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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (43 page)

BOOK: Malevil
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— Je ne dis pas le contraire, dit Colin.

— À mon avis, repris-je, c’est un cas d’espèce. Le décret de ton curé ne s’applique pas, puisque Colin n’est pas La Roquais, mais malevilais.

— C’est possible, dit Armand d’un ton rogue, mais c’est à M. le curé à décider ça, c’est pas à moi.

— Eh bien, dis-je en le prenant par le bras, ce qui a pour but de lui faciliter un gracieux exit, tu vas aller lui expliquer ça de ma part, à Fulbert, et en même temps lui dire qu’on est là et qu’il se fait déjà tard. Vous autres, dis-je par-dessus mon épaule, continuez à charger jusqu’à nouvel ordre. Sans me vanter, dis-je d’un ton de confidence quand on s’est éloigné de quelques pas, je peux dire que je t’ai tiré d’un mauvais pas, Armand, c’est des durs, ces gars-là, et le petit Colin, le plus dur de tous, c’est un miracle qu’il t’ait pas fendu le crâne en deux, c’est pas tant que tu l’as appelé « cul », tu comprends, c’est que tu l’as appelé « petit ». « Petit », il pardonne pas. Quand même, Armand, dis-je en lui serrant le bras avec force, La Roque et Malevil ne vont pas se faire la guerre pour un tas de ferraille qui ne peut plus servir à personne ! Une supposition que Fulbert ne veuille pas reconnaître le droit de Malevil sur le magasin de Colin, et que les choses s’enveniment, et qu’on en vienne à échanger des coups de feu, ça serait trop bête d’être tué pour ça, pas vrai ? Et de votre côté, si vous distribuez les fusils du château aux gens d’ici, c’est pas bien sûr que c’est contre nous qu’ils s’en serviraient.

— Je vois pas ce qui te permet de dire ça, dit Armand en s’arrêtant et en me regardant, blanc de peur et de colère.

— Eh bien, mais regarde autour de toi, mon garçon. Elle a pourtant fait du bruit, votre dispute. Eh bien, regarde ! regarde ! Personne dans la rue ! Je souris : on peut pas dire que les la Roquais ont volé à ton secours quand tu avais mes trois gars sur le paletot.

Je me tais pour lui laisser avaler ce bol de fiel, et il l’avale, en silence, en même temps que mon ultimatum voilé.

— Allez, je te laisse, dis-je. Je compte sur toi pour expliquer la situation à Fulbert.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit Armand, en essayant de rassembler autour de lui, du mieux qu’il peut, les lambeaux de son amour-propre.

XII

Le départ d’Armand fut comme un signal. Les têtes apparurent aux fenêtres à nouveau. Un instant plus tard, tous les la Roquais envahirent la grand’rue. Partie parce que le morceau de tourte et de beurre qu’ils venaient d’engloutir leur avait redonné un certain tonus, partie aussi parce que la déconfiture d’Armand, observée derrière leurs carreaux, avait raffermi leur moral, leur attitude avait changé. La peur n’avait pas disparu pour autant, je le constatai aux regards furtifs lancés à Fabrelâtre et aussi au fait que personne ne commentait la querelle, ni n’osait aller donner un coup de main à Colin, ni même s’approcher de la charrette. Mais tous avaient le verbe plus haut, le geste plus animé. Et on sentait dans les regards une excitation contenue. Je montai les deux marches de l’échoppe de Lanouaille, je frappai dans mes mains et je dis d’une voix forte :

— J’ai l’intention, avant d’emmener les deux juments, de leur faire faire quelques tours de manège sur l’esplanade du château, pour les détendre. En fait, comme il y a très longtemps qu’elles n’ont pas été montées, je prévois qu’il y aura du sport. Si cela vous intéresse, voulez-vous que je demande à Fulbert de vous permettre d’être présents ?

