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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (9 page)

BOOK: Malevil
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Ce n’est pas vrai. Ma morale était fausse, ma psychologie se trompait. Je ressens ce que je suis bien forcé d’appeler une vraie douleur. Et qui me prend à contre-pied, car, cette fois-ci, je croyais bien jouer sur le velours. Je me disais, amour pour Birgitta, zéro, amitié, quelques traces, estime, très mitigée (en raison surtout de son manque de coeur). D’où, à son égard, la distance, l’ironie, les nombreux et négligents cadeaux.

La luxure, dirait l’abbé Lebas. Eh bien, la luxure, ce n’est pas ce qu’on croit. Il n’y connaissait rien, l’abbé Lebas. Et comment, d’ailleurs, aurait-il pu s’y connaître, ce pauvre vieux puceau ? La luxure est un lien moral très fort, puisqu’il fait tant souffrir quand on le rompt. J’ai quitté ma table, je suis étendu sur mon lit et j’en bave. C’est un affreux moment. Et quand j’essaye de penser, je m’empêtre encore dans cette distinction entre le corps et l’âme et je vois bien pourtant qu’elle est fausse. Le corps pense, lui aussi ! Il pense et sent en dehors de toute référence à l’âme. Je ne suis pas en train de tomber, après coup, amoureux de Birgitta, oh non ! pas du
tout ! C’est un monstre d’insensibilité, cette fille. Je la méprise bien fort — comme elle m’embrasse. Mais la pensée de ne plus jamais tenir dans mes bras son corps fondant me serre le coeur. Je dis « le coeur », comme dans les romans. Ce mot-là ou un autre. Je sais bien ce que je ressens.

Quand je pense aujourd’hui à cette désolation, elle me paraît presque comique. Petit chagrin à l’échelle d’une petite vie, et ridiculement hors de proportion avec ce qui allait suivre. Car c’est au milieu de ce drame intime minuscule que « 
le jour de l’événement
 » survint et nous frappa d’épouvante.

Dans la société de consommation, la denrée que l’homme consomme le plus, c’est l’optimisme. Depuis le temps que la planète était bourrée de tout ce qu’il fallait pour la détruire — et avec elle, au besoin, les planètes les plus proches  —, on avait fini par dormir tranquille. Chose bizarre, l’excès même des armes terrifiantes et le nombre grandissant des nations qui les détenaient apparaissaient comme un facteur rassurant. De ce qu’aucune, depuis 1945, n’avait encore été utilisée, on augurait qu’on
n’oserait
et qu’il ne se passerait rien. On avait même trouvé un nom et l’apparence d’une haute stratégie à cette fausse sécurité où nous vivions. On l’appelait « 
l’équilibre de la terreur ».

Il faut bien le dire aussi : Rien, absolument rien, dans les semaines qui précédèrent le jour J, ne l’avait laissé prévoir. Il y avait bien des guerres, des famines et des massacres. Et çà et là, des atrocités. Les unes flagrantes — chez les sous-développés, les autres, plus cachées — chez les nations chrétiennes. Mais rien, en somme, que nous n’ayons déjà observé dans les trente années passées. Tout cela se situait d’ailleurs à une distance commode, chez des peuples lointains. On était ému, certes, on s’indignait, on signait des motions, il arrivait même qu’on donnât un peu d’argent. Mais en même temps, tout au fond de soi, après toutes ces souffrances vécues par procuration, on se rassurait. La mort, c’était toujours pour les autres.

Les
mass médias
— j’ai conservé les derniers numéros du
Monde
et l’autre jour, je les ai relus — n’étaient pas alors particulièrement alarmantes. Ou elles l’étaient, mais à échéance lointaine. La pollution, par exemple. On prévoyait que, d’ici quarante ans, elle mettrait la planète à deux doigts de l’abîme. Quarante ans ! Je crois rêver ! Que ne les avons-nous devant nous !

