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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (4 page)

BOOK: Malevil
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C’est après le repas du soir. L’oncle est assis, non pas devant, mais parallèlement à la table de la cuisine, pompant sa pipe, la ceinture du pantalon desserrée d’un cran sur son ventre maigre.

Je regarde l’oncle et il voit que je l’ai deviné.

— Eh oui ! dit-il. J’ai loupé l’affaire.

La pipe de nouveau.

— J’ai engueulé Grimaud.

— Grimaud ?

— L’homme d’affaires du comte. Vu qu’il avait l’oreille du comte et que le comte, qui vivait d’ailleurs à Paris, ne ferait rien sans lui, il exigeait un dessous de table. Il appelait ça
« des honoraires de négociation ».

— L’expression est suave.

— Tu trouves aussi, dit l’oncle.

Il suce sa pipe.

— Gros ?

— Deux millions.

— Eh bé !

— Ce n’était pas petit. Mais on aurait pu discuter. Au lieu de cela, j’ai écrit au comte, et le comte, con comme il est, a transmis ma lettre à Grimaud. Et Grimaud est venu me faire des reproches.

Un soupir qui se confond avec une bouffée de fumée.

— Deuxième erreur : et celle-là pas réparable : J’ai engueulé Grimaud. Preuve, tu vois, qu’à soixante ans, on fait encore des bêtises. En affaires, il faut jamais engueuler personne, Emmanuel, retiens bien ça, et pas même un escroc. Parce qu’un escroc, tout escroc qu’il est, il a quand même son amour-propre. Grimaud, à partir de ce jour-là, il m’a barré. J’ai récrit au comte deux fois. Il ne m’a jamais répondu.

Un silence. Je connais trop l’oncle pour m’associer par la parole à ses regrets internes. Il n’aime pas être plaint. D’ailleurs, il secoue les épaules, étend ses pieds sur une chaise, croche son pouce gauche dans la ceinture et reprend :

— C’est loupé, c’est loupé. Après tout, je peux vivre sans Malevil. Et je vis pas mal. Je gagne assez d’argent et surtout, je fais ce qui me plaît. Y a personne au-dessus de moi ou à côté de moi pour m’emmerder. Et je trouve que c’est intéressant, la vie. Et comme j’ai une bonne santé, ça peut durer encore vingt ans, comme ça. Je n’en demande pas plus.

Apparemment, c’était encore trop. Cette conversation eut lieu un dimanche soir. Et le dimanche d’après, en revenant d’un match de football à La Roque, l’oncle fut tué avec mes parents dans un accident d’auto.

Il n’y a que quinze kilomètres de Malejac à La Roque, mais ça avait suffi pour qu’un autocar écrase la petite 4L contre un arbre. Normalement, l’oncle aurait dû se rendre au match avec ses petits gars au pair dans son break Peugeot, mais il était en réparation chez le garagiste, et sa camionnette Citroën, qui lui servait au transport des chevaux, était sortie, un de ses clients ayant insisté pour être livré un dimanche. J’aurais dû, moi aussi, me trouver dans la 4L, mais un de mes grands élèves ayant fait, le matin même, une chute grave en mobylette, je m’étais rendu en ville dans l’après-midi pour prendre de ses nouvelles à l’hôpital.

Si l’abbé Lebas avait été en vie, il aurait dit : c’est la providence qui t’a sauvé, Emmanuel. Oui, mais pourquoi moi ? L’effrayant, avec ce genre de propos, c’est qu’ils ne font jamais que reculer le problème. Mieux vaudrait ne rien dire. Mais justement, c’est ce qu’on ne peut pas faire. L’événement est si stupide — et si fort, malgré tout, le désir de le comprendre.

