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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (2 page)

BOOK: Malevil
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C’est la fameuse dernière goutte et je déborde. Je rage à froid. Et trente ans plus tard, je me revois rager. Il me semble rétrospectivement, que je ne fus pas un très bon OEdipe. Jocaste ne risquait rien, même en pensée. Je le « fais », mon complexe, mais pas sur elle, sur l’Adélaïde, notre épicière. Outre qu’elle a le rire gai et le bonbon facile, c’est une blonde opulente avec une poitrine à rêver. Je le « fais » aussi — quel jargon ! — une bonne identification, non au père, mais à l’oncle. Lequel — mais je ne le savais pas alors  —, est du dernier bien avec l’Adélaïde ; J’ai donc à mon insu une vraie famille, à côté de celle que je répudie.

Et une autre encore, qui m’est chère et que je me suis fabriquée à moi-même : le
Cercle.
Société archisecrète de sept membres, que j’ai fondée à l’école de Malejac (401 habitants, église du XII
e
siècle), et dont je suis à mon tour le père, déployant partout cet esprit d’entreprise qui manque à mon géniteur, et ferme, ferme, sous mon apparence veloutée.

Ma décision est prise : c’est dans le sein de cette famille-là qu’outragé ici, je vais me réfugier. J’attends que le père monte faire sa sieste, et que la mère s’occupe à laver la vaisselle, ses deux fillasses à boucles collées à ses jupes. Je gagne ma soupente, je bourre mon sac de camping (cadeau de l’oncle) et quand il est bouclé, je le jette sur le tas de bois sous ma fenêtre. Avant de m’enfuir, je laisse un mot sur ma table. Il est adressé cérémonieusement à M. Simon Comte, cultivateur, La
Grange Forte,
MALEJAC
.

Mon cher Papa,

Je m’en vais. Je ne suis pas traité dans cette maison comme je le mérite.

Je t’embrasse,

Emmanuel.

Et tandis que mon pauvre père, derrière ses volets clos, dort sans même savoir que sa ferme n’a déjà plus de successeur, je pédale sous le chaud soleil, sac au dos, direction Malevil.

Malevil, c’est un grand château fort du XIII
e
, à demi en ruine, juché à mi-hauteur d’une falaise abrupte qui domine la petite vallée des Rhunes. Son propriétaire l’a abandonné à lui-même, et depuis qu’un bloc de pierre, détaché des mâchicoulis du donjon, a tué un touriste, on en a interdit l’entrée. Les Monuments Historiques ont apposé deux pancartes et le maire de Malejac a fermé l’unique route d’accès à flanc de coteau par quatre rangées de barbelés. Doublant ces barbelés, mais ne devant rien à la mairie, cinquante mètres de ronces impénétrables s’épaississent chaque année le long de l’ancien chemin entre la falaise et l’à-pic qui sépare le vertigineux Malevil de la colline où s’élèvent les
Sept Fayards
de l’oncle.

C’est là. Sous ma direction inspirée, le Cercle a violé tous les tabous. On a pratiqué dans les barbelés une porte invisible, creusé et entretenu dans les ronces gigantesques un tunnel qu’un coude astucieux dérobe à la vue du chemin. Au premier étage du donjon, reconstituant en partie un plancher disparu, on a cloué un passage, de poutre en poutre, à l’aide de vieilles planches récupérées dans le bourrier de l’oncle. On a pu atteindre ainsi, au fond de l’immense salle, une petite pièce, et Meyssonnier, qui, dans l’atelier de son père, bricole déjà très bien, l’a fermée par une fenêtre et une porte cadenassée.

Le donjon est hors d’eau. La voûte à nervures a résisté au temps. Et notre repaire comporte une cheminée, un vieux sommier couvert de sacs, une table et des tabourets.

Le secret a tenu. Il y a un au déjà que le Cercle s’est aménagé ce local ignoré des adultes. Je compte ici faire retraite jusqu’à la rentrée des classes. En chemin, j’ai donné le mot à Colin, qui le transmettra à Meyssonnier, qui le transmettra à Peysson, qui le passera aux autres. Je ne m’embarque pas sans biscuit.