C’est un fait, je le dis sans ironie, car elle serait par trop facile : journal, radio, télévision, aucun des grands organes d’information qui nous renseignaient si bien — en tout cas, si abondamment — ne pressentit en aucune façon et à aucun moment l’événement. Et quand il tomba sur le monde, ils ne purent même pas le commenter après coup : ils avaient disparu.

Il est possible, d’ailleurs, que l’événement ait été imprévisible. Terrifiante erreur de calcul d’un homme d’État à qui ses états-majors avaient fait croire qu’il détenait l’arme absolue ? Folie subite d’un responsable ou d’un exécutant, même à une échelle assez humble, donnant un ordre que personne, ensuite, ne peut plus rappeler ? Accident matériel entraînant par des réactions en chaîne des réponses automatiques, celles-ci en déclenchant d’autres des parties adverses, et ainsi de suite, jusqu’à l’anéantissement final ?

On peut multiplier les hypothèses. On ne saura jamais la vérité : les moyens de la connaître ont été anéantis.

La nuit commence ce jour de Pâques où l’Histoire cesse, faute d’objet : La civilisation dont elle racontait la marche a pris fin.

*

À huit heures, j’allai chercher mon courrier au châtelet d’entrée où logeaient la Menou et Momo. Comme tous les matins, j’y trouvai le facteur Boudenot, beau garçon frisé, déjà un peu rougi et alourdi par le vin de ferme en ferme. Il était assis à la table de la cuisine, buvant le mien et à ma vue il souleva la moitié d’une fesse pour m’honorer. Je lui dis de ne pas se lever, pris mes lettres sur la table, et la Menou sortant un verre du placard, le remplit pour moi. Comme chaque matin, je le refusai et « 
pour non pas que le perdre
 », elle le but.

Revigorée, elle passa aux choses sérieuses. Emmanuel, faut quand même se décider à tirer le vin ce matin, que nous n’en avons bientôt plus. Je secoue les épaules avec impatience. Allons-y de suite, dis-je, à dix heures je dois me rendre à La Roque avec Germain. Allez, je pars, dit Boudenot en se levant avec tact. Je revois ses cheveux noirs frisés, son large sourire et ses yeux gais tandis qu’il me tend la main pour la deuxième fois, bien campé sur ses jambes, le vin chantant dans son estomac, heureux de voir tant de gens chaque matin et de circuler dans la petite auto jaune des P.T.T., la cigarette aux lèvres et le cul bien calé sur son coussin : beau métier pour un beau garçon qui a de l’instruction, qui ne se trompe pas quand il paye les mandats et « jouira » un jour de sa retraite. Puis il pivote sur ses talons et je vois son large dos s’encadrer dans l’embrasure de la porte basse.

La 2 CV jaune, on réussit plus tard à l’identifier, tordue et calcinée. Mais de Boudenot, pas la moindre trace, rien, pas même un os.

Je passai dans ma chambre prendre un pull et téléphoner à Germain aux
Sept Fayards.
Je l’avertis que je ne viendrais pas le chercher avant 10 heures 1/2 pour aller à La Roque. Dans la cour de la deuxième enceinte, en sortant du donjon, je rencontrai la Menou et je lui conseillai de se vêtir plus chaudement, la cave étant fraîche. Oh, moi, dit-elle, j’ai pas froid. C’est plutôt le Momo. Tandis qu’elle parlait, je la regardais de très haut, ayant d’elle, étant donné sa taille, une vue plongeante. Et dans son apparence, un détail absurde, à cette minute, me frappa. Elle était vêtue d’une sorte de sarrau noir, luisant d’usure, et juste au-dessous du décolleté carré de ce sarrau, j’aperçus à même la peau, dépassant à peine, une série d’épingles de nourrice dont je me demandai, je me souviens, avec étonnement d’abord ce qu’elles faisaient là, et ensuite sur quel sous-vêtement elles étaient épinglées, certainement pas un soutien-gorge, qu’aurait-il eu à soutenir, le malheureux ? Mais toi aussi, Menou, dis-je les yeux fixés sur la rangée d’épingles, toi aussi, prends un pull, il fait frais dans la cave, inutile d’attraper mal. Non, non, je n’ai pas froid, moi, dit la Menou, avec austérité ou gloriole, je n’aurais su le dire.