On ramena les trois corps mutilés aux Sept Fayards, et je les veillai avec la Menou, en attendant que mes soeurs arrivent. La veillée se passa sans un pleur, dans un silence total, Momo restant assis par terre dans un coin de la chambre, et répondant « non » à tout. Tard dans la soirée, les chevaux se mirent à hennir : il avait oublié leur orge. La Menou le regarda, mais il fit « non » de la tête, l’air farouche. Je me levai et j’allai assurer la distribution.

 peine suis-je de retour dans la chambre mortuaire que mes soeurs arrivent du chef-lieu en voiture. Leur promptitude me surprend, et plus encore, leur vêture. Elles sont habillées de noir de pied en cap, comme si elles avaient prévu de longue date le décès de leurs ascendants. Franchi le seuil des Sept Fayards, avant même d’enlever galures et voiles, larmes et paroles jaillissent. Et elles commencent à bourdonner comme des guêpes dans un bocal.

Elles ont une manie, pour moi bien irritante. Chacune se fait, à tour de rôle, l’écho de l’autre. Ce que dit la Paulette, la Pélagie le répète, ou inversement, la question que pose la Pélagie, la Paulette aussitôt la repose. Rien de plus écoeurant. Vous avez, à tous les coups, deux versions de la même niaiserie.

Elles se ressemblent, d’ailleurs, mollasses, blondasses et bouclées, exsudant une fausse douceur. Je dis fausse, car sous ces profils de moutons, ce n’est pas l’âpreté qui manque.

— Et pourquoi, bêle la Paulette, le père et la mère ne sont pas dans leur lit à la
Grange Forte ?

— Au lieu, dit la Pélagie, d’être ici, chez l’oncle, comme s’ils n’avaient pas de chez eux.

— Et que le pauvre père, s’il vivait, reprend la Paulette, il serait bien contrarié de ne pas être mort chez lui.

— De toute façon, dis-je, il n’est pas mort chez lui, mais sur le coup, dans la 4L. Et pour la veillée, je pouvais pas me partager en deux, une partie à la
Grange Forte,
et l’autre partie aux
Sept Fayards.

— N’empêche, dit la Paulette.

— N’empêche, dit la Pélagie, que le pauvre père, il serait pas bien content de se trouver là. La mère non plus.

— Surtout, dit la Paulette, avec les sentiments que tu lui connaissais pour le pauvre oncle.

Voilà qui est délicat. Et « pauvre » m’irrite, car leur oncle, elles ne l’aimaient pas davantage.

— Si tu penses, reprend la Pélagie, que pendant ce temps, y a personne, à la
Grange Forte,
pour soigner les bêtes.

— Que les vaches du père, dit la Paulette, elles passent quand même avant les chevaux.

Elle ne dit pas « les chevaux de l’oncle », car l’oncle est là, sous ses yeux, affreusement mutilé.

— C’est Peyssou, dis-je, qui s’en occupe.

Elles échangent des regards.

— Peyssou ! dit la Paulette.

— Peyssou ! reprend la Pélagie. Eh bien, vrai, Peysson !

Je les interromps avec rudesse.

— Eh bien, quoi, Peyssou ! Qu’est-ce que vous avez contre Peyssou ?

Et j’ajoute avec perfidie :

— Vous ne lui avez pas toujours voulu du mal, à Peysson.

Elles ne relèvent pas. Elles sont trop occupées à laisser le passage à un troupeau de sanglots. Quand il est passé, il y a une séance dramatique de tamponnage d’yeux et de mouchage. Puis la Pélagie remonte à l’attaque.

— Pendant qu’on est ici, dit-elle en échangeant avec sa soeur un regard significatif, Peyssou, il fait ce qu’il veut à la
Grange Forte.

— Tu penses, dit la Paulette, comme il va se gêner, Peyssou, de fouiller dans les tiroirs.

Je hausse les épaules. Je me tais. Les sanglots, les monchages et les lamentations recommencent. Il se passe un grand moment avant que le duo reprenne. Mais il reprend.

— Je me fais du mauvais sang pour ces pauvres bêtes, dit la Pélagie. Je me demande si je vais pas pousser jusqu’à la maison pour me rassurer.

