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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (43 page)

BOOK: La Révolution des Fourmis
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104. LA BATAILLE DU LYCÉE

 

Ils étaient partis cinq cents du centre culturel, ils arrivèrent
huit cents sur la grande place, face au lycée.

Leur manifestation n’avait rien d’un défilé
revendicatif ; c’était un véritable carnaval, au sens premier du mot.

Au Moyen Âge, le carnaval avait une signification précise.
C’était le jour des fous, celui où toutes les tensions se libèrent. Le jour du
grand carnaval, toutes les règles étaient foulées aux pieds. On avait le droit
de tirer les moustaches des gendarmes et de pousser les édiles dans le
ruisseau. On pouvait sonner aux portes et jeter de la farine sur le visage de
n’importe qui. On brûlait le bonhomme Carnaval, une marionnette géante de
paille, symbole de toutes les autorités.

C’est parce que le jour de carnaval existait que,
précisément, le pouvoir en place était respecté.

De nos jours, on a oublié le sens réel de cette
manifestation sociologiquement indispensable. Le carnaval n’est désormais
qu’une fête pour commerçants, comme Noël, la fête des pères, la fête des mères
ou celle des grand-mères ; ce ne sont plus que des fêtes vouées à la consommation.

On a oublié le rôle premier du carnaval : donner à la
population l’illusion que la rébellion était possible, ne serait-ce que
l’espace d’un seul jour.

Pour tous ces jeunes et même ces moins jeunes, ici, c’était
la première fois depuis leur naissance qu’occasion leur était offerte
d’exprimer leur envie de fête, mais aussi leurs révoltes et leurs frustrations.
Huit cents personnes qui rongeaient leur frein depuis toujours se déchaînaient
soudain en une grande sarabande.

Les amateurs de rock et les badauds avançaient en une longue
cohorte bruyante et chamarrée. Parvenus sur la place du lycée, ils découvrirent
six cars de CRS qui leur barraient la route.

Ils firent halte.

Les manifestants toisèrent les forces de l’ordre établi. Les
forces de l’ordre établi toisèrent les manifestants. Julie considéra la
situation.

Le commissaire Maximilien Linart, brassard au-dessus du
coude, était posté devant ses hommes, faisant face à la masse bruyante.

— Dispersez-vous, cria-t-il dans son porte-voix.

— Nous ne faisons rien de mal, répondit Julie sans
porte-voix.

— Vous troublez l’ordre public. Il est dix heures
passées. Les habitants désirent dormir et vous vous livrez à du tapage
nocturne.

— On veut juste aller faire la fête au lycée, rétorqua
Julie.

— Le lycée est fermé la nuit et vous n’avez pas
l’autorisation de le faire rouvrir. Vous avez fait assez de bruit.
Dispersez-vous, rentrez chez vous. Je vous répète que les gens ont le droit de
dormir.

Une seconde, Julie hésita mais elle se reprit vite, toute à
son rôle de Pasionaria.

— Nous ne voulons pas que les gens dorment. Que le
monde se réveille !

— C’est toi, Julie Pinson ? interrogea le
commissaire. Rentre à la maison, ta mère doit s’inquiéter.

— Je suis libre. Tous, nous sommes libres. Rien ne nous
arrêtera. En avant pour la…

Le mot ne parvenait pas à sortir de sa gorge. Faiblement
d’abord, puis avec plus de conviction, elle articula encore :

— En avant pour la… pour la Révolution.

Une clameur monta de la foule. Tous étaient prêts à jouer le
jeu. Car ce n’était qu’un jeu, même si cette présence policière risquait de le
rendre dangereux. Sans que Julie le leur demande, ils levèrent le poing et
entonnèrent l’hymne du concert :

 

Fin, ceci est la fin.

Ouvrons-tous nos sens.

Un vent nouveau souffle ce matin.

 

Écartant les bras, se donnant la main pour montrer leur
nombre et occuper toute la place, ils s’avancèrent vers le lycée.

Maximilien se concerta avec ses subordonnés. L’heure n’était
plus à la négociation. Les consignes du préfet étaient claires. Pour restaurer
l’ordre public, il fallait disperser au plus vite les trublions. Il proposa
d’utiliser la tactique du boudin, laquelle consistait à charger au centre afin
que les manifestants se dispersent sur les côtés.

De son côté, Julie rassemblait les Sept Nains pour discuter,
elle aussi, de la suite des événements. Ils décidèrent de constituer huit
groupes autonomes de manifestants, avec chacun à leur tête un des musiciens.

— Il faudrait pouvoir communiquer entre nous, dit
David.

Ils demandèrent à la foule amassée autour d’eux si certains
avaient des téléphones portables à prêter à la Révolution. Il leur en fallait
huit. On leur en proposa davantage. Apparemment, même pour se rendre à un
concert, les gens étaient incapables de se séparer de leur appareil.