D’assez méchante humeur, j’installe ma tireuse à pistolet et je m’assois sur mon tabouret à vingt pas de la Menou. Car la cave est immense, « plus grande que le préau de l’école ». Elle est éclairée par des ampoules que j’ai dissimulées dans des niches et en cas de panne, par de grosses bougies fichées dans des appliques. Ni trop sèche, ni trop humide, sa température, hiver comme été, se maintient à plus treize, comme en témoigne le thermomètre mural au-dessus du poste d’eau. Le meilleur des frigidaires, dit la Menou, qui y garde nos conserves et, pendue aux voûtes, notre charcutaille.

C’est autour du poste d’eau que la Menou a groupé ses « outils » : rince-bouteilles fixé sur un bac alimenté en eau par un robinet, égouttoir et bouche-bouteille automatique. Elle est toute à son affaire, et son humeur contraste avec la mienne. Pour elle, qui pourtant ne boit qu’avec modération, tirer le vin est un rituel sacré, une fête antique, le constat exaltant de notre abondance, la promesse de gaietés futures. Pour moi, c’est une corvée. Et une corvée dont je ne peux me dispenser. Deux personnes suffiraient à l’opération, l’une pour tirer, l’autre pour boucher, mais ni l’une ni l’autre de ces deux personnes ne peut être Momo. S’il tire, le siphonnage à peine amorcé, il s’assure de la bonne arrivée du vin en portant le tuyau à ses lèvres avant de l’introduire dans le goulot du litre. S’il bouche, il prélève une gorgée à chaque bouteille avant de la clore.

J’assure donc le tirage, la Menou le bouchage et Momo, le transport de l’un à l’autre, et à tour de rôle, des bouteilles vides et des bouteilles pleines. Même ainsi, les incidents sont fréquents. De temps à autre, j’entends la Menou hurler :
Momo, tu veux mon pied au cul ?
Je n’ai pas besoin de lever la tête, je sais que Momo replace en hâte dans le panier métallique la bouteille entamée. Je le sais parce qu’en même temps, tenant pour rien l’accusation du témoin oculaire, Momo crie d’une voix indignée :
A ien fé !
(J’ai rien fait !).

Quand je tire, le vin monte si vite dans la bouteille qu’il exige une attention constante. C’est étonnant d’ailleurs, comme un travail manuel, même machinal comme celui-ci, empêche toute réflexion utile. Il est vrai que la mélodie gnangnan qui s’échappe du transistor que Momo porte en bandoulière (cadeau récent et malheureux de la Menou) n’aide pas à la concentration.

Je dépassai peu à peu ma mauvaise humeur initiale, mais sans mettre beaucoup d’enthousiasme dans ce que je faisais. Tirer du vin n’était pas une opération grisante, sauf conçue à la Momo. Mais il fallait le faire. C’était mon vin. J’étais assez fier de sa qualité, assez content de travailler avec la Menou, assez agacé en même temps par le manège de Momo et sa musiquette. Bref, je vivais un moment bien moyen et bien quotidien de ma vie, avec des petites émotions en demi-teintes, contradictoires et fugitives, des idées ou des ébauches d’idées qui ne m’intéressaient pas beaucoup, et une dose très modérée d’ennui résiduel.

On frappa violemment à la porte, comme dans les tragédies de Shakespeare, et Meyssonnier, suivi de Colin et du grand Peyssou, fit une entrée assez peu dramatique, bien qu’il fût contrarié au dernier degré, je m’en aperçus aussitôt, rien qu’à la façon dont il parpalégeait.

— On t’a cherché partout, dit-il en s’avançant jusqu’à moi dans le fond de la cave, suivi des deux autres.