— Tu penses bien, dit la Paulette, que le Peyssou, il s’en sera seulement pas occupé.

— Ah, bien, vrai, Peyssou ! dit la Pélagie.

À cet instant, si on ouvrait le coeur de mes soeurs, on y trouverait, imprimée grandeur nature, la clef de la
Grange Forte.
Elles se doutent bien l’une et l’autre que c’est moi qui l’ai. Mais sous quel prétexte me la demander ? Pas pour soigner les bêtes, bien sûr.

Et moi, j’en ai tout d’un coup assez de leurs gémissements alternés. Je coupe court. Je dis sans élever la voix :

— Vous connaissez le père. Il serait pas parti à un match de football sans tout boucler. Quand on a ramené son corps, j’ai trouvé la clef sur lui.

Je reprends en détachant bien mes mots :

— Je l’ai prise. Et je n’ai pas bougé d’ici depuis que les parents sont là, tout le monde pourra
TOUS
le dire. Et quant à aller à la
Grange Forte,
nous irons après-demain, tous les trois, après les obsèques.

Elles se récrient dans un grand envol de voiles noirs.

— Mais on te fait confiance, Emmanuel ! On te connaît ! Et tu penses bien qu’on pensait seulement pas à ça ! Surtout dans un moment pareil !

Le matin de l’enterrement, la Menou me demande mon aide pour approprier Momo. J’ai déjà assisté à ce genre de toilette. Ce n’est pas une mince affaire. Il faut se saisir de Momo, par surprise, le dépouiller comme un lapin de ses vêtements, le mettre à tremper dans un baquet et l’y main- tenir, car il se débat comme un furieux en criant d’une voix sauvage :
Mé bouémalabé oneieu emebalo
(Mais foutez-moi la paix, nom de Dieu ! j’aime pas l’eau !)

Et ce matin, il nous oppose un refus autrement farouche que sa résistance habituelle. Le baquet fume au soleil d’avril sur les pavés de la cour. Je tiens Momo sous les aisselles tandis que la Menou lui retire à la fois son pantalon et son slip. Dès que les pieds touchent à nouveau le sol, Momo me fait un croc-en-jambe. Je tombe. Il file, nu comme un ver, ses jambes maigres tricotant avec une rapidité inouïe. Il atteint un des grands chênes en contrebas de la prairie, il saute, se suspend, se rétablit, grimpe de branche en branche et se met hors d’atteinte.

Je suis habillé et de toute façon d’ailleurs, je ne me soucie pas d’entamer un match-poursuite d’arbre en arbre avec. Momo. La Menou, essoufflée, me rejoint. Je parlemente. Bien que j’aie six ans de moins que Momo, il me considère comme le double de l’oncle et mon autorité sur lui est quasi pater- nelle.

J’échoue, pourtant. Je me heurte à un mur. Momo ne crie pas son habituel :
Mé bouémalabé oneieu !
Il ne dit rien. Il me regarde d’en haut avec des gémissements, ses yeux noirs brillant parmi les petites feuilles du printemps.

Je ne reçois pas d’autre réponse qu’un
nieba !
(Je n’irai pas) non pas hurlé, mais prononcé à voix basse, avec résolution, la tête, le torse et les mains balancés ensemble de droite à gauche pour mimer la négation. Je plaide derechef.

— Mais voyons, Momo, sois donc un peu raisonnable. Il faut te laver pour aller à l’église (je dis église, il ne comprendrait pas le mot temple).

— Nieba ! Nieba !

— Tu ne veux pas aller à l’église ?

— Nieba ! Nieba !

— Mais pourquoi ? D’habitude, tu aimes bien aller à l’église.

Assis en équilibre sur une branche, il agite les deux mains devant lui, et à travers les petites feuilles vernissées du chêne, il me regarde avec tristesse. C’est tout. Je n’obtiendrai plus de réponse, seulement ce regard.