— Nous allons utiliser la technique du chou-fleur, dit
Julie.

Et elle expliqua à la cantonade la stratégie qu’elle venait
d’improviser.

Les manifestants reprirent leur marche. En face, les
policiers mirent leur plan en pratique. À leur grande surprise, ils ne
rencontrèrent pas de résistance. Le chou-fleur, inventé par Julie, s’émietta.
Dès que les policiers s’approchèrent, les manifestants se dispersèrent dans
huit directions différentes.

Les rangs compacts des policiers se désagrégèrent pour les
poursuivre.

— Restez groupés ! Protégez le lycée, ordonna
Maximilien dans son porte-voix.

Les CRS, comprenant le danger, reformèrent leur peloton au
centre de la place tandis que les manifestants poursuivaient leur manœuvre.

Julie et les filles du club de aïkido étaient les plus
proches des forces de l’ordre auxquelles elles adressaient force sourires et
baisers provocateurs.

— Attrapez cette meneuse, dit le commissaire en
désignant Julie.

Le peloton de CRS se dirigea aussitôt vers Julie et ses
amazones. C’était exactement ce qu’avait souhaité la jeune fille aux yeux gris
clair. Elle donna l’ordre de fuite groupée et signala dans son téléphone :

— Ça y est. Les chats poursuivent les souris.

Pour mieux démonter les policiers, les amazones avaient
déchiré leur tee-shirt, dévoilant un peu leurs charmes. L’air embaumait la
guerre et les parfums féminins.

 

105. ENCYCLOPÉDIE

 

STRATÉGIE D’ALYNSKI
 : En 1970, Saul Alynski, agitateur hippie
et figure majeure du mouvement étudiant américain, publia un manuel énonçant
dix règles pratiques pour mener à bien une révolution.

1. Le pouvoir n’est
pas ce que vous possédez mais ce que votre adversaire s’imagine que vous
possédez.

2. Sortez du champ
d’expérience de votre adversaire. Inventez de nouveaux terrains de lutte dont
il ignore encore le mode de conduite.

3. Combattez l’ennemi
avec ses propres armes. Utilisez pour l’attaquer les éléments de son propre
code de références.

4. Lors d’une
confrontation verbale, l’humour constitue l’arme la plus efficace. Si on
parvient à ridiculiser l’adversaire ou, mieux, à contraindre l’adversaire à se
ridiculiser lui-même, il lui devient très difficile de remonter au créneau.

5. Une tactique ne
doit jamais devenir une routine, surtout lorsqu’elle fonctionne. Répétez-la à
plusieurs reprises pour en mesurer la force et les limites, puis changez-en.
Quitte à adopter une tactique exactement contraire.

6. Maintenez
l’adversaire sur la défensive. Il ne doit jamais pouvoir se dire :
« Bon, je dispose d’un répit, profitons-en pour nous réorganiser. »
On doit utiliser tous les éléments extérieurs possibles pour maintenir la
pression.

7. Ne jamais bluffer
si on n’a pas les moyens de passer aux actes. Sinon, on perd toute crédibilité.

8. Les handicaps
apparents peuvent se transformer en les meilleurs des atouts. Il faut
revendiquer chacune de ses spécificités comme une force et non comme une
faiblesse.

9. Focaliser la cible
et ne pas en changer durant la bataille. Il faut que cette cible soit la plus
petite, la plus précise et la plus représentative possible.

10. Si on obtient la
victoire, il faut être capable de l’assumer et d’occuper le terrain. Si on n’a
rien à proposer de nouveau, il ne sert à rien de tenter de renverser le pouvoir
en place.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

106. RETROUVAILLES

 

Elles font la jonction sur un nénuphar épargné par le feu et
les tirs d’artillerie. Les fourmis délivrées se livrent à des trophallaxies
avec leurs libératrices. Comme la nuit et le froid commencent à devenir
ankylosants, on se réchauffe et on s’éclaire avec les braises.

24
e
est indemne.

Princesse 103
e
s’approche lentement de sa
compagne de croisade. Elles se retrouvent au centre du cœur jaune de la fleur
du nénuphar. Derrière elles, un pétale translucide laisse filtrer la lumière et
la chaleur d’une braise orange.

Princesse 103
e
embrasse avidement son amie pour
lui offrir une trophallaxie sucrée. 24
e
rabaisse timidement ses
antennes en arrière en signe d’acceptation, puis, affamée, avale les aliments à
moitié digérés préservés dans le jabot social de la fourmi rousse.

24
e
a changé. Elle n’est pas seulement épuisée
par les récents combats. Même son physique s’est modifié. Tout dans son odeur,
son attitude, son port de cou, est différent.