Toutes les mains se lèvent à la fois et il y a une explosion de joie qui me surprend. Bien que mon temps soit limité, je m’attarde à observer cette liesse, tant je la trouve, au fond, pitoyable. La vie des La Roquais est donc si vide et si triste que la perspective de voir un monsieur sur un cheval les met dans un tel état. Je sens dans ma main gauche une petite main tiède. C’est Évelyne. Je me baisse.

— Va chercher Catie à la charrette et dis-lui que je l’attends chez son oncle. C’est urgent.

J’attends que Fabrelâtre me tourne le dos et je gagne la maison du cordonnier. Marcel m’y rejoint quelques secondes plus tard. Lui aussi, il est plus gai.

— Tu peux dire que tu vas faire plaisir aux gens de La Roque, avec ton numéro, Emmanuel ! Ce qui nous tue, ici, c’est pas que l’injustice. C’est l’ennui. On a rien à foutre. Encore moi, je travaille un peu à mon métier. Enfin, tant que j’aurai du cuir. Mais les autres ? Pimont, Lanouaille, Fabrelâtre ? Et les cultivateurs qui pourront pas semer avant octobre ? Et pas de radio, pas de télé, pas même un tourne-disques. Au début, les gens ils allaient à l’église rien que pour être ensemble et que quelqu’un leur parle. Fulbert, les premiers jours, il a remplacé la télé. Malheureusement, le curé, tu en as vite assez de ce qu’il raconte, c’est toujours le même truc. Tu croirais pas, mais nous sommes tous volontaires tous les jours pour aller enlever le crottin des chevaux au château. C’est même devenu une récompense d’enlever le crottin ! À mon avis, la tyrannie de Fulbert, elle serait beaucoup plus tolérable si seulement il nous tenait un peu occupés. Je sais pas, moi. Par exemple, déblayer la ville basse, faire des tas avec les pierres, récupérer les clous. Et faire tout ça ensemble, tu vois, en équipe. Parce qu’ici le drame, c’est qu’il y a aucune vie communautaire. Rien. Chacun chez soi. On attend la pâtée de Médor ! Si ça continue, on sera bientôt plus des hommes.

Je n’ai pas le temps de répondre. Précédée d’Évelyne qui vient aussitôt se fourrer dans mes jambes, la Catie entre en coup de vent.

— Catie, dis-je, j’ai peu de temps devant moi. Et je vais pas le perdre en discours. Serais-tu disposée à venir habiter Malevil avec Évelyne ? Ton oncle est d’accord.

Elle rougit et une expression avide envahit son visage. Mais elle se reprend aussitôt.

— Ah, ça, alors, je sais pas, dit-elle en baissant les yeux, et en prenant un air confit.

— Ça n’a pas l’air de t’enchanter, Catie. Tu peux refuser, si tu veux. Je ne force personne.

— Mais non, mais non, dit Catie, c’est plutôt que ça m’ennuie de quitter l’oncle.

— Tiens, tiens, dit Marcel.

— Si ça te fait tant de peine, dis-je, alors il vaudrait peut-être mieux rester. N’en parlons plus.

Elle comprend à cet instant que je me moque d’elle, elle se met à sourire, et me dit avec une effronterie paysanne qui me plaît bien davantage que les petits airs qu’elle a pris jusque-là :

— Tu veux rire, oui ! Je serais bien contente de partir avec vous !

Je me mets à rire, en effet, et Marcel aussi. Il a dû remarquer les petits dialogues et les longs regards devant l’échoppe du boucher.

— Alors, tu pars ? dis-je. Pas trop de regrets ?

— Pas trop de peine de quitter ton oncle ? dit Marcel.

Elle rit à son tour, avec franchise, avec élan, et son rire, se prolongeant d’un bout à l’autre de son corps, fait onduler ses épaules, sa poitrine et ses hanches. Ce spectacle me plaît et mon oeil s’y attarde. Aussitôt, bien sûr, elle s’en aperçoit et redouble sa petite danse, tout en me lançant des oeillades.

