Le prince aux yeux fuyants, aux
épaules étroites et à la poitrine creuse qui, en cette minute, devenait le roi
de France, éprouva une étrange sensation dans la nuque, comme si des étoiles
venaient d’y éclater. L’angoisse le saisit, au point qu’il craignit de tomber
en défaillance.
À sa droite ses deux frères,
Philippe, comte de Poitiers, et Charles, qui n’avait pas encore d’apanage,
regardaient intensément la tombe.
À sa gauche se tenaient ses deux
oncles, le comte de Valois et le comte d’Évreux, deux hommes de forte carrure.
Le premier avait franchi la quarantaine, le second en approchait.
Le comte d’Évreux était assailli
d’images anciennes. « Il y a vingt-neuf ans, nous étions trois fils nous
aussi, à cette même place, devant la fosse de notre père… Et voilà maintenant
que le premier de nous s’en va. La vie est déjà passée. »
Son regard se posa sur le gisant immédiatement
voisin, qui était celui du roi Philippe III. « Père, pria intensément
Louis d’Évreux, accueillez dans l’autre royaume mon frère Philippe, car il vous
a bien succédé. »
Plus loin, se trouvaient la tombe de
Saint Louis et les lourdes effigies des grands ancêtres. De l’autre côté de la
nef, on apercevait les espaces vides qui s’ouvriraient un jour pour le jeune
homme, dixième à porter le nom de Louis, qui accédait au trône, et après lui,
règne après règne, pour tous les rois futurs. « Il y a de la place encore
pour beaucoup de siècles », pensa Louis d’Évreux.
Monseigneur de Valois, les bras
croisés, le menton haut, observait toute chose et veillait à ce que la
cérémonie se déroulât comme elle devait.
— Le roi est mort ! Vive
le roi !…
Cinq fois encore, le cri retentit à
travers la basilique, à mesure que défilaient, jetant leur bâton de fonction,
les maîtres de l’hôtel. Le dernier bâton rebondit sur le cercueil, et le
silence tomba.
Louis X fut pris à ce moment
d’un violent accès de toux qu’il ne put, quelque effort qu’il fit, dominer. Un
flux de sang lui vint aux joues, et il demeura une bonne minute secoué par sa
quinte, comme s’il allait cracher l’âme devant la tombe de son père.
Les assistants se regardèrent ;
les mitres se penchèrent vers les mitres, et les couronnes vers les
couronnes ; il y eut des chuchotements d’inquiétude et de pitié. Chacun
pensait : « Et si celui-là aussi mourait dans quelques
semaines ? »
Parmi les pairs laïcs, la puissante
comtesse Mahaut d’Artois, haute, large, couperosée, observait son neveu Robert,
dont les mâchoires émergeaient au-dessus de tous les fronts. Elle se demandait
pourquoi, la veille, il était arrivé à Notre-Dame, au beau milieu de l’office
funèbre, la barbe pas rasée et crotté jusqu’aux reins. D’où venait-il,
qu’était-il allé faire ? Dès que Robert apparaissait, il y avait de
l’intrigue dans l’air. Il semblait fort en cour, ces temps-ci, ce qui ne
laissait pas d’inquiéter Mahaut, elle-même tenue en défaveur depuis que ses
deux filles étaient enfermées, l’une à Dourdan, l’autre à Château-Gaillard.
Entouré des légistes du Conseil,
Enguerrand de Marigny, coadjuteur du souverain qu’on enterrait, portait un
deuil de prince. Marigny était de ces rares hommes qui peuvent avoir la
certitude d’être entrés en leur vivant dans l’Histoire, parce qu’ils l’ont
faite. « Sire Philippe, mon roi… » songeait-il en s’adressant au
cercueil. « Tant de journées où nous avons travaillé côte à côte !
Nous pensions de même en toutes choses. Nous avons commis des erreurs, nous les
avons corrigées… Dans vos derniers jours, vous vous êtes un peu éloigné de moi,
parce que votre esprit était affaibli et que les envieux cherchaient à nous
séparer. Je vais être tout seul à l’ouvrage, maintenant. Je vous jure de bien
défendre ce que nous avons accompli ensemble. »
Il fallait à Marigny se représenter
sa prodigieuse carrière, considérer d’où il était parti et où il était parvenu,
pour mesurer en cet instant sa puissance à la fois et sa solitude.
« L’œuvre de gouverner n’est jamais achevée », se disait-il. Il y
avait de la ferveur chez ce grand politique, et vraiment il pensait au royaume
comme un second roi.
L’abbé de Saint-Denis, Egidius de
Chambly, à genoux au bord de la fosse, traça un dernier signe de croix, puis se
releva, et six moines poussèrent la lourde pierre plate qui devait fermer le
tombeau.
Plus jamais Louis de Navarre, à
présent Louis X, n’entendrait la terrible voix de son père lui dire,
pendant les conseils :
— Taisez-vous, Louis !
