Read Malevil Online

Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (8 page)

BOOK: Malevil
10.61Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Il y eut un silence.

— Évidemment, dit M. Paulat.

Et ce fut tout. Là-dessus, Meyssonnier se mit à parler de la « réponse » à donner à l’événement et je relâchai mon attention, car la « réponse », je l’avais déjà préparée et elle était de nature à embarrasser M. Paulat J’attendis donc que la discussion s’enlisât pour la proposer, et pour guetter ce moment, une demi-oreille me suffisait. Je regardai Colin avec un sourire des yeux. Je me sentais heureux qu’il eût mouché l’instituteur et qu’il l’eût mouché si bien, au nom de la grammaire et du conditionnel.

Tandis que Meyssonnier parlait je pianotais sur la table et je m’offrais quelques regrets. Avant l’arrivée de M. Paulat les choses étaient limpides : aux élections municipales, l’opposition présenterait contre la liste du maire une liste homogène d’Union Progressiste et serait élue de justesse. Colin, Peyssou, Meyssonnier, moi-même et deux autres cultivateurs qui partageaient nos idées deviendrions conseillers municipaux et Meyssonnier serait coopté comme maire.

Malgré ses attaches partisanes, il ferait un bon maire, Meyssonnier. Dévoué, désintéressé, dénué de toute vanité personnelle et pas la moitié aussi intolérant qu’il paraissait l’être. Avec lui, nous installerions l’eau à Malejac, l’électricité au coin des rues, un terrain de football pour les jeunes, et une station de pompage dans les Rhunes pour permettre aux cultivateurs d’arroser tabac et maïs.

Momentanément du moins, M. Paulat troublait ces plans. Il avait une conception urbaine de la politique et poursuivait en secret un rêve centriste. Avoir un pied dans chaque camp et se faire élire par la gauche pour gouverner avec la droite. Mais à Malejac, nous n’étions pas si pervertis.

Comme M. Paulat était assis en face de moi, je le regardais tandis que les débats se poursuivaient. Il avait un teint de caramel, un nez camus et quelque chose dans le profil de mou et de caoutchouteux. Sa langue semblait trop grosse pour sa bouche : on la voyait constamment apparaître entre ses lèvres épaisses, réduisant sa diction en bouillie et le faisant sans cesse crachoter. Des rides profondes autour de la bouche annonçaient une mauvaise digestion, et je voyais, au-dessus de son col blanc, sa nuque tendineuse rougie par de petits furoncles. Je prévoyais d’autres poussées de ces furoncles quand j’en aurais fini avec lui.

Mais en même temps, j’éprouvais pour lui une certaine pitié. J’ai remarqué que ce genre d’homme jaunâtre, dyspeptique et furonculeux n’est jamais heureux dans la vie. Il se livre à l’ambition, c’est-à-dire qu’il ne se donne pas aux choses qui lui feraient vraiment plaisir, mais à celles que les autres trouvent importantes.

Il y a un moment où il faut écouter les gens et d’autres où l’oreille est inutile et il suffit de les regarder. Colin, à le voir, pétillait comme du bon vin. M. Paulat ressemblait à une limace. Meyssonnier évoquait un de ces gars efficaces et réglos qui font la force des armées ou des partis politiques. Et Peyssou, malgré sa rustaude enveloppe, vibrait à tout comme une fille. Pour l’instant, d’ailleurs, il ne vibrait pas du tout. Il était vautré sur sa chaise Louis XIII et à le voir en train de se curer les naseaux du bout du pouce, je compris qu’il s’emmerdait ferme et que la discussion était arrivée au point mort.

J’attrapai quelques paroles au vol, qui confirmèrent.

— Il faut quand même faire quelque chose, dis-je, nous ne pouvons pas laisser passer ça sans réagir. J’ai une proposition à formuler, que je soumets à votre vote.

Je fis une petite pause et je repris :

— Je propose que nous écrivions une lettre au maire. Cette lettre, je l’ai d’ailleurs préparée et si vous me permettez, je vais vous la lire.

Et aussitôt, sans attendre la permission que je demandais, je sortis le texte de ma poche et je le lus.