Je notai avec humeur qu’il avait laissé ouvertes les deux portes du couloir voûté qui précédait la cave.

— C’est grand, ton truc. Heureusement, on a trouvé Thomas, qui nous a renseignés.

— Comment ! dis-je en lui tendant la main gauche par-dessus l’épaule, l’oeil fixé sur le niveau du vin, il n’est pas encore parti, Thomas ?

— Non, il était assis au soleil, sur les marches du donjon, en train de lire ses cartes.

Meyssonnier dit cela avec un certain ton de voix, car un jeune homme qui passait tant de temps à étudier les cailloux lui inspirait de la considération.

— Mes respects, monsieur le Comte, dit Colin, qui trouvait amusant de m’appeler ainsi depuis que j’avais acheté Malevil.

— Salut, dit le grand Peyssou.

Je ne les regardai pas. J’avais l’oeil fixé sur la montée du vin dans une bouteille. Il y eut un silence qui me parut gêné.

— Alors, dit le grand Peyssou, sentant cette gêne, ton Allemande, elle rapplique ?

Voilà au moins un sujet sans histoire. Du moins le pensait-il.

— Elle ne viendra pas, dis-je avec enjouement. Elle se marie.

— Tu me l’avais pas dit, remarqua la Menou sur un ton de reproche. Voyez-vous ça ! reprit-elle sur un ton de dérision. Elle se marie !

Je vis que ça la démangeait de faire de la morale, mais elle dut se rappeler la façon dont elle-même avait épousé son mari, et elle se tut.

— Pas possible ! dit le grand Peyssou. Elle se marie ? Ah, bien, vrai, je regrette, rapport à ce que je voulais lui faire.

— Tu vas te trouver sans aide, dit Colin.

Je ne pouvais pas me retourner pour regarder Meyssonnier, le niveau du vin montait si vite. Mais je notai qu’il n’ouvrait pas la bouche.

— J’aurai trois « au pair » à la fin du mois, dis-je au bout d’un moment.

— Filles, ou garçons ? dit Peyssou.

— Un garçon, deux filles.

— Deux filles ! dit Peyssou. Mais il n’insista pas, et le silence recommença à peser.

— Menou, dis-je, va donc chercher trois verres pour ces messieurs.

— Ça n’est pas la peine, dit Peyssou en s’humectant les lèvres.

— Momo, dit la Menou, va donc les chercher, que tu vois bien que je suis occupée.

En réalité, elle n’avait pas envie de quitter la cave au moment où la conversation allait devenir intéressante.

— Nieba
(j’y vais pas) ! dit Momo.

— Tu veux mon pied au cul ? dit la Menou en se levant d’un air menaçant.

Momo se mit d’un saut hors d’atteinte, et répéta, en piétinant le sol avec rage :

— Nieba !

— Tu iras ! dit la Menou en faisant un pas vers lui.

— Momo nieba !
cria Momo avec défi, la main sur la poignée de la porte, prêt à s’enfuir.

Menou mesura la distance qui le séparait d’elle et se rassit avec calme.

— Si tu y vas, dit-elle d’un ton paisible en actionnant le levier du bouche-bouteille, je te ferai des frites ce soir.

La convoitise envahit le visage mal rasé de Momo et fit briller ses petits yeux noirs, des yeux d’animal, vifs et naïfs.

— Emomi ?
dit-il avec vivacité, en fourrageant d’une main dans sa toison noire et hirsute, et de l’autre dans sa braguette.

— C’est promis, dit la Menou.

— Ibé,
dit Momo avec un sourire ravi. Et il disparut si vite qu’il omit de fermer les portes derrière lui. On entendit ses godillots cloutés claquer sur les dalles de l’escalier.

Le grand Peyssou se tourna vers la Menou.

— On peut dire que ton garçon te donne du mal, dit-il avec politesse.

— Oh, il a bien sa petite volonté, allez ! dit la Menou d’un air de contentement.

BOOK: Malevil
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