Mais loin d’être délivré, il
éprouvait une faiblesse panique. Il sursauta, parce que l’on prononçait à côté
de lui :
— Allez, Louis !
C’était Charles de Valois qui
l’invitait à avancer. Louis X se tourna vers son oncle et murmura :
— Vous l’avez vu devenir roi.
Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ?
— Il a pris sa charge d’un
coup, répondit Charles de Valois.
« Et il avait dix-huit ans…
sept ans de moins que moi », pensa Louis X. Tous les regards étaient
arrêtés sur lui. Il eut à fournir un effort pour marcher. À sa suite, la tribu
capétienne, princes, pairs, barons, prélats, dignitaires, entre les buissons de
cierges et les gisants des rois, traversa la sépulture de famille. Les moines
de Saint-Denis fermaient le cortège, les mains dans les manches et chantant un
psaume.
On passa ainsi de la basilique dans
la salle capitulaire de l’abbaye où était servi le repas qui clôturait les
funérailles…
— Sire, dit l’abbé Egidius,
nous ferons désormais deux prières, l’une pour le roi que Dieu nous a pris,
l’autre pour celui qu’il nous donne.
— Je vous en remercie, mon
père, dit Louis X d’une voix mal assurée.
Puis il s’assit avec un soupir de
lassitude et demanda aussitôt un gobelet d’eau qu’il vida d’un trait. Durant
tout le repas il resta silencieux. Il se sentait fiévreux, fourbu d’âme et de
corps.
« Il faut être robuste pour
être roi », disait autrefois Philippe le Bel à ses fils, lorsque ceux-ci
rechignaient aux exercices équestres ou à l’apprentissage des armes. « Il
faut être robuste pour être roi », se répétait Louis X en ce premier
moment de son règne. Chez lui la fatigue engendrait l’irritation, et il pensait
avec humeur que celui qui héritait d’un trône eût bien dû hériter aussi la
force de s’y tenir droit.
De fait, ce que le cérémonial
exigeait du souverain, pour son entrée en fonctions, était proprement
accablant.
Louis, après avoir assisté à
l’agonie de son père, avait eu à prendre ses repas pendant deux jours auprès du
cadavre embaumé. En effet, le principe royal ne souffrant ni chevauchement ni
césure dans son incarnation, le roi mort était supposé régner jusqu’à son
ensevelissement, et son successeur, à côté de sa dépouille, mangeait en quelque
sorte pour lui, à sa place.
Plus encore que la présence de la
grande forme cireuse, vidée de ses entrailles et revêtue des vêtements
d’apparat, avait été pénible pour Louis la vue du cœur de son père, placé près
de la couche funéraire dans un coffret de cristal et de bronze doré. Chacun qui
voyait ce cœur, les artères tranchées à ras, derrière la vitre, demeurait
stupéfait de sa petitesse ; « un cœur d’enfant… ou d’oiseau »,
murmuraient les visiteurs. Et l’on avait peine à croire qu’un si minuscule
viscère eût animé un si terrible monarque
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.
Puis s’était effectué le transport
du corps, par voie d’eau, de Fontainebleau à Paris ; puis, dans la
capitale même, s’étaient succédé chevauchées, veilles, offices religieux et
processions interminables, tout cela par un affreux temps d’hiver où l’on
pataugeait dans la boue glacée, où une mauvaise petite neige vous giflait le
visage.
Louis X enviait son oncle
Valois, qui, constamment à ses côtés, décidant de tout, tranchant des problèmes
de préséance, infatigable, volontaire, semblait, lui, avoir des nerfs de roi.
Déjà, parlant à l’abbé Égidius,
Valois commençait à s’inquiéter du sacre de Louis, qui prendrait place l’été
suivant. Car l’abbaye de Saint-Denis avait la garde non seulement des tombes
royales, non seulement de la bannière de France, mais aussi des vêtements et
attributs portés par les rois lors du couronnement. Valois tenait à savoir si
tout était en ordre. Le grand manteau, depuis vingt-neuf ans, n’avait-il pas
subi de dommages ? Les écrins, pour transporter à Reims le sceptre, les
éperons et la main de justice, étaient-ils en bon état ? Et la couronne
d’or ? Il faudrait que les orfèvres au plus tôt missent la coiffe à la
nouvelle mesure.
L’abbé Égidius observait le jeune
roi que la toux continuait de secouer, et pensait : « Certes, on va
tout préparer ; mais tiendra-t-il jusque-là ? »
Quand le repas fut achevé, Hugues de
Bouville, grand chambellan de Philippe le Bel, vint casser devant Louis X
son bâton doré, et signifier par là qu’il avait terminé son office. Le gros
Bouville avait les yeux emplis de larmes ; ses mains tremblaient, et il
dut s’y prendre à trois fois pour briser son sceptre de bois, image et délégation
du grand sceptre d’or. Puis au premier chambellan de Louis, Mathieu de Trye,
qui allait lui succéder dans la fonction, il murmura :
— À vous maintenant, messire.