— Non ! Non ! s’écria M. Paulat d’une voix tremblante en secouant les deux mains devant lui. Pas de lettre ! Pas de lettre ! Je suis tout à fait hostile à ce genre de procédé !

Il crachotait, il bégayait, il était tout à fait hors de lui. Évidemment, un écrit et en particulier un écrit contre le maire, ça peut difficilement se désavouer, une fois signé.

M. Paulat entama alors pendant une heure et demie une bataille en retraite au bout de laquelle, se réfugiant dans la procédure, il demanda l’ajournement de notre débat. Sur ce point précis, je réclamai aussitôt un vote. M. Paulat exigea au préalable un vote sur l’opportunité du vote. Il fut deux fois battu.

— Voyons, monsieur Paulat, dis-je d’un ton conciliant, quels sont les points dans ce texte avec lesquels vous n’êtes pas d’accord ?

Il protesta. Je le bousculais ! Je lui mettais le couteau sur la gorge ! C’était de la tyrannie !

— Et puis, ajouta-t-il, je ne pourrais pas vous dire ça à vue de nez ! Ce texte est long, il faudrait le relire !

— En voici un double, dis-je en lui tendant par-dessus la largeur de la table une copie de ma lettre au maire. Cette pelure était jaune et si passionné que je fusse par la discussion, je pensai fugitivement à Birgitta.

M. Paula eut un extraordinaire jeu de scène.

— Non ! Non ! dit-il de la voix, de la tête et des épaules, tout en acceptant le double et quand il fut dans ses mains, en faisant le geste de le repousser.

Il reprit sur un ton exaspéré :

— D’ailleurs, je ne suis pas partisan de textes préparés à l’avance. Nous savons trop comment les partis politiques, et en particulier le P.C., usent et abusent de ce procédé.

Je fis signe à Meyssonnier de ne pas relever cette provocation. Et d’ailleurs, en l’occurrence, ce que disait M. Paulat n’était pas faux.

— Ce texte, dis-je avec modestie, résume les idées dont nous avons discuté cent fois. Il est clair, il n’est pas long, il est modéré dans le ton, et il ne contient rien de nouveau. Je ne vois donc pas ce qui vous déplaît dans ce texte.

— Mais je n’ai pas dit qu’il me déplaisait, dit M. Paulat au désespoir. En gros, je suis d’accord...

— Eh bé, alors, votez-le ! coupa Meyssonnier avec rudesse, la pointe de M. Paulat contre le P.C. lui pesant sur le coeur.

M Paulat méprisa cette interruption.

— Voyons, monsieur Paulat, dis-je avec un sourire aimable, ne voulez-vous pas nous dire sur quoi portent vos divergences ?

— Pas à 13 heures 30 de l’après-midi ! dit Paulat en consultant son bracelet-montre. Messieurs, reprit-il d’une voix tremblante, je vois bien que vous êtes résolus à faire violence à mes scrupules. Bien. Mais dans ce cas, j’ai le devoir de vous en prévenir, vous n’aurez pas ma voix.

Il y eut un silence.

— Eh bien, votons, dit Colin. Je suis pour.

— Pour, dit Meyssonnier.

— Pour, dit Peyssou.

— Pour, dis-je.

On regarda M. Paulat. Il était jaune et crispé. Il dit, les lèvres serrées :

— Refus de vote.

Le grand Peyssou le regarda, béant, puis tournant vers moi sa grosse bouille mal équarrie, il me dit, les yeux écarquillés :

— Qu’est-ce que ça veut dire, « refus de vote » ?

— Je refuse de voter, tout simplement, dit M. Paulat avec aigreur.

— Mais il a le droit de faire ça ? me demanda Peyssou au comble de la stupéfaction et en disant « il », comme si M. Paulat n’était déjà plus dans la pièce.

J’inclinai la tête.

— C’est le droit le plus strict de M. Paulat.

— À mon avis, dit Peyssou au bout d’un moment, refuser de voter ou voter contre, c’est du pareil au même.