Je passe l’après-midi dans ma cellule, et la nuit et la journée du lendemain. C’est moins délicieux que je n’aurais cru. C’est juillet, les compagnons aident aux champs, je ne les verrai que le soir. Et je n’ose sortir de Malevil. À la
Grange Forte
, on a dû me mettre les gendarmes aux fesses.

À sept heures, on frappe à la porte du
Cercle.
J’attends le grand Peyssou qui doit me ravitailler. J’ai décadenassé la porte et, de mon sommier où je suis durement étendu, un livre d’aventures sanglantes à la main, je crie d’une voix forte : « Entre, grand con ! »

C’est l’oncle Samuel Il est protestant, d’où le prénom biblique. Le voilà, grandeur nature, vêtu d’une chemise à carreaux ouverte sur son con musclé et d’une vieille culotte de cheval de l’armée (il a fait son service dans la cavalerie). Et dans l’embrasure de la porte basse, le front touchant le linteau de pierre, il me regarde, l’oeil rieur et le front plissé.

J’immobilise cette image. Car le petit garçon sur le sommier, c’est moi. Et l’oncle, debout sur le seuil, c’est moi aussi. L’oncle Samuel avait alors, à un au près, l’âge que j’ai maintenant, et tout le monde s’accorde à dire que je lui ressemble beaucoup. Et dans cette scène, où peu de mots sont échangés, il me semble que je vois le petit garçon que je fus, confronté à l’homme que je suis devenu.

À faire le portrait de l’oncle Samuel, je ferai aussi bien le mien. Il a une taille au-dessus de la moyenne, très trapu mais les hanches minces, le visage carré, le teint cuit, le sourcil charbonneux et l’oeil bleu. À Malejac, les gens s’entourent du matin au soir d’un petit bruit rassurant de paroles. Mais l’oncle ne dit rien quand il n’a rien à dire. Et quand il parle, il parle bref, sans rien d’oiseux, droit à l’essentiel. Le geste tout aussi économe.

Ce qui me fait plaisir chez toi c’est cette fermeté. Car chez moi, père, mère, soeurs, tout est mou. La pensée, confuse. Le parler, filandreux.

J’admire aussi chez l’oncle l’esprit d’entreprise. Il a défriché au maximum sa propriété. Il a divisé en biefs un bras des Rhunes qui la traverse et élève des truites. Il a installé une vingtaine de ruches. Il a même acheté d’occasion un compteur de Geiger pour prospecter l’uranium dans les roches volcaniques qui affleurent une des pentes de sa colline. Et quand « ranches » et centres hippiques se sont mis à surgir partout, il a vendu ses vaches et il les a remplacées par des chevaux.

— Je savais bien te trouver là, dit l’oncle.

Je le regarde, bec cloué. Mais on se comprend bien, lui et moi. Et il répond à mon mutisme :

— Les planches, dit-il. Les planches que tu as récupérées l’été dernier sur mon bourrier. Tu n’as pas pu les porter. Tu les as traînées. Je t’ai suivi à la trace.

Il savait donc, depuis un au ! Et il n’en a jamais parlé à personne, pas même à moi.

— J’ai vérifié, dit l’oncle. Les mâchicoulis du donjon tiennent le coup, il n’y aura pas de nouvelle chute.

Je suis envahi par la gratitude. L’oncle a veillé à ma sécurité, mais de loin, sans me le dire, sans m’embêter. Je le regarde, mais il fuit mon regard, il ne veut pas s’attendrir. Il s’empare d’un des tabourets et, après avoir vérifié sa solidité, il s’assoit, les jambes écartées, comme sur un cheval. Là-dessus, il met au galop et droit au but.

— Écoute-moi, Emmanuel, ils n’ont rien dit à personne et ils n’ont pas prévenu les gendarmes.

Un petit sourire.