Je reprends :

— Ecoute bien, Catie. Tu te doutes bien que si on demandait la permission de Fulbert, on ne l’aurait pas. Toi et Évelyne, vous allez partir en cachette. Dans quelques minutes, les gens du bourg vont probablement se rendre sur l’esplanade pour assister à un numéro que je vais faire avec les chevaux. Tu ne les suivras pas. Tu resteras dans ta chambre soi-disant pour soigner Évelyne qui aura été prise d’une crise d’asthme. Dès que tout le monde sera au château, tu feras ta valise et celle d’Évelyne, tu les portes dans la charrette, tu les dissimules avec soin sous les sacs vides qui nous ont servi à envelopper les tourtes. Après quoi, vous sortirez à pied par la porte sud, vous prendrez la route de Malejac, et vous nous attendrez à cinq kilomètres, au croisement de la Rigoudie.

— Je connais, dit Catie.

— Ne vous montrez pas avant de nous avoir reconnus. Et Évelyne, tu obéis en tout à Catie.

Évelyne fait oui de la tête, sans rien dire, en me regardant avec une ferveur muette. Il y a un silence.

— Je te remercie, Emmanuel, dit Catie avec émotion. Est-ce que je peux le dire à Thomas ?

— Tu ne lui dis rien du tout. Tu n’as pas le temps. Tu files avec Évelyne dans ta chambre.

Et elle file, en effet, non sans se retourner pour voir si je suis de l’oeil sa sortie.

— Allons, Marcel, je te quitte, je veux pas que Fulbert me voie chez toi. Ça te compromettrait.

Il m’embrasse. À peine dans le couloir, je reviens sur mes pas, je sors de ma poche un paquet et je le pose sur la table.

— Fais-moi le plaisir d’accepter, va. Ça compensera un peu la diminution des rations, quand Fulbert s’apercevra de la fuite de la Catie.

Dans la rue, je suis accosté par une dame haute et massive vêtue d’un pull bleu et d’un pantalon ample. Elle a les cheveux drus, courts et grisonnants, une forte mâchoire et les yeux bleus.

— Monsieur Comte, dit-elle d’une voix grave et bien articulée, permettez-moi de me présenter : Judith Médard, professeur de maths, célibataire. Je dis célibataire, et non vieille fille, pour prévenir les confusions.

Je trouve ce début plaisant et comme elle n’a pas l’ombre de l’accent d’ici, je lui demande si elle est La Roquaise.

— Normande, dit-elle en s’emparant de mon bras droit et en le serrant de sa forte main. Et j’habite Paris. Ou plutôt, j’habitais Paris, du temps où il y avait un Paris. J’ai aussi une maison à La Roque, ce qui m’a permis de survivre.

Nouvelle pression sur mon biceps. Je fais un mouvement discret pour le dégager de l’étreinte de cette Viking, mais sans même s’en apercevoir, j’en jurerais, elle resserre ses phalanges sur mon muscle.

— Ce qui m’a permis de survivre, reprend-elle, et de faire la connaissance d’une bien curieuse dictature théocratique.

En voilà une, au moins, qui ne se laisse pas terroriser par les oreilles de Fabrelâtre. Elles traînent, pourtant, ces grandes esgourdes, à moins de cinq mètres de nous, mais notre Viking ne leur accorde pas un coup d’oeil.

— Remarquez, poursuit-elle de sa voix forte et articulée, je suis catho (troisième pression sur mon bras). Mais un ecclésiastique de cet acabit, je n’en ai pas vu souvent. Et que dire de la passivité de nos concitoyens ? Ils acceptent tout ! À croire qu’on leur a retiré leurs attributs virils !

Ces attributs, elle, par contre, elle doit en avoir reçu sa part, malgré son sexe. Car elle est là, bien campée dans son pantalon, la mâchoire carrée émergeant de son pull à col roulé, les yeux bleus étincelants. Et elle défie le pouvoir à voix haute dans la grand’rue de La Roque.

— Sauf un, dit-elle, Marcel. Celui-là, oui, c’est un homme !