— Mais pas du tout ! pas du tout ! dit M. Paulat très agité. Ne confondez pas. Je ne suis pas contre ce texte. Je refuse de le voter parce que j’estime qu’on ne m’a pas donné le temps d’en débattre.

Peyssou tourna lentement la tête vers lui et le considéra en silence d’un air pensif.

— Quand même, dit-il, vous n’êtes pas pour. Sans ça, vous auriez voté pour.

— Je ne suis ni pour ni contre, dit M. Paulat en crachotant de plus belle sous l’effet de l’émotion. Je refuse de voter. C’est tout différent.

Peyssou rumina cette réponse, son oeil gris étonné fixé sur M. Paulat. Meyssonnier bougea sur sa chaise, comme s’il allait parler et se lever, mais d’un coup d’oeil je lui fis signe de ne pas bouger. J’écoutais. Colin, aussi, écoutait. Et Meyssonnier nous imita. Nous attendions tous la suite. Et la suite vint.

— Il y a une chose que je comprends pas, reprit Peyssou avec lenteur. C’est pourquoi que vous venez avec nous, vu que vous n’êtes ni pour ni contre.

M. Paulat pâlit et se leva.

— Si ma présence vous déplaît, je peux me retirer, dit-il d’une façon à peine distincte, comme s’il était étouffé par sa propre langue.

Je me levai à mon tour.

— Mais non, voyons, monsieur Paulat, Peyssou n’a rien voulu dire de ce genre,
etc...

Et je continuai sur ce ton pendant cinq bonnes minutes, mettant assez d’huile dans son départ pour qu’il pût s’accomplir sans douleur. Je notai, cependant, que tout en me répondant, M. Paulat pliait en quatre le double de ma lettre au maire et le fourrait dans sa poche. Je le lui réclamai aussitôt pour mes « archives ». Il eut un mouvement d’hésitation, il se reprit et me rendit le papier avec un sourire jaune. Ce jaune, ce fut la dernière chose que je vis de lui.

Après le départ de M. Paulat, je raccompagnai les compagnons au parking devant la première enceinte sans dire un mot. Peut-être un peu fatigué par cette longue séance, je passai par un moment de dépression. Tout cela, au fond, c’était de la petite, de la très petite histoire. Non moins mineures, les élections municipales qui passionnaient nos compatriotes au début de l’année 1977. Et non moins dérisoires, peut-être, les problèmes qui agitaient à la minute même notre gouvernement et qui lui donnaient l’illusion qu’il conservait la maîtrise de notre destin.

Au petit parking devant Malevil, il y eut un incident technique. La Renault de Colin refusa de partir. Colin connut une minute d’affolement. Il devait aller chercher sa femme et ses deux enfants au chef-lieu à l’arrivée du rapide de 14 heures 52. Or, c’était dimanche, aucun garagiste ne pouvait le dépanner et il lui restait à peine le temps de franchir les soixante kilomètres qui nous séparaient de la ville. Il y eut une courte discussion. Et en fin de compte, je pris mon auto et je conduisis Colin au train.

Je m’arrête, je relis la phrase que je viens d’écrire, et je ressens comme un choc. Oh, certes, en elle-même, elle ne mérite pas qu’on s’étonne. « Je pris mon auto et je conduisis Colin au train. » Quoi de plus simple ? Et pourtant, à me relire, ce que je ressens, c’est une cassure effrayante. L’auto, le train : la faille est là, dans ces deux mots, partageant en deux notre vie. En fait, le fossé qui sépare les deux moitiés de notre existence est si irrémédiable que je n’arrive pas tout à fait à croire que je pouvais —
avant
— accomplir cette succession d’actes stupéfiants : sortir mon auto du garage, m’arrêter à une station-service pour prendre de l’essence, conduire un ami au train, être de retour chez moi au début de l’après-midi après avoir parcouru en deux heures cent vingt-cinq kilomètres, et cela par une route absolument sûre, et sans courir d’autre danger que la vitesse de l’engin que je pilotais. Que tout cela me paraît loin ! Et quel univers merveilleux que celui où on pouvait faire toutes ces choses !

