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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (5 page)

BOOK: Malevil
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Avant de rentrer, j’ai des courses à faire en ville et pendant tout l’après-midi, je porte la lettre de l’oncle dans la poche de ma veste. Je ne l’ouvre que le soir, après le dîner, retiré dans le petit bureau du pigeonnier des
Sept Fayards.
Ma main tremble un peu tandis que j’ouvre l’enveloppe à l’aide d’un coupe-papier en forme de dague, que l’oncle m’a donné.

Emmanuel,

Ce soir, sans raison parce que ma santé est bonne, je pense à ma mort et je me décide à écrire cette lettre. Ça me fait un drôle d’effet de penser que tu la liras quand je ne serai plus et qu’à ma place tu continueras à t’occuper des chevaux. Comme on dit, il faut bien mourir un jour. Preuve qu’on est bête car je n’en vois pas la nécessité.

Parmi les biens que je te laisse, il n’y a pas seulement les Sept Fayards, il y a aussi ma Bible et mon dictionnaire Larousse en dix volumes.

Je sais bien que tu ne crois plus (et à qui la faute ?), mais quand même, lis la Bible de temps en temps, en souvenir de moi. Dans ce livre, il ne faut pas s’arrêter aux moeurs, c’est la sagesse qui compte.

De mon vivant, personne d’autre que moi n’a ouvert mon dictionnaire Larousse. Quand tu l’ouvriras, tu comprendras pourquoi.

Enfin, Emmanuel, je veux te dire que sans toi ma vie aurait été vide et que tu m’as bien fait plaisir.

Tu te rappelles, le jour après ta fugue, où j’ai été te chercher à Malevil. Je t’embrasse.

Samuel.

Je lus et relus cette lettre. La générosité de l’oncle me donnait un sentiment de honte. Il m’avait toujours tout donné et c’est lui qui me remerciait. Son « 
tu m’as bien fait plaisir »
c’était à vous serrer le coeur. En soi, une petite phrase gauche, mais l’affection immense derrière les mots, je ne vois pas comment j’aurais pu m’en croire digne.

Je relus la lettre une troisième fois et le « à qui la faute ? » m’accrocha. Là encore, je reconnaissais la façon allusive de l’oncle. Il me laissait tout le choix possible pour remplir les pointillés sous la question. À mon père, la faute, pour s’être converti à la « mauvaise » religion ? À ma mère, avec sa pauvreté de coeur ? À l’abbé Lebas, avec son inquisition du sexe ?

Je me demandai aussi pourquoi l’oncle avait fait allusion à sa visite dans le local du
Cercle
à Malevil lors de ma fugue. Pour me donner l’exemple d’un jour où je lui avais fait « 
bien plaisir
 » ? Ou bien avait-il derrière la tête une autre idée qu’il ne s’était pas décidé à faire passer devant ? Je connaissais trop la préférence de l’oncle pour le demi-mot pour trancher trop vite la question.

Je tirai de ma poche le volumineux trousseau de l’oncle et trouvai aussitôt la clef de l’armoire en chêne. Je la connaissais bien. Elle était plate et dentelée et actionnait une serrure de sécurité qui fermait l’armoire par une barre métallique verticale qui s’enclenchait à la fois en haut et en bas. J’ouvris et là, devant mes yeux, encadrés par des rayonnages remplis de dossiers, je vis sur une seule rangée le dictionnaire Larousse et la Bible, en tout quatorze livres, car la Bible elle-même était monumentale, reliée en peau marron bosselée. Elle comportait quatre volumes. Je sortis les quatre tomes, les plaçai sur une table et les feuilletai l’un après l’autre. Les illustrations me frappèrent. Elles avaient un air de grandeur.

L’artiste n’avait pas songé un instant à embellir les personnages sacrés. Il leur avait gardé, bien au contraire, l’aspect rugueux et sauvage de chefs de tribus. À les voir, osseux, maigres, les traits mal équarris, nu-pieds, ils sentaient le suint du mouton, le crottin de chameau, le sable du désert. Une vie intense et forte palpitait autour d’eux. Dieu lui-même, comme l’avait vu l’artiste, n’était pas différent de ces rudes nomades qui comptaient leurs richesses en termes d’enfants et de troupeaux. Plus grand et plus farouche encore, on comprenait, rien qu’à le voir, qu’il avait fait ces hommes « à
son image
 ». À moins, bien sûr, que ce ne fût l’inverse.

Sur la dernière page de la Bible, je vis, écrit au crayon de la main de l’oncle, une longue liste de mots qui m’intrigua. Je cite les dix premiers : actodrome, albergier, aléochare, alpargate, anastome, bactridie, balanobius, baobab, barbacou, barbastelle.

L’aspect calculé et artificiel de cette liste me sauta aux yeux. Je pris le premier tome du Larousse et l’ouvris au mot « actodrome ». Et là, entre les deux feuillets, retenu par deux bouts de scotch au centre de la page, je vis un Bon du Trésor d’une valeur de dix mille francs. D’autres bons du trésor de valeur variable étaient disséminés dans les dix tomes ?, en face des mots rares dont l’oncle avait dressé la liste.

Le total — 315 000 Francs — m’étonna sans m’éblouir. Je note que ce don posthume ne me donna à aucun moment un sentiment de propriété. J’avais plutôt l’impression d’être le dépositaire de ce capital, comme je l’étais déjà des
Sept Fayards,
avec le devoir de rendre compte à l’oncle de l’usage que j’en ferais.

Ma décision fut prise si vite que je me demandai si elle n’avait pas, en fait, préexisté à ma découverte. Je passai aussitôt à l’exécution. Je me souviens que je regardai mon bracelet-montre. Il était neuf heures et demie et j’eus un moment de joie enfantine en découvrant qu’il n’était pas trop tard pour téléphoner. Je cherchai le numéro de Grimaud sur le carnet d’adresses de l’oncle et je l’appelai par l’automatique.

— Monsieur Grimaud ?

— Lui-même.

— Emmanuel Comte, ex-directeur de l’école de Malejac.

— Que puis-je faire pour vous, monsieur le Directeur ? Sa voix était cordiale et bonhomme, pas du tout le genre de voix que j’attendais.

— Puis-je vous poser une question, monsieur Grimaud ? Le château de Malevil est-il toujours en vente ?

Un silence, puis la même voix, mais cette fois gardée, circonspecte, un rien plus sèche.

— À ma connaissance, oui.

À mon tour, je laissai peser un silence et Grimaud reprit :

— Puis-je vous demander, monsieur le Directeur, si vous êtes apparenté au Samuel Comte des
Sept Fayards ?

J’attendais sa question et je m’y étais préparé.

— Je suis son neveu, mais je ne savais pas que mon oncle vous connaissait.

— Si fait, dit Grimaud de la même voix dure et prudente. Est-ce lui qui vous a donné mon numéro de téléphone ?

— Il est décédé.

— Ah, je ne savais pas, dit Grimaud sur un autre ton. Je me tus pour le laisser parler, mais il n’ajouta rien, ni condoléances, ni regrets. Je repris :

— Monsieur Grimaud, est-ce que nous pourrions nous voir ?

— Mais quand vous voulez, monsieur le Directeur, et il retrouva sa voix ronde et cordiale du début.

— Demain, en fin de matinée ?

Il ne feignit même pas d’être très occupé.

— Mais oui, venez quand vous voulez. Je suis toujours là.

— À onze heures ?

— Mais quand vous voulez, monsieur le Directeur. Je suis à votre entière disposition. Venez à onze heures, si vous voulez.

Et tant il était tout d’un coup obligeant et poli, il me fallut bien cinq minutes pour clore une conversation dont tout l’essentiel avait été dit en deux mots.

Je raccrochai et regardai les rideaux rouges qui fermaient la fenêtre dans le bureau de l’oncle. J’éprouvais avec force deux sentiments contradictoires : j’étais heureux de ma décision et stupéfait par l’énormité de mon entreprise.

Un propriétaire absentéiste, un homme de confiance véreux, un acheteur résolu : huit jours plus tard, Malevil changeait de mains. Les six années qui suivirent furent pleines à ras bord d’activités multiples.

Je poussai tout de front : l’élevage des
Sept Fayards,
le défrichage du domaine de Malevil, la restauration du château. J’avais trente-cinq ans quand je me lançai dans ces deux dernières entreprises, quarante et un ans, quand je les menai à terme.

Tôt levé et tard couché, je regrettais de ne pas avoir plusieurs vies pour les donner toutes à mes tâches. Et Malevil, au milieu de ces travaux, c’était ma récompense, mes amours, ma folie. Les financiers, sous le second Empire, avaient leurs danseuses. Moi, j’avais Malevil. J’avais aussi ma danseuse, je dirai cela un peu plus loin.

Acheter Malevil était d’ailleurs, non une folie, mais une nécessité, si je voulais étendre l’affaire de l’oncle, car la mésentente familiale m’avait contraint à vendre la
Grange Forte
pour donner leur part d’héritage à mes soeurs. En outre, je manquais de place aux
Sept Fayards
pour le nombre sans cesse grandissant de mes chevaux : ceux que j’élevais, ceux que j’achetais pour les revendre, et ceux que je prenais en pension. Mon intention, en achetant Malevil, était de partager en deux ma cavalerie, une partie logée au château en même temps que la Menou, Momo et moi-même, et l’autre partie, sous la garde de Germain, mon ouvrier, restant aux
Sept Fayards.

C’est ainsi que la restauration de Malevil ne fut pas tout à fait le sauvetage désintéressé d’un chef-d’oeuvre d’architecture féodale.

Je ne fais d’ailleurs aucune difficulté pour reconnaître que, si impressionnant qu’il soit, et si fort que je lui sois attaché, Malevil ne se recommande pas par la beauté. En cela, il se distingue, certes, des châteaux forts de la région, qui ont tous d’agréables proportions, des contours arrondis et se fondent infiniment mieux dans le paysage.

Car le paysage, ici, est riant, avec de frais ruisseaux, des prés en pente, de vertes collines couronnées de châtaigniers. Au milieu de ces rondeurs douces, Malevil surgit, farouche et vertical.

Au bord des Rhunes, qui devaient être au Moyen Âge un vaste fleuve, il se dresse à mi-hauteur d’une falaise abrupte qui le domine au nord de sa masse en surplomb. Cette falaise est inaccessible de tous côtés et je suis certain que l’unique chemin d’accès à l’ouest fut construit en remblai pour accéder à la plate-forme rocheuse où on avait conçu l’idée de construire le château et son bourg.

De l’autre côté des Rhunes, face à Malevil, s’élève le château des Rouzies, féodal lui aussi, mais féodal avec élégance, avec mesure, défendu mais aussi embelli par des tours rondes, bien distribuées, peu élevées, agréables à l’oeil et où même les mâchicoulis ont l’air d’un ornement.

À regarder les Rouzies, on voit bien au premier coup d’oeil que son vis-à-vis, Malevil, n’est pas d’ici. La pierre dont il est bâti sort bien des carrières de la région, mais son style architectural est une importation. Malevil est anglais. Il a été construit par nos envahisseurs pendant la guerre de Cent Ans, et a servi de repaire au Prince Noir.

Les Anglais, loin de leurs brumes, devaient se plaire dans ce pays, avec son clair soleil, son vin, ses filles brunes. Ils ont cherché à s’y maintenir. Cette intention est ici partout manifeste. Malevil a été conçu comme une place forte inexpugnable où une poignée d’hommes en armes pouvait tenir en respect un grand pays.

Rien de courbe, ni d’élégant. Tout est utile. Le châtelet d’entrée, par exemple. Aux Rouzies, c’est une entrée en voûte flanquée de deux petites tours rondes : ouvrage élégant dans ses lignes et mesuré dans ses proportions. À Malevil, les Anglais ont tout bonnement ouvert une porte en plein-cintre dans les remparts crénelés, et à côté, ils ont élevé une bâtisse rectangulaire à deux étages, dont le haut mur, nu et rébarbatif, est percé de longues meurtrières. C’est grand, c’est carré, et c’est, j’en suis sûr, militairement très efficace. Au pied des remparts et du châtelet, ils ont creusé dans le roc des douves deux fois plus larges que celles des Rouzies.

Quand vous franchissez la porte du châtelet d’entrée, vous ne vous trouvez pas dans le château, mais dans une première enceinte de cinquante mètres sur trente où s’élevait le bourg. Il y a là une astuce : le château protégeait bien le bourg, mais il se faisait aussi protéger par lui. Un ennemi qui aurait réussi à submerger le châtelet d’entrée et la première enceinte, devrait affronter un combat incertain dans des ruelles étroites.

Si l’ennemi gagnait ce combat, il n’en avait pas fini avec ses peines. Il allait se casser le nez contre une deuxième enceinte, prise, comme la première, entre la falaise et l’à-pic, et qui défendait — qui défend toujours — le château proprement dit.

Ce rempart crénelé est bien plus haut que le premier, les douves plus profondes. Et elles n’offrent pas à l’assaillant, comme celles de la première enceinte, la commodité d’un pont, mais l’obstacle supplémentaire d’un pont-levis surmonté d’une petite tour carrée.

Cette petite tour carrée a de l’élégance, mais à mon avis, les constructeurs anglais ne l’ont pas fait exprès. Il a bien fallu qu’ils bâtissent un local pour loger la machinerie du pont-levis. Ils ont eu de la chance : les proportions étaient bonnes.

Quand on abaisse le pont-levis (je l’ai fait restaurer), on est écrasé, sur la gauche, par la masse d’un formidable donjon carré de quarante mètres de haut, flanqué d’une tour elle-même carrée. Cette tour n’est pas seulement défensive. Elle sert aussi de château d’eau, car elle capte une source jaillie de la falaise et dont le trop-plein — rien n’est perdu — remplit également les douves.

À droite, on trouve des marches qui conduisent à cette cave immense qui avait séduit l’oncle et en face, au centre, en équerre avec le donjon, quelle surprise, après tant d’austérité, de découvrir un très beau logis à un étage, flanqué d’une charmante tour ronde qui loge un escalier. Ce logis n’existait pas du temps du Prince Noir. Il a été bâti bien plus tardivement, à la Renaissance, en des temps plus paisibles, par un seigneur français. Mais j’ai dû restaurer sa charpente en bois et sa lourde toiture en pierres plates, car elles avaient moins bien résisté au temps que la voûte de pierre du donjon.

Tel est Malevil, anglais et angulaire. Je l’aime ainsi. Il avait, pour l’oncle, et pour moi du temps du
Cercle,
le charme supplémentaire d’avoir servi d’asile, pendant les guerres de religion, à un capitaine protestant qui, sa vie durant, y tint en échec, avec ses compagnons, les puissantes armées de la Ligue. Ce capitaine, qui défendit si farouchement ses principes et son indépendance contre le pouvoir fut le premier héros auquel je m’identifiai.

J’ai dit que du bourg de la première enceinte, il ne restait que des pierres. Mais ces pierres — dont j’ai encore de grands tas — me furent très utiles. Grâce à elles, je pus construire en appentis contre le rempart côté sud — il défend un à-pic qui tout seul déjà se défendait très bien — et contre la falaise côté nord, des boxes pour mes chevaux.

BOOK: Malevil
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