plat ventre sur les dalles, la face contre terre et la nuque recouverte de ses deux mains, et pourquoi la Menou, qui le secouait aux épaules, ouvrait toute grande la bouche sans émettre un seul son.

Quand j’ai dit « fracas, vacarme, tonnerre », je n’ai donné aucune idée de l’immensité du bruit. Il cessa au bout d’un temps que je ne puis préciser. Quelques secondes, je crois. Je m’en aperçus quand je cessai de trembler et quand Colin qui, pendant tout ce temps, était assis par terre à ma droite me dit à l’oreille quelque chose où je distinguai le mot « 
barouf ».
En même temps, je perçus une suite de petits jappements plaintifs. C’était Momo.

Je décollai avec précaution mes mains de mes oreilles torturées et les jappements devinrent plus aigus, mêlés aux objurgations en patois de la Menou. Puis les jappements cessèrent, la Menou se tut et succédant au fracas inhumain que nous venions de subir, un silence tomba sur la cave, si profond, si anormal et si douloureux qu’il me donna envie de crier. On aurait dit que je m’étais appuyé sur le bruit et que le bruit cessant, je me trouvais en suspens dans le vide. Je me sentais en même temps incapable de bouger et le champ de ma vision s’était rétréci : à part la Menou et Momo qui étaient étendus devant moi, je ne voyais personne et pas même Colin, bien qu’il m’affirmât par la suite qu’il n’avait pas bougé de place.

Lié je ne sais comment au silence, un sentiment d’horreur m’envahit. Je m’aperçus en même temps que je suffoquais, et que je ruisselais de sueur. J’ôtai, ou plutôt, j’arrachai, le pull-over à col roulé que j’avais enfilé avant de pénétrer dans la cave. Mais c’est à peine si je sentis la différence. La transpiration continuait à jaillir de mon front et à couler le long de mes joues, sous mes aisselles et dans mes reins. Je souffrais d’une soif intense, mes lèvres étaient sèches et ma langue collait contre mon palais. Je m’aperçus au bout d’un moment que je gardais la bouche ouverte et que je haletais comme un chien, à petits coups rapides, mais sans arriver à vaincre l’impression d’étouffement que je ressentais. J’éprouvais en même temps une extrême fatigue et, assis par terre, le dos appuyé contre un tonneau, je me sentais incapable de parler ni de bouger.

Personne ne disait mot. La cave était maintenant muette comme une tombe, et à part le halètement des respirations, on n’entendait plus un seul son. Je distinguais maintenant mes compagnons, mais c’était une image brouillée, liée à un sentiment de faiblesse et de nausée, comme si j’allais m’évanouir. Je fermai les yeux. L’effort pour regarder autour de moi me paraissait épuisant. Je ne pensais à rien, je ne me posais aucune question et pas même celle de savoir pourquoi j’étais en train d’étouffer. J’étais tassé, inerte dans mon coin comme un animal agonisant, je haletais, je transpirais, et j’éprouvais un sentiment d’angoisse abominable. J’allais mourir, j’en avais l’absolue certitude.

BOOK: Malevil
11.86Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

Time of the Assassins by Alistair MacLean
Wound Up by Kelli Ireland
Glory Road by Bruce Catton
Pib's Dragon by Beany Sparks