Est-ce qu’elle lui tâte aussi le biceps, à Marcel ? Elle pourrait. Elle aurait de quoi. A soixante ans passés, il est tout muscles, Marcel, et il y a des femmes — pas seulement des célibataires — qui aiment encore s’y frotter.

— Monsieur Comte, reprend-elle de sa voix de tribun, je vous dis bravo. Bravo pour la distribution immédiate des vivres (pression sur mon bras), seule chance pour nous d’en avoir notre part. Et bravo aussi pour avoir contré le S.S. local (nouvelle pression). Je n’étais pas levée, sans ça je vous aurais soutenu.

Elle se penche tout d’un coup vers moi. Je dis elle se penche, car elle me donne l’impression de me dépasser en stature de trois ou quatre bons centimètres, et elle me dit à l’oreille :

— Si un jour vous tentez quelque chose contre ce triste sire, monsieur Comte, je vous aiderai.

Elle a dit : je vous aiderai, à voix basse, mais avec beaucoup d’énergie. Elle se relève et s’apercevant que Fabrelâtre est presque derrière son dos, elle lâche mon bras, se retourne avec brusquerie, et le heurte de l’épaule, ce qui a pour effet de faire chanceler ce grand cierge.

— De l’air ! De l’air ! dit Judith d’une voix forte avec un large mouvement des bras. Du diable ! Il y a de l’espace, à La Roque !

— Pardon, madame, dit Fabrelâtre faiblement. Elle ne le regarde même pas. Elle me tend sa large main, je la serre et je la quitte, le biceps endolori. Je suis content de m’être découvert cette alliée.

Je descends jusqu’à la charrette. Le chargement s’est fait très vite et tire à sa fin. Craâ, qui était allé picorer des miettes jusque sous les pieds de Lanouaille, se promène d’un air docte sur le large dos de Malabar. À mon approche, il pousse un croassement aimable, vient se percher sur mon épaule et me fait des agaceries. Thomas, rouge et tendu, les yeux inquiets revenant sans cesse du côté de la cordonnerie, me tire à part et me dit :

— Que se passe-t-il ? Pourquoi Catie nous a quittés ?

J’admire au passage ce « nous ».

— Évelyne a une crise d’asthme et Catie reste auprès d’elle.

— Est-ce bien nécessaire ?

— Bien sûr que c’est nécessaire ! dis-je d’un ton choqué. C’est très douloureux, une crise d’asthme ! On a besoin de réconfort.

Il baisse les yeux d’un air confus, puis les relevant tout d’un coup, il parût prendre son élan et me dit d’une voix sans timbre :

— Dis-moi, verrais-tu un inconvénient à ce que Catie vienne vivre à Malevil avec sa soeur et sa mémé ?

Je le regarde. Le « avec sa soeur et sa mémé », à mon avis, c’est encore plus joli que le « nous ».

— J’y verrais un très grave inconvénient, dis-je avec gravité.

— Lequel ?

— C’est que Fulbert interdit toute émigration de La Roque et s’opposerait certainement à son départ. Il faudrait l’enlever.

— Et alors ? dit-il d’une voix vibrante.

— Comment, et alors ? Tu veux risquer la rupture avec Fulbert à cause d’une fille ?

— Ça n’irait peut-être pas jusque-là.

— Oh, si ! Fulbert, figure-toi, il en pince pour cette petite. Il lui a demandé de venir le servir au château.

Thomas pâlit.

— Raison de plus.

— Raison de plus pour quoi ?

— Pour la soustraire à cet individu.

— Mais voyons, Thomas, tu es extraordinaire, tu n’as pas demandé l’avis de la Catie. Il lui plaît peut-être, le Fulbert.

— Sûrement pas.

— Et puis, dis-je, Catie, au fond, on la connaît pas. Il n’y a pas une heure qu’on l’a rencontrée.

— Elle est très bien.

— Tu veux dire : moralement ?

— Oui, bien sûr.

— Ainsi c’est ton avis, ça change tout. D’une manière générale, je fais confiance à ton objectivité.

BOOK: Malevil
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