Le Jour des Fourmis (19 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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— Oui, et alors ?

— Nous vivons la même situation
critique. Adaptons-nous encore, coulons-nous dans ce moule nouveau.

— Il délire, il délire à
fond ! s’exclama l’inspecteur Gérard Galin, levant les yeux au ciel.

— Non, murmura Jonathan Wells,
je crois comprendre ce qu’il veut dire. Nous trouverons la solution parce que
nous n’avons pas d’autre issue que de la trouver.

— Ah oui, on peut toujours la
chercher, la solution. On n’a même que ça à faire en attendant de crever de
faim.

— Laissez parler Jason, ordonna
Augusta. Il n’a pas fini.

Jason Bragel se dirigea vers le
lutrin et s’empara de l’
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

— Je l’ai relue cette nuit,
dit-il. J’étais convaincu que la solution y était inscrite en toutes lettres.
J’ai cherché longtemps, et j’ai enfin trouvé ce passage que j’aimerais vous
lire à voix haute. Écoutez bien.

48. ENCYCLOPÉDIE

HOMÉOSTASIE : Toute forme de
vie est en recherche d’homéostasie.

« Homéostasie »
signifie équilibre entre milieu intérieur et milieu extérieur. Toute structure
vivante fonctionne en homéostasie. L’oiseau a des os creux pour voler. Le
chameau a des réserves d’eau pour survivre dans le désert. Le caméléon change
la pigmentation de sa peau pour passer inaperçu de ses prédateurs. Ces espèces,
comme tant d’autres, se sont maintenues jusqu’à nos jours en s’adaptant à tous
les bouleversements de leur milieu ambiant. Celles qui ne surent pas s’harmoniser
avec le monde extérieur ont disparu.

L’homéostasie est la capacité
d’autorégulation de nos organes par rapport aux contraintes extérieures.

On est toujours surpris de constater
à quel point un simple quidam peut endurer les épreuves les plus rudes et y
adapter son organisme. Durant les guerres, circonstances où l’homme est
contraint de se surpasser pour survivre, on a vu des gens qui n’avaient
jusque-là connu que confort et tranquillité se mettre sans rechigner au régime
eau et pain sec. En quelques jours, les citadins perdus en montagne apprennent
à reconnaître les plantes comestibles, à chasser et manger des animaux qui leur
avaient toujours répugné : taupes, araignées, souris, serpents… Robinson
Crusoé de Daniel Defoe ou L’Ile mystérieuse de Jules Verne sont des livres à la
gloire de la capacité d’homéostasie de l’être humain. Tous, nous sommes en
perpétuelle recherche de l’homéostasie parfaite, car nos cellules ont déjà
cette préoccupation. Elles convoitent en permanence un maximum de liquide
nutritif à la meilleure température et sans agression de substance toxique.
Mais quand elles n’en disposent pas, elles s’adaptent C’est ainsi que les
cellules du foie d’un ivrogne sont mieux accoutumées à assimiler l’alcool que
celles d’un abstinent. Les cellules des poumons d’un fumeur fabriqueront des
résistances à la nicotine. Le roi Mithridate avait même entraîné son corps à
supporter l’arsenic. Plus le milieu extérieur est hostile, plus il oblige la
cellule ou l’individu à développer des talents inconnus.

Edmond Wells,

Encyclopédie du savoir relatif et absolu, tome II.

 

Un long silence suivit cette
lecture. Jason Bragel le rompit pour mieux enfoncer le clou :

— Si nous mourons, c’est que
nous n’aurons pas réussi notre adaptation à ce milieu extrême.

Gérard Galin explosa :

— Milieu extrême, tu en as de
bonnes ! Est-ce que les prisonniers de Louis XI, bouclés dans leur
prison « fillette » d’un mètre carré, se sont adaptés à leurs
barreaux ? Est-ce que les fusillés peuvent durcir la peau de leur torse
pour repousser les balles ? Est-ce que les Japonais sont devenus plus
résistants aux radiations atomiques ? Tu plaisantes ! On ne peut
s’adapter à certaines agressions, même en le voulant très fort !

Alain Bilsheim s’approcha du lutrin.

— Il était bien intéressant,
ton passage de
l’Encyclopédie,
mais en ce qui nous concerne, je n’y vois
rien de concret.

— Ce que nous dit Edmond est
pourtant très clair : si nous voulons survivre, nous devons muter.

— Muter ?

— Oui. Muter. Devenir des
animaux cavernicoles, vivant sous terre et se nourrissant de peu. Utiliser le
groupe comme moyen de résistance et de survie.

— C’est-à-dire ?

— Nous avons raté notre
communication avec les fourmis et nous souffrons dans nos chairs parce que nous
ne sommes pas allés assez loin. Nous sommes restés des humains, frileux et
imbus d’eux-mêmes.

Jonathan Wells approuva :

— Jason a raison.
Nous avons franchi le chemin qui nous a conduits physiquement au fond
de la cave. Ce n’était que la moitié du parcours. De toute façon, les
circonstances nous contraignent à poursuivre notre voyage.

— Tu veux dire qu’il y a une
cave après la cave ? ricana Galin. Tu veux qu’on creuse sous le temple
pour trouver la cave du temple, laquelle nous mènerait on ne sait où ?

— Non. Comprends-moi bien. Une
moitié de la route était physique et nous l’avons effectuée avec notre corps.
L’autre concerne notre psychisme et là, tout reste à faire. À présent, il nous
faut changer notre esprit, muter dans nos têtes. Accepter de vivre comme les
animaux cavernicoles que nous sommes devenus. L’un de nous a dit une fois que
notre groