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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (7 page)

BOOK: Malevil
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Thomas me plaît par la rigueur de son esprit, et bien que sa passion pour les cailloux me reste opaque, j’aime la transparence de son caractère. J’aime aussi son physique : Thomas est beau, et ce qui est mieux, il ne le sait pas. Il a non seulement les traits, mais la physionomie sereine et sérieuse d’une statue grecque et presque son immobilité.

*

Avril 1977 : la dernière borne.

Quand je pense aujourd’hui à ces quelques semaines do vie heureuse qui nous restaient alors, j’éprouve un sentiment presque poignant d’ironie à me souvenir que pour ceux de
l’ex-Cercle
et moi-même, la grande affaire alors, la pensée suprême, l’entreprise qui nous passionnait, le vaste et important dessein que nous avions conçu, consistait à renverser la municipalité de Malejac (412 hab.) et à nous installer à sa place à la mairie. Oh, nous étions désintéressés ! Nous n’avions en vue que le bien commun !

En avril, les élections municipales approchant, nous vécûmes dans la fièvre. Le 15 ou 16, en tout cas un dimanche matin, je convoquai l’opposition chez moi dans la grande salle du logis Renaissance, M. Paulat, l’instituteur, ayant quelque scrupule, disait-il, à nous réunir dans les locaux de l’école.

Je venais d’achever de meubler cette salle, j’en étais fier, et marchant de long en large, je la contemplais avec joie tout en attendant mes amis. Entourée de douze chaises à haut dossier tapissées en point de Hongrie, une table conventuelle de huit mètres de long en occupait le centre. Entre les deux fenêtres à meneaux, le mur était hérissé d’armes blanches anciennes. Sur le mur d’en face, la vitrine aux documents avait pris place et la flanquant, deux des commodes Louis XV rustique de la
Grange Forte,
dont Meyssonnier avait remplacé les pieds et rajusté les portes. Mathilde Meyssonnier les avait cirées avec amour et leur noyer chaud et sombre me paraissait très beau contre les pierres dorées du mur. Luisaient aussi les grandes dalles de pierre, frais lavées par la Menou. Et malgré le soleil qui entrait en rayons obliques par les petits carreaux teintés, la Menou, affectant de penser que « le fond de l’air était froid », mais jugeant, en fait, que le feu ajouterait à la dignité du décor, avait allumé deux grandes flambées dans les cheminées monumentales qui se faisaient face.

J’avais demandé à la Menou de sonner la cloche du châtelet d’entrée quand elle entendrait ceux du
Cercle
arrêter leurs voitures dans le parking devant la première enceinte, Momo étant posté en guetteur dans la machinerie de la deuxième enceinte, avec la consigne d’abaisser le plateau du pont-levis sur les douves dès que mes amis apparaîtraient.

J’accorde qu’il y avait un peu de théâtre dans ces dispositions, mais après tout, ce n’était pas n’importe quel château ni n’importe quels amis.

Dès que j’entendis la cloche, je sortis en courant du logis et je montai quatre à quatre jusqu’à la petite tour carrée on Momo tournait le treuil. Tout marchait à merveille, avec un bruit sourd et dramatique de chaînes bien huilées abaissant avec une lenteur pleine de majesté les arbres pivotants au bout desquels deux autres chaînes portaient le pont. Un jeu de poulies et de contrepoids facilitait dans la montée et freinait dans la descente l’opération, et Momo, le visage grave, son corps maigre arc-bouté, retenait les bras du cabestan comme je le lui avais appris pour amener en douceur le tablier au contact avec le sol par le fenestrou carré, je pouvais voir mes trois compagnons dans la première enceinte marchant sur une seule ligne pour parcourir les cinquante mètres qui les séparaient des douves, leurs yeux levés vers nous. Ils se mouvaient, eux aussi, avec lenteur et sans parler, comme s’ils étaient conscients de jouer leur rôle dans cette scène.

Il y avait d’ailleurs dans l’air une sorte d’attente solennelle soulignée par les chevaux des boxes qui, montrant à la même hauteur une longue rangée de têtes passées par le haut de leurs portes, fixaient avec appréhension leurs beaux yeux sensibles sur le pont-levis en écoutant le grincement des chaînes.

Quand le tablier fut en place, je descendis ouvrir la porte à mes compagnons, ou plus exactement, la petite porte qui s’ouvrait dans le vantail de droite de la grande.

— Tu parles d’une arrivée ! dit le petit Colin avec son sourire en forme de gondole, en me regardant avec malice de ses yeux vifs.

Le grand Peysson, la bouille fendue d’un large sourire, admira la forte section des arbres pivotants, la grosseur des chaînes, la solidité du tablier clouté de fer. Meyssonnier ne dit rien. Dans son coeur austère de membre du P.C., il n’y avait pas place pour ces enfantillages.

Peyssou voulut aussitôt grimper dans la petite tour carrée et relever lui-même le pont-levis, ce qu’il fit dans un déploiement de muscles tout à fait inutile, car le petit Colin, insistant pour le relayer à mi-course, acheva sans effort l’opération. Bien entendu, le tablier relevé, il fallut ensuite l’abaisser à nouveau, puisque M. Paulat n’était pas encore arrivé. Mais ici, Momo intervint en termes énergiques
 :mébouémalabé oneieu !
(Mais foutez-moi la paix, nom de Dieu !) pour reprendre en main sa machine. Meyssonnier nous avait suivis, mais sans dire
un
mot et sans participer, écoeuré par notre enthousiasme réac pour l’architecture féodale.

À peine assis autour de la table monumentale du logis, Peyssou me demanda des nouvelles de Birgitta et quand c’est qu’on la reverrait, cette belle garce. À Pâques. À Pâques ? dit le grand Peyssou. Eh bé, tâche de pas trop la laisser traîner dans les bois sur un canasson que si je la rencontre je me gênerai pas pour lui faire une bonne manière. Mademoiselle, je lui dirai, bien poli, vous avez un cheval qui perd son fer. Pas possible, qu’elle dit, tout étonnée, et elle descend. Ah oui, tu penses, à peine descendue, voilà que je la chope, et hop, sur la mousse, avec les bottes. Méfie-toi des éperons, dit le petit Colin.

Nous rions. Et même Meyssonnier sourit. Ce n’est pas que cette plaisanterie sur Birgitta soit neuve. Peyssou la fait chaque fois qu’on se retrouve ensemble. Or, Peyssou, à l’heure qu’il est, c’est un cultivateur d’âge moyen, sérieux et qui ne trompe pas sa femme. Mais il reste fidèle à l’idée que nous nous sommes faite de lui du temps du
Cercle
et nous lui savons gré de cette fidélité.

La conversation prit un tour sérieux dès que M. Paulat, mon successeur à l’école, fit son apparition. Il était vêtu de noir, les joues creuses, le teint bilieux, les palmes académiques à la boutonnière. On l’accueillit avec politesse, preuve qu’il n’était pas intégré. En contraste avec notre accent du Sud-Ouest (qui tire un peu vers le Centre), son accent pointu nous gênait, et surtout son français éteint, atone, sans saveur. En outre, nous savions bien que tout en étant, en principe, associé à nos efforts, il était bardé à notre endroit de réticences et d’arrière-pensées.

À Meyssonnier, par exemple, il serrait la main du bout des doigts. Meyssonnier était membre du P.C., et en tant que tel, c’était le diable. Il menaçait à tout instant de noyauter ses alliés, et de leur arracher, à leur insu, leur âme (éprise des libertés formelles) en attendant de les éliminer physiquement en cas de victoire du Parti. Colin, un brave homme, certes, était plombier, Peyssou, un cultivateur ignorant et assez sot, et quant à moi, quitter l’école pour élever des chevaux !

— Messieurs, dit M. Paulat, permettez-moi d’abord de remercier en votre nom comme au mien M. Comte d’avoir bien voulu nous accorder son hospitalité, puisque j’estimais en conscience que l’école, dépendant de la mairie pour son entretien, ne pouvait abriter notre réunion.

Il se tut, satisfait. Nous l’étions beaucoup moins. Car tout nous parut déplacé dans son petit discours, le ton comme le contenu. M. Paulat oubliait un grand principe républicain : l’école laïque appartenait à tous. On pouvait donc soupçonner M. Paulat d’appuyer l’opposition en secret tout en conservant en public de bons rapports avec le maire.

Je regardai mes compagnons tandis qu’il parlait. Meyssonnier penchait sur la table son front étroit et son visage en lame de couteau. Ses yeux, très rapprochés l’un de l’autre, étaient invisibles, mais je savais exactement ce qu’il pensait à cette seconde même de son vis-à-vis.

Peyssou, je le lisais sur sa bonne gueule, ne l’appréciait pas davantage. Comme le pensait M. Paulat, il n’était pas, en effet, très intelligent et il n’était guère instruit. Mais il possédait une qualité à mon avis inconnue de M. Paulat : une sensibilité qui lui tenait lieu de finesse. Le côté chèvre et chou de l’instituteur ne lui échappait pas et au surplus, il voyait bien le peu de cas qu’il faisait de lui. Quant au petit Colin, quand je rencontrai ses yeux, ils se mirent à pétiller.

Un silence pesa, dont M. Paulat ne comprit pas la signification, car il se redonna aussitôt la parole.

— Nous sommes ici pour discuter d’événements récents qui se sont passés à Malejac et envisager une réponse à ces événements. Mais auparavant, je crois qu’il serait bon de préciser les faits, car en ce qui me concerne, j’ai entendu deux versions de l’affaire, et je voudrais bien éclairer ma lanterne.

S’étant ainsi placé au-dessus de la mêlée et donné avantageusement le rôle d’arbitre, M. Paulat se tut, laissant à d’autres l’honneur de se mouiller en incriminant le maire. « D’autres » c’était, de toute évidence, Meyssonnier, qu’il regarda de façon significative en disant qu’il serait bon de préciser les faits, comme si la « version » de Meyssonnier, émanant d’un communiste, ne pouvait qu’éveiller a priori la méfiance d’un honnête homme.

Meyssonnier comprit tout cela. Mais il y avait dans son esprit une raideur à laquelle répondait dans son langage un défaut de flexibilité. Et dans sa réponse il trahit une hargne qui parut presque donner raison à son adversaire.

— Il n’y a pas deux versions, dit-il d’un ton rogue, il n’y en a qu’une, et tout le monde ici la connaît. Le maire, réactionnaire fieffé, n’a pas craint de faire une démarche auprès de l’évêché pour qu’il nomme un curé à Malejac. Réponse de l’évêché : oui, à condition que vous restauriez le presbytère et que vous y mettiez l’eau. Et le maire, aussitôt, a obéi aux ordres. On a creusé une tranchée, amené l’eau d’une source et englouti une forte somme dans l’aménagement de la maison. Et tout cela, bien entendu, à nos frais.

M. Paulat ferma à demi les yeux, et plaçant les coudes sur la table, appuya l’une contre l’autre les extrémités de ses doigts, pouces compris. Ayant mis en place ce symbole d’équilibre et de mesure, il le balança d’avant en arrière et dit avec une équité écrasante :

— Jusqu’ici, je ne vois rien là de très
damnable.

Il se permit un fin sourire sur « 
damnable »
pour bien montrer qu’il ne prenait pas tout à fait à son compte ce mot clérical.

— M. Nardillon a derrière lui une majorité catholique, à vrai dire assez faible, et que nous espérons renverser. Il est normal qu’il essaye de lui donner satisfaction en ayant à Malejac un curé à part entière (nouveau sourire), au lieu de partager un prêtre avec La Roque,
comme
cela s’est fait jusqu’ici. D’autre part, le presbytère est une vieille demeure du XVII
e
siècle avec lucarnes sculptées et porte à fronton, et il eût été dommage de la laisser tomber en ruine.

Meyssonnier rougit et baissa son visage acéré comme s’il allait se lancer à l’attaque. Je ne lui en laissai pas le temps. Je pris moi-même la parole.

— Monsieur Paulat, dis-je avec politesse, si la majorité de Malejac veut un curé à demeure et qu’elle cherche à en avoir un en aménageant le presbytère, je suis bien de votre avis : je ne trouve pas cela très « 
damnable »
(nous échangeâmes de fins sourires). Et d’autre part, qu’une municipalité ait le devoir de ne pas laisser dépérir les bâtiments dont elle a la charge, je suis d’accord. Encore faut-il respecter certaines priorités. Car le presbytère ne menaçait pas ruine. Sa toiture était même en excellent état. Et il est dommage qu’on y ait refait les planchers
avant
de réparer le préau de l’école qui, lui, accueille tous les enfants de Malejac, sans distinction d’opinion. De même, il est dommage qu’on ait amené l’eau au seul presbytère,
avant
d’amener l’eau courante dans tous les foyers de Malejac, comme cela aurait dû être fait depuis longtemps. Et il est encore plus regrettable que la canalisation du presbytère passant devant la maison d’une veuve qui n’a ni puits, ni citerne, le maire n’ait pas pensé à faire un embranchement pour éviter à cette veuve, qui a cinq enfants, d’aller chercher l’eau à la pompe.

M. Paulat, les yeux baissés et le bout des doigts joints, hocha la tête à plusieurs reprises et dit :

— Évidemment.

Meyssonnier voulut alors parler, mais je lui fis signe de n’en rien faire, désirant laisser à M. Paulat tout le temps nécessaire pour exprimer avec netteté et en public sa désapprobation. Mais il se borna à hocher de nouveau la tête en répétant d’un air navré :

— Évidemment, évidemment.

— Le pire, monsieur le directeur, dit le petit Colin, avec un respect que démentait son sourire, c’est que tous les frais qui ont été faits pour le presbytère l’ont été pour rien. Car lorsque le vieux curé de La Roque est parti, il y a de cela à peine une semaine, l’évêché a nommé comme d’habitude un nouveau curé à cheval sur La Roque et Malejac, en lui recommandant néanmoins de vivre à Malejac. Mais le nouveau, il a préféré La Roque.

— D’où tenez-vous cette histoire ? dit M. Paulat en regardant Colin avec sévérité.

— Mais du nouveau curé lui-même, l’abbé Raymond, dit Colin. Comme vous savez peut-être, monsieur Paulat, j’habite Malejac, mais j’ai ma petite entreprise de plomberie à La Roque, et le maire de La Roque m’a commandé des travaux au presbytère.

M. Paulat fronça les sourcils.

— Et le nouveau curé vous aurait dit...

— Il ne « m’aurait pas dit », monsieur Paulat, ce conditionnel n’a pas lieu d’être. Il m’a dit.

Cette rebuffade fut administrée avec un sourire gentil, sans élever la voix. Le visage maigre et bilieux de M. Paulat fut parcouru d’un frémissement.

— Il m’a dit, enchaîna Colin, pour le logement, on m’a donné le choix entre Malejac et La Roque, en appuyant sur Malejac. Mais Malejac, vous êtes bien d’accord, c’est un trou. À La Roque, au moins, il y a de la jeunesse. Et je considère que ma place est avec les jeunes.

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