— Tu
la
connais, la peur du qu'en-dira-t-on. Et moi, voici ce que je te propose. Je te prends chez moi jusqu’à la fin des vacances. À la rentrée, pas de problème, tu rentres en pension à la Roque.

Un silence.

— Et le samedi et le dimanche ? dis-je.

L’oeil de l’oncle brille. J’ai employé comme lui le demi-mot. Si par la pensée, je suis déjà « rentré » en classe, c’est que j’accepte de terminer chez lui mes vacances.

— Chez moi, si tu veux, dit-il, le geste rond et la voix rapide.

Un petit silence.

— Avec un repas de temps en temps à la
Grange Forte.

Juste assez, tendre mère, pour sauvegarder les apparences.

Je le vois bien, tout le monde gagne à cet arrangement.

— Bon, dit l’oncle en se levant d’un mouvement vif. Si tu acceptes, tu boucles ton sac et tu viens me rejoindre dans les Rhunes où je ramasse de la fenasse pour mes bêtes.

Il est déjà parti et déjà je boucle mon sac.

Passé le tunnel dans les ronces et le barbelé truqué, je dévale sur mes deux roues le lit de l’ancien ruisseau qui sépare la falaise abrupte de Malevil de la ronde colline de l’oncle. Bien content de sortir de mon antre. Les arbres, qui ont poussé partout entre les murs en ruine les assombrissent, et je respire quand je débouche dans la claire vallée des Rhunes.

C’est le dernier soleil, le soleil entre six et sept et le plus beau. Je le sais, depuis que l’oncle me l’a fait remarquer. L’air a quelque chose de doux. Les prairies plus vertes, les ombres plus longues, et la lumière dorée. Je roule vers le tracteur rouge de l’oncle. Derrière, la remorque et son grand tas de fenasse jaunâtre. Et plus loin, en lignes parallèles, les peupliers, le long de la Rhune, avec leurs feuilles gris argent qui dansent. J’aime le bruit qu’elles font : on dirait une petite averse.

L’oncle, sans un mot, s’empare de mon vélo et l’arrime avec une corde sur le sommet de la fenasse. Il s’installe à son volant et je m’assieds sur le garde-boue du tracteur. Pas une parole. Pas un regard même. Mais à sa main qui tremble un peu, je devine combien il est heureux, lui qui n’a pas eu d’enfant de ma maigre tante, de s’emporter un fils chez lui aux
Septs Fayards.

La Menou m’attend sur le seuil, ses bras squelettiques croisés sur une poitrine absente. Un sourire plisse sa petite tête de mort Son faible pour moi est multiplié par le fort qu’elle nourrit contre ma mère. Et qu’elle nourrissait aussi contre ma tante, de son vivant. N’allez pas croire que. La Menou ne couche pas avec l’oncle. Elle n’est pas non plus sa servante. Elle a du bien. Il lui fauche ses prés, elle lui tient son ménage, il la nourrit.

La Menou, c’est la maigreur aussi, mais une maigreur gaie. Elle ne gémit pas, elle ronchonne avec verve. Quarante kilos, vêtements noirs compris. Mais dans son orbite creuse, son petit oeil noir brille de l’amour de la vie. Sauf en son jeune temps la vertu, toutes les vertus. L’épargne comprise. À force d’économies, dit l’oncle, elle s’est économisé la bidoche au point de ne plus avoir de cul pour s’asseoir.

Un monstre au travail, aussi. Des bras comme des allumettes, mais quand elle sarcle sa vigne, la besogne qu’elle abat ! Et pendant ce temps, son fils unique, Momo, qui marche sur ses dix-huit ans, traîne un train au bout d’une ficelle en faisant tuttut.

Pour donner du sel à la vie, la Menou entretient avec l’oncle une continuelle dispute. Mais c’est son dieu. Je participe à cette divinité. Et pour m’accueillir aux Sept Fayards, elle a préparé un dîner à desserrer sa ceinture. Elle le couronne à la fin par cette malice : une énorme tarte.

Si j’étais cinéaste, je ferais un gros plan de cette tarte. Avec un fondu enchaîné sur un flashback : 1947, l’été d’avant. Une autre « borne ».