Alors la tribu capétienne sortit de
table et se dirigea vers la cour où attendaient les montures.
Dehors, la foule était maigre, pour
crier : « Vive le roi ! » Les gens s’étaient assez gelés,
la veille, à regarder le grand cortège qui comprenait les troupes, le clergé de
Paris, les maîtres de l’Université, les corporations ; celui d’aujourd’hui
n’offrait plus rien qui pût émerveiller. Il tombait une sorte de grésil qui
perçait les vêtements jusqu’à la peau ; et seuls saluaient le nouveau roi
quelques acharnés de la badauderie, ou les riverains qui pouvaient crier du pas
de leur porte sans se mouiller.
Depuis l’enfance, le Hutin attendait
de régner. À chaque semonce, échec ou contrariété que lui attirait sa
médiocrité d’esprit et de caractère, il se disait rageusement : « Le
jour où je serai roi… » Et cent fois, il avait souhaité que le sort hâtât
la disparition de son père.
Or voilà que sonnait l’heure qui
l’exauçait ; voilà qu’il venait d’être proclamé. Il sortait de
Saint-Denis… Mais rien ne l’avertissait, intérieurement, qu’aucun changement se
fût produit en lui. Il se sentait seulement plus faible que la veille, et
pensait davantage à ce père qu’il avait si peu aimé.
La tête basse, les épaules
frissonnantes, il poussait son cheval entre les champs déserts où des restes de
chaume perçaient des restes de neige. Le crépuscule s’assombrissait rapidement.
À la porte de Paris, le cortège fit halte pour permettre aux archers d’escorte
d’allumer des torches.
Le peuple de la capitale ne fut
guère plus enthousiaste que celui de Saint-Denis. Quelles raisons d’ailleurs
aurait-il eues de se montrer joyeux ? L’hiver précoce entravait les
transports et multipliait les décès. Les dernières récoltes avaient été
mauvaises ; les denrées enchérissaient à mesure qu’elles se
raréfiaient ; il y avait de la disette dans l’air. Et le peu qu’on
connaissait du nouveau roi n’incitait pas à l’espoir.
On le disait brouillon, querelleur
et cruel ; et le public, qui déjà le désignait par son surnom, ne pouvait
citer de lui aucun acte important ou généreux. Sa seule renommée lui venait de
son infortune conjugale.
« C’est à cause de cela que le
peuple ne me témoigne point d’affection, se disait Louis X ; à cause
de cette catin qui m’a bafoué devant tous… Mais s’ils ne veulent point m’aimer,
je ferai tant qu’ils trembleront et crieront Noël en me voyant comme s’ils
m’aimaient bien fort. Et d’abord je veux reprendre épouse, avoir une reine à
côté de moi… pour que mon déshonneur soit effacé. »
Hélas ! Le rapport que lui
avait fait la veille son cousin Robert d’Artois, retour de Château-Gaillard, ne
laissait pas paraître l’entreprise aisée. « La garce cédera ; je la
ferai mettre à tels régimes et tourments qu’elle cédera ! »
Comme il s’était dit dans le petit
peuple que le roi jetterait des pièces de monnaie sur son passage, des groupes
de pauvres se tenaient au coin des rues. Les torches des archers éclairaient un
instant leurs visages maigres, leurs yeux avides et leurs mains tendues. Mais
aucune piécette ne tomba.
Par le Châtelet et le Pont au Change
le cortège atteignit ainsi le palais de la Cité.
La comtesse Mahaut donna le signal
de la dispersion en déclarant que chacun avait maintenant besoin de chaleur et
de repos, et qu’elle rentrait à l’hôtel d’Artois. Prélats et barons prirent
chacun le chemin de sa demeure. Les frères du nouveau roi eux-mêmes se
retirèrent. Si bien que lorsqu’il eut mis pied à terre, Louis X ne se
trouva plus entouré, en dehors de ses serviteurs et écuyers personnels, que par
ses deux oncles Évreux et Valois, Robert d’Artois, Marigny et Mathieu de Trye.
Ils passèrent par la Galerie
mercière, immense et presque déserte à cette heure. Quelques marchands, qui
finissaient de cadenasser leurs éventaires, ôtèrent leur bonnet.
Le Hutin avançait lentement, les
jambes raides dans des bottes trop lourdes, le corps chaud de fièvre. Il
regardait, à sa droite, à sa gauche, les quarante statues de rois, haut placées
sur de larges consoles sculptées, et que Philippe le Bel avait choisi de
dresser là, dans le vestibule de l’habitation royale, telles des répliques
debout des gisants de Saint-Denis, afin que le souverain vivant apparût à chaque
visiteur comme le continuateur d’une race sacrée, désignée par Dieu pour
exercer le pouvoir.