— Y a qu’à le laisser, dit la Menou qui a pensé à apporter ses vêtements et les dépose au pied de l’arbre. De toute façon, il descendra pas avant qu’on parte.

Déjà, elle pivote sur ses talons et remonte le pré. Un coup d’oeil à ma montre. Il est grand temps. J’ai devant moi cette longue cérémonie sociale qui n’a que peu de rapports avec ce que j’éprouve. Il a raison, Momo. Que ne puis-je, comme lui, rester à gémir sur un arbre, au lieu d’aller donner avec mes soeurs éplorées une représentation grotesque de piété filiale.

Je gravis la prairie à mon tour. La pente me paraît pénible. Je regarde mes pieds et je note avec surprise que le pré est piqué de touffes d’herbe nouvelle d’un vert intense. En quelques jours de soleil, elles ont poussé avec une exubérance incroyable. Je pense que dans pas même un mois, il faudra faire les foins avec l’oncle.

C’est une pensée qui, d’ordinaire, me remplit de joie, et chose bizarre, la joie commence à sourdre. Et tout d’un coup, je ressens comme un choc. Je m’arrête au milieu du champ. Les larmes coulent sur mes joues.

II

Les choses se précipitent. La borne suivante est très rapprochée. Un au après l’accident. M
e
Caillac me téléphone pour me demander de passer en ville à son étude.

Quand j’arrive au rendez-vous, le notaire n’est pas visible et le premier clerc m’introduit dans son bureau vide. Prié par lui de
me remettre
en l’attendant, je m’assieds dans un de ces fauteuils de cuir où tant de derrières serrés par l’angoisse de perdre se sont posés avant le mien.

Temps mort. Moment vide. Mes yeux font le tour de la pièce. Je la trouve très déprimante. Derrière la table de M
e
Caillac, occupant tout le mur du haut en bas, il y a une multitude de petits tiroirs pleins d’affaires défuntes. Ils évoquent ces petits casiers où l’on enferme les cendres dans un columbarium. Cette manie des hommes de tout classer.

Les rideaux sont vert sombre, verts les murs tendus d’étoffe, verts les casiers, et vert enfin, le cuir qui revêt le dessus du bureau. Et là, à côté d’un encrier monumental en faux or, il y a un bibelot macabre qui m’a toujours fasciné : une souris morte enfermée dans un bloc de matière transparente comme du verre. Elle aussi, elle est classée.

Je suppose qu’on l’a surprise en train de ronger un dossier et qu’on l’a condamnée, pour la punir, à la détention à mort dans du plastique. Je me penche et je les soulève, elle et sa cellule. C’est assez lourd. Et maintenant, je me souviens que j’ai vu, il y a trente ans, accompagnant l’oncle chez le notaire, le père de M
e
Caillac s’en servir comme presse-papier. Je la regarde, cette menue rongeuse condamnée à l’éternité. Quand M
e
Gaillac fils se retirera à son tour, je suppose qu’il la léguera à son propre fils, comme les casiers de son columbarium et comme le cimetière de dossiers dans son grenier. Je trouve ça triste, ces générations de notaires qui se refilent la même souris. Je ne sais pourquoi, ça me rend la mort très présente.

M
e
Gaillac fils entre. Brun, long, jaunâtre et déjà grisonnant. Il m’accueille avec une courtoisie un peu fatiguée. Puis, me tournant le dos, il ouvre un de ses petits tiroirs, y prend un dossier et dans le dossier, une lettre cachetée de cire qu’avant de me donner il palpe en son centre d’un geste las et furtif, comme s’il s’étonnait de sa minceur.

— Voilà, monsieur Comte.

Et de sa voix un peu molle, il entame un long commentaire tout à fait inutile, car je lis sur l’enveloppe de l’écriture appuyée de l’oncle : A remettre à mon neveu Emmanuel Comte un au après ma mort si, comme je le pense, il a repris l’exploitation des
Sept Fayards.

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