J’ai onze ans. Je tombe amoureux de l’Adélaïde, j’installe le
Cercle
à Malevil, et je conçois une façon nouvelle d’envisager la religion.

J’ai déjà dit le rôle de l’épicière de Malejac dans mon éveil. Elle a trente ans, sa maturité me fascine. Je note qu’aujourd’hui encore, malgré tant d’expériences contraires, je continue, grâce à elle, à associer bonté et abondance des formes, et grâce à qui vous savez, maigreur et sécheresse de coeur. Dommage que ce ne soit pas mon sujet. J’aimerais raconter toutes ces fièvres sur toutes ces courbes. Quand l’abbé Lebas, qui commence à s’inquiéter de l’usage que nous faisons de nos attributs, nous parle, au catéchisme, du « péché de chair », je ne peux croire, étant tout nerfs et muscles, que cette « chair » soit la mienne. Je rapporte l’expression à l’Adélaïde et la notion de péché me paraît délicieuse.

Je ne m’irrite même pas que mon idole, quoiqu’un peu lourde dans ses dimensions, soit réputée légère de la cuisse. Au contraire, j’en augure bien pour l’avenir. Mais très longues encore me paraissent les années qui feront du coquelet un coq.

En attendant, l’été du moins, je suis très occupé. La guerre fait rage. Le brave capitaine parpaillot Emmanuel Comte, enfermé dans Malevil avec ses frères en religion défend la place contre le sinistre Meyssonnier, chef de la Ligue. Je dis sinistre, parce que son but est de piller le château et de passer les hérétiques — mâles et femelles — au fil de l’épée. Les femmes sont figurées par des fagots, et les enfants, par des fagots plus petits.

La victoire n’est pas acquise d’avance, elle dépend de la fortune des armes. Quiconque est touché ou même effleuré par un javelot, une flèche, une pierre ou, dans le corps à corps, par la pointe d’une épée, s’écrie « j’ai mon compte ! » et s’écroule. Il est licite, la bataille terminée, d’égorger les blessés et de tuer les femmes, mais non, comme le fit un jour le grand Peyssou, de se jeter sur un fagot volumineux dans l’intention de le violer. Nous sommes purs et durs, comme le furent nos ancêtres. Du moins en public. La paillardise est une affaire privée.

Je suis assez heureux, un après-midi, du haut des remparts, pour envoyer ma flèche dans la poitrine de Meyssonnier. Il tombe. Je sors la tête du créneau et brandissant le poing, je m’écrie d’une voix tonnante, « Mort à toi, salaud de catholique ! ».

Ce cri terrible fige de stupeur les assaillants, ils en oublient de se couvrir, nos flèches les percent aussitôt.

Je sors alors à pas lents de l’enceinte et dépêchant mes lieutenants Colin et Giraud pour achever Dumont et Condat, je passe mon épée sur la gorge de Meyssonnier.

Quant au grand Peyssou, je découpe d’abord les organes dont il est fier, puis enfonçant mon épée dans sa poitrine, je la fais aller et venir dans la blessure en lui demandant « 
d’une voix froide
» si ça le fait jouir. Je garde toujours le grand Peyssou pour la fin, car il râle magnifiquement.

Cette chaude journée est finie. On se retrouve autour de la table du repaire dans le donjon pour une dernière cigarette et le chewing-gum qui en dérobera l’odeur.

Et là, rien qu’à sa façon de remuer la mâchoire, je vois bien que Meyssonnier est mécontent. Sous son front étroit, couronné d’une brosse coupée court, ses yeux gris très rapprochés l’un de l’autre parpalègent sans arrêt.

— Alors, Meyssonnier, dis-je d’un ton cordial, ça ne va pas ? Tu es fâché ?

Ses paupières papillotent de plus belle. Il hésite à me critiquer parce qu’en général ça se retourne contre lui. Et pourtant, le devoir est là, pressant de tous les côtés son crâne étroit.

BOOK: Malevil
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