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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (3 page)

BOOK: Malevil
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— J’ai, dit-il enfin avec véhémence, que tu aurais pas dû m’appeler salaud de catholique !

Dumont et Condat font entendre un murmure d’assentiment, Colin et Giraud, par loyauté, se taisent, mais avec une nuance qui ne m’échappe pas. Seul, Peyssou, sa grosse tête aux traits ronds fendue d’un large sourire, garde sa sérénité.

— Comment ? dis-je avec effronterie. Mais c’était le jeu ! Dans le jeu, je fais le protestant ; sûrement que je vais pas dire du bien du catholique qui vient chez moi pour m’assassiner.

— Le jeu, ça excuse pas tout, dit Meyssonnier avec fermeté. Le jeu, il y a une limite. Exemple : tu fais le geste de couper ce que je pense à Peyssou, tu le lui coupes pas vraiment.

Le sourire de Peyssou s’élargit.

— Et puis, on a jamais dit qu’on s’insulterait, dit Meyssonnier, les yeux fichés sur la table.

— Et surtout pas sur la religion, ajoute Dumont.

Je regarde Dumont. Celui-là, avec sa susceptibilité, je le connais bien.

— Je t’ai pas insulté, toi, dis-je dans un effort pour le détacher de Meyssonnier. Je parlais à Meyssonnier.

— C’est pareil, dit Dumont, vu que je suis catholique.

Je me récrie :

— Mais, moi aussi, je suis catholique !

— Justement, coupe Meyssonnier, tu devrais pas dire du mal de ta religion.

Là-dessus, le grand Peyssou intervient pour dire « que tout ça, c’est des histoires et que catholicisme et protestantisme, c’est du pareil au même ».

Aussitôt, de tous les côtés, on le rabroue. Sa spécialité, à lui, Peyssou, c’est la force physique et la cochonceté ! Qu’il s’y tienne ! Qu’il ne se mêle pas de religion !

— Même que tu sais pas tes dix commandements, dit Meyssonnier avec mépris.

— Même que je les sais, dit le grand Peyssou.

Il se lève, comme au catéchisme, commence à les réciter avec élan, mais il s’arrête court après le quatrième. On le hue et il se rassoit, couvert de honte.

L’incident Peyssou m’a donné le temps de la réflexion.

— Bon, dis-je avec un air de rondeur bon enfant. Admettons que j’ai eu tort. D’abord, moi, quand j’ai tort, je ne fais pas comme certains, je reconnais tout de suite que j’ai eu tort. Eh bien, voilà, j’ai tort, tu es content ?

— Ça ne suffit pas de dire qu’on a tort, dit Meyssonnier d’un air hargneux.

— Et alors ? dis-je avec indignation. Tu crois quand même pas que je vais me traîner à tes genoux parce que je t’ai appelé salaud ?

— Je m’en fous que tu m’appelles salaud, dit Meyssonnier, j’en ai autant à ton service. Mais tu as dis « 
salaud de catholique ».

— Justement, dis-je, ce n’est pas toi que j’ai offensé, c’est la religion.

— Ça, c’est vrai, dit Dumont.

Je le regarde. Meyssonnier vient de perdre son meilleur allié.

— Oh, là, là, dit le petit Colin tout d’un coup en se tournant vers Meyssonnier, c’est la barbe, tout ça. Puisque Comte a reconnu ses torts, qu’est-ce que tu veux de plus ?

Meyssonnier va ouvrir la bouche, quand Peyssou, heureux de prendre sa revanche, s’écrie avec un grand geste :

— Tout ça, c’est des histoires !

— Écoute, Meyssonnier, dis-je avec toutes les apparences de l’équité. Je t’ai traité de salaud, tu m’as traité de salaud, eh bien, voilà : on est quitte.

Meyssonnier rougit.

— Je t’ai pas traité de salaud, dit-il avec indignation.

Je regarde le
Cercle,
je hoche la tête avec mélancolie et je me tais.

— Même que tu as dit « j’en ai autant à ton service », dit Giraud.

— Mais c’est pas la même chose, dit Meyssonnier, qui sent, sans pouvoir l’exprimer, toute la différence entre une insulte éventuelle et une insulte effectivement proférée.