Princesse 103
e
se dit que c’est peut-être la vie
parmi sa petite communauté utopique qui l’a ainsi chamboulée.

24
e
veut s’expliquer mais le plus simple encore,
pour les deux myrmécéennes, c’est de se livrer à une C.A.

Princesse 103
e
est d’accord pour que leurs
cerveaux se branchent l’un sur l’autre. Leur dialogue prendra ainsi une
intensité, une profondeur et une rapidité inégalées. Toutes deux approchent
doucement leurs segments sensoriels, se cherchent et se palpent un peu comme
si, par jeu, elles voulaient faire croire qu’elles ont oublié comment on s’y
prend pour communiquer intensément.

Ça y est ! Leurs quatre antennes sont collées deux à
deux. La pensée de l’une entre directement en contact avec celle de l’autre.

Princesse 103
e
comprend que ce qu’elle a pris
pour un léger changement chez 24
e
est en fait bien davantage. La jeune
exploratrice s’est dotée d’un… sexe. Elle aussi ! 24
e
s’explique. Sa passion pour les jolies histoires lui a donné l’envie de jouir
d’une plus grande sensibilité. Elle s’est donc mise en quête d’un nid de
guêpes. Elle a fini par obtenir de la gelée hormonale royale au milieu d’un nid
de guêpes rhysses.

Pour des raisons indéterminées, peut-être la température, peut-être
la manière dont elle a assimilé ce cocktail d’hormones, elle s’est retrouvée
avec un sexe… masculin.

24
e
est maintenant un mâle.

24
e
est désormais un prince.

Toi aussi, tu as changé. Tes antennes exhalent des
relents différents. Tu…

La princesse ne le laisse pas finir.

Moi aussi, grâce à la gelée des guêpes, j’ai obtenu un
sexe. Je suis désormais une femelle.

Les antennes s’immobilisent, désorientées. C’est si étrange.
Elles se sont quittées toutes deux soldates asexuées, individus neutres sans
importance programmés pour vivre trois années au plus. À présent, grâce à un
artifice merveilleux de leurs ancêtres les guêpes, elles sont promues prince et
princesse myrmécéens, dotés de cette formidable capacité de transmettre leurs
spécificités à leur future progéniture.

Sans réfléchir, les deux fourmis se livrent à une nouvelle
trophallaxie sucrée, bien plus profonde, celle-là.

Prince 24
e
renvoie en sens inverse la nourriture
que lui a donnée Princesse 103
e
puis Princesse 103
e
offre
à nouveau une goulée de pâte alimentaire.

Certains aliments ont déjà fait trois allers-retours d’un
jabot social à l’autre. Mais elles aiment bien échanger le contenu de leur
jabot social. C’est si rassurant. Alors qu’autour d’elles, leurs compagnes
s’affairent à se raconter leurs odyssées respectives, les deux métamorphosées
s’isolent parmi les étamines du nénuphar nacré.

En hâte, Princesse 103
e
explique ce qu’elle a appris
des Doigts, elle explique la télévision, la machine à communiquer avec les
Doigts, leurs inventions, leurs angoisses, tout…

Les deux sexuées pensent évidemment à s’accoupler.

Cependant 103
e
a un mouvement de recul.

Tu ne veux pas de moi
 ?

Non, c’est autre chose. Les deux fourmis savent. Dans les
sociétés insectes, les mâles meurent lors de l’acte amoureux. Peut-être
Princesse 103
e
a-t-elle été pervertie par le romantisme des Doigts
mais elle ne veut pas voir périr son ami 24
e
. Sa survie lui importe
plus que l’accouplement.

D’un commun accord, ils décident donc de ne plus penser à
s’emboîter.

La nuit tombe. Fourmis de la communauté du Cornigera et
fourmis du cuirassé-tortue s’endorment au creux de la caverne d’un nid de
serpents. Demain, la route sera longue.

 

107. ENCYCLOPÉDIE

 

UTOPIE DES ADAMITES
 : En 1420, s’est produite en Bohême la
révolte des Hussites. Précurseurs du protestantisme, ils réclamaient la réforme
du clergé et le départ des seigneurs allemands. Un groupe plus radical se
détacha du mouvement : les Adamites. Eux remettaient en cause non
seulement l’Église mais la société tout entière. Ils estimaient que la
meilleure manière de se rapprocher de Dieu serait de vivre dans les mêmes
conditions qu’Adam, le premier homme avant le péché originel. D’où leur
appellation. Ils s’installèrent sur une île du fleuve Moldau, non loin de
Prague. Ils y vécurent nus, en communauté, mettant tous leurs biens en commun
et faisant de leur mieux pour recréer les conditions de vie du Paradis
terrestre, avant la « Faute ».

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