Je n’y pense jamais, Dieu merci. Sauf au détour d’un souvenir. Ou quand je m’attarde, comme en ce moment, à décrire ce monde d’avant — si protégé, si facile, si enfantin.

III

Je me trompe. Ce petit voyage en auto jusqu’à la gare du chef-lieu avec Colin n’est pas mon dernier souvenir du monde d’avant. Un autre vient de surgir, juste avant la nuit. Et je sais bien pourquoi j’ai failli « l’oublier ».

Le mardi, je reçois une lettre de Birgitta. Fille méthodique, elle m’écrit tous les dimanches. Elle rédige ses poulets dans un français simple, grammatical, bourré d’expressions idiomatiques qu’elle place parfois à contretemps.

La composition est toujours la même. D’une courte phrase, elle s’enquiert de ma vie et en quatre pages, me raconte la sienne. Dans une troisième partie, elle aborde le thème érotique.

Lui non plus ne varie pas. Samedi soir, avant de se coucher, elle a relu le
feuillet jaune,
et elle s’est couchée nue entre ses draps et elle a pensé à moi et à tout ce que j’ai décrit dans le
feuillet jaune
et à mes caresses en particulier
(Ach, Emmanuel, tes mains !)
et elle s’est sentie « 
follement excitée ». Et
après, souligne-t-elle, elle a eu beaucoup de mal à s’endormir.

Pourquoi le samedi soir ? Probablement parce que n’ayant pas à travailler le dimanche matin, elle peut s’offrir une petite insomnie sans nuire, le lendemain, à son rendement.

Je reconnais bien là la conscience de Birgitta. Je lis sa lettre, je la relis, ou plutôt je relis le passage érotique, et bien que je l’aie attendu et qu’il m’amuse, il est sur moi d’une indubitable efficacité. Bien. Il est quand même temps d’être un peu consciencieux (moi aussi) et de me mettre au travail Je me lève et au moment de ranger la lettre, j’aperçois le postscriptum.

Elle entre lundi en clinique pour se faire opérer de l’appendicite, elle me donne l’adresse et elle espère que je lui écrirai.

L’appendice de Birgitta me fait penser que j’aurais dû faire opérer le mien — grosse négligence, a dit le docteur — et je prends note qu’après Pâques, travail ou pas, il faudra prévoir huit jours d’immobilisation pour m’en débarrasser. J’écris aussi à Birgitta et je téléphone à un parfumeur du chef-lieu pour lui demander d’expédier un flacon de Chanel N° 5 à la clinique munichoise.

Une semaine se passe sans nouvelles. Inquiet et craignant des complications, je récris et quinze jours plus tard, la réponse arrive.

Toutes les lettres de Birgitta sont simples, mais la simplicité de celle-ci est un chef-d’oeuvre. Dix lignes en tout.

Birgitta a rencontré à la clinique un jeune homme qui est tombé amoureux d’elle. De son côté, elle t’aime. Elle va l’épouser. Certes, elle regrettera mes caresses, car sur ce point je Fai beaucoup gâtée, et merci aussi, Emmanuel, pour les cadeaux. Je t’embrasse bien fort, Birgitta.
P.S. —
Je suis très heureuse.

Je plie la lettre, je la remets dans son enveloppe et je dis tout haut « exit Birgitta ». Mais ce ton léger ne me réussit pas et là, assis à ma table, je passe un très mauvais moment J’ai la gorge serrée, les mains qui tremblent, une impression pénible de perte, d’échec, de diminution. Je n’aime pas Birgitta, mais il y avait quand même un lien d’elle à moi J’ai été victime, je crois, de la vieille distinction chrétienne entre l’amour et la luxure. Parce que je n’aimais pas Birgitta, je tenais pour négligeable mon attachement pour elle.

BOOK: Malevil
10.61Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

The Shadow Club Rising by Neal Shusterman
Are We There Yet? by David Levithan
The Sword Brothers by Peter Darman
Dying to Be Me by Anita Moorjani
Healing Hearts by Margaret Daley
The She-Hulk Diaries by Acosta, Marta