— Tu pinailles, Meyssonnier, dis-je avec tristesse.

— N’empêche, s’écrie Meyssonnier dans un dernier sursaut, tu as offensé la religion, et ça, tu peux pas le nier.

— Mais je le nie pas ! dis-je en ouvrant les deux mains avec bonne foi. Je viens même de le reconnaître y a pas une minute. C’est pas vrai ?

— C’est vrai, s’écrie le
Cercle.

— Eh bien, puisque j’ai offensé la religion, dis-je d’un ton ferme, j’irai m’en excuser auprès de qui de droit. (« Qui de droit » est une expression de l’oncle.)

Le
Cercle
me regarde avec inquiétude.

— Tu vas quand même pas mêler le curé à nos histoires ! s’écrie Dumont.

C’est que l’abbé Lebas, à notre avis, a l’esprit mal tourné. À confesse, il a une façon très humiliante pour nous de traiter comme des broutilles tous nos péchés sauf un.

Le dialogue s’engage comme suit : Mon père, je m’accuse d’avoir été orgueilleux. — Bon, bon. Et après ? — Mon père, je m’accuse d’avoir dit du mal de mon prochain. — Bon, bon. Et après ? — Mon père, je m’accuse d’avoir menti au maître. — Bon, bon. Et après ? — Mon père, je m’accuse d’avoir volé dix francs dans le porte-monnaie de ma mère. — Bon, bon. Et après ? — Mon père, je m’accuse d’avoir fait de vilaines choses. — Ah, ah ! dit l’abbé Lebas. Nous y voilà !

Et l’inquisition commence : Avec une fille ? Avec un garçon ? Avec un animal ? Tout seul ? Nu ou habillé ? Couché ou debout ? Sur ton lit ? Au cabinet ? Dans les bois ? En classe ? Devant un miroir ? Combien de fois ? Et à quoi tu penses, quand tu fais ça ? (Ben, je pense que je le fais, répond Peyssou.) À qui tu penses ? À une fille ? À un camarade ? À une femme adulte ? À une parente ?

Quand le
Cercle
fut fondé, une des premières choses que nous jurâmes fut de laisser le curé dans l’ignorance de nos activités, tant il nous paraissait évident qu’il ne voudrait jamais croire à l’innocence d’une société secrète réunie en cachette dans un local ignoré des adultes. Et pourtant, « innocent », au sens où l’abbé entendait ce mot, le
Cercle
l’était.

Je hausse les épaules.

— Bien sûr qne non que je vais pas en parler au curé. Pour avoir droit à tout le truc ? Vous y pensez pas. J’ai dit que j’irai m’en excuser auprès de qui de droit. Et j’y vais.

Je me lève et dis d’un ton bref et important :

— Tu viens, Colin ?

— Oui, dit le petit Colin, fier d’avoir été choisi.

Et, calquant son air sur le mien, il sort à ma suite, laissant le
Cercle
dans l’étonnement.

Nos vélos sont cachés dans les fourrés devant Malevil.

— Direction Malejac, dis-je laconiquement.

On pédale de front, mais en silence, même sur le plat. J’aime bien le petit Colin, et dans ses débuts à l’école, je l’ai beaucoup protégé, car au milieu de ces robustes gars qui, à douze ans, conduisent déjà le tracteur, il est léger et fluet comme une libellule, avec des yeux noisette, vifs et malins, des sourcils en circonflexe et une bouche dont les coins remontent vers les tempes.

Je compte trouver l’église déserte, mais nous sommes à peine installés au banc des catéchumènes que l’abbé Lebas sort de la sacristie, le pas traînant et le dos courbé. Dans la demi-pénombre, je vois avec un profond déplaisir surgir de derrière une colonne son long nez tombant et son menton en galoche.

Dès qu’il nous voit, à cette heure inhabituelle, dans son église, il fonce sur nous comme le milan sur le mulot et plonge dans les nôtres ses yeux perçants.

— Et qu’est-ce que vous venez faire ici, tous les deux ? dit-il avec brusquerie.

— Je viens faire une petite prière, dis-je en le regardant de mon oeil le plus bleu, les deux mains croisées avec décence sur ma braguette.

J’ajoute d’un air confit :

— Comme vous nous l’avez recommandé.

— Et toi ? dit-il avec rudesse en se tournant vers Colin.

— Moi pareil, dit Colin, sa bouche malicieuse et ses yeux pétillants enlevant beaucoup de sérieux à sa réponse.

Son oeil noir assombri par les soupçons, l’abbé nous regarde l’un après l’autre.

— C’est pas plutôt que vous venez vous confesser ? dit-il en se tournant vers moi.

— Non, monsieur le curé, dis-je d’une voix ferme.

J’ajoute :

— Je me suis déjà confessé samedi.

Il se redresse avec colère et me dit avec un regard chargé de signification :

— Et tu vas me dire que tu n’as pas péché depuis samedi ?

Je me trouble. L’abbé n’ignore pas, hélas, ma passion incestueuse pour l’Adélaïde. Incestueuse, je pense du moins qu’elle l’est, depuis que le curé m’a dit : Tu n’as pas honte ! Une femme qui a l’âge de ta mère ! Et je ne sais pas pourquoi, il a ajouté : Et qui pèse le double de toi. Car, au fond, l’amour, ce n’est pas une question de kilos. Surtout quand il ne s’agit que de « mauvaises pensées ».

— Oh, si, dis-je, mais rien d’important.

— Rien d’important ! dit-il en joignant les mains avec scandale. Quoi, par exemple ?

— Eh bien, dis-je à tout hasard, j’ai menti à mon père.

— Bon, bon dit l’abbé Lebas. Et après ?

Je le regarde. Il ne va quand même pas me confesser tout de go, sans mon consentement, au milieu de l’église ! Et par-dessus le marché, devant Colin !

— Y a rien eu d’autre, dis-je avec fermeté.

L’abbé Lebas me jette un regard perçant mais je le reçois à la surface de mes yeux limpides et il retombe sans force le long de son nez.

— Et toi ? dit-il en se tournant vers Colin.

— Moi pareil, dit Colin.

— Toi pareil ! ricane l’abbé. Toi aussi, tu as menti à ton père ! Et tu ne trouves pas ça important !

— Non, monsieur le curé, dit Colin, moi, c’est à ma mère que j’ai menti, et les commissures de ses lèvres remontent vers les tempes.

Je crains que l’abbé Lebas n’éclate et nous chasse du saint lieu. Mais il réussit à se dominer.

— Alors, dit-il d’un ton presque menaçant en s’adressant toujours à Colin. L’idée t’est venue comme ça d’entrer faire une petite prière à l’église ?

J’ouvre la bouche pour répondre, mais l’abbé Lebas me coupe.

— Toi, Comte, tais-toi ! Je te connais ! Jamais à court d’une réponse ! Laisse parler Colin !

— Non, monsieur le curé, dit Colin, c’est pas moi qu’a eu l’idée, c’est Comte.

— Ah ! C’est Comte ! Parfait ! Parfait ! Encore plus vraisemblable ! dit l’abbé Lebas avec une lourde ironie. Et où étiez-vous quand cette idée lui est venue ?

— Sur la route, dit Colin. On roulait, comme ça, sans penser à mal, quand tout d’un coup, Comte, il me dit, tiens, si on allait faire une petite prière à l’église. C’est une idée, je dis. Et voilà, ajoute le petit Colin, les coins de sa bouche se retroussant à son insu.

— «Tiens, si on allait faire une petite prière à l’église »! parodie l’abbé Lebas avec une fureur contenue.

Il ajoute d’une voix rapide comme un coup d’épée :

— Et d’où veniez-vous quand vous rouliez en vélo sur cette route ?

— Des
Sept Fayards,
dit Colin sans hésiter.

Et ça, de la part du petit Colin, c’est génial, parce que s’il y a une personne à Malejac à qui l’abbé Lebas ne peut justement pas s’adresser pour vérifier notre emploi du temps, c’est mon oncle.

Le regard noir de l’abbé Lebas va de mes yeux transparents au sourire en forme de gondole de Colin. Il se trouve dans la situation d’un mousquetaire qui, dans un duel, voit son épée s’envoler à dix pas : c’est du moins l’image que j’imagine, après coup, pour rendre compte de notre entretien au
Cercle.

— Eh bien, priez, priez ! dit enfin l’abbé Lebas avec aigreur, vous en avez bien besoin, l’un et l’autre !

Il nous tourne le dos, comme s’il nous abandonnait au Malin. Et d’un pas traînant, le dos courbe, poussant en avant son lourd profil, il regagne la sacristie dont la porte claque derrière lui.

Quand tout est rentré dans le silence, je croise les bras sur la poitrine, fixe les yeux sur la petite lumière du tabernacle, et dis à voix basse, mais de façon à être entendu par Colin.

— Mon Dieu, je m’excuse d’avoir offensé la religion.

Si, à ce moment-là la porte du tabernacle s’était ouverte en s’illuminant, et si une voix grave et bien timbrée comme celle d’un speaker à la radio avait dit, mon enfant, je te pardonne, et pour ta punition, tu vas me réciter dix Pater, je n’aurais pas été autrement étonné. Mais il ne se passa rien, et force me fut de prendre ma voix pour la sienne et de m’infliger à moi-même les dix Pater. Je suis sur le point, pour la symétrie, d’ajouter dix Ave, mais j’y renonce aussitôt, me disant que, si Dieu, par hasard, est protestant, Il ne me saurait aucun gré de mettre la Vierge trop en avant.

Je n’ai pas récité trois Pater que Colin me donne un coup de coude.

— Qu’est-ce que tu fous ? On s’en va ?

Je tourne la tête vers lui. Je le regarde avec sévérité.

— Attends ! Il faut bien que je fasse la punition qu’il m’a donnée.

Colin se tait. Et dans la suite, il continuera à se taire. Muet, là-dessus. Pas d’étonnement. Pas de questions.

Et moi, celle qu’aujourd’hui j’envisage, ce n’est pas celle de ma sincérité. À onze ans, tout est jeu, le problème ne se pose pas. Ce qui me frappe, ce que je retiens, c’est l’audace d’avoir pensé, survolant l’abbé Lebas, à établir des liaisons directes avec Dieu.

Avril 1970 : la borne suivante. Un bond d’une vingtaine d’années. J’ai quelque peine à abandonner mes culottes courtes pour endosser mes pantalons longs d’adulte. J’ai trente-quatre ans, je suis directeur de l’école de Malejac, et en face de moi, dans sa cuisine, l’oncle, assis, fume sa pipe. Son affaire de chevaux marche bien, trop bien même. Pour l’étendre, il cherche à acheter des terres et celles qu’il convoite — on le tient pour riche — doublent de prix quand il apparaît.

— Berthaud, tiens. Tu connais Berthaud. Deux ans il m’a lanterné. Et pour me demander des sommes ! D’ailleurs, la ferme à Berthaud, je pisse dessus. Ce n’était jamais qu’un pis-aller. Non, Emmanuel, ce qu’il m’aurait fallu, je vais te dire, c’est Malevil.

— Malevil !

— Oui, dit l’oncle. Malevil.

— Mais voyons, dis-je stupéfait. C’est rien que du bois et des ruines.

— Oh, oh, dit l’oncle, il faut que je t’apprenne ce que c’est que Malevil. Malevil, c’est soixante-cinq hectares de terres de premier choix recouvertes depuis pas même cinquante ans par du taillis. Malevil c’est une vigne qui donnait le meilleur vin de la région du temps de mon pépé. Tout à replanter, bien sûr, mais la terre est là. Malevil, c’est une cave comme il y en a pas deux à Malejac : voûtée, fraîche et grande comme le préau de l’école. Malevil c’est un mur d’enceinte contre lequel tu peux construire en appentis et avec de la pierre toute taillée que tu n’as qu’à te baisser pour la ramasser des écuries et des boxes en quantité. En plus, Malevil, c’est tout à côté. C’est mitoyen aux
Sept Fayards.
On dirait que c’est la suite, ajoute-t-il avec un humour inconscient, comme si le château avait appartenu jadis à la ferme.

BOOK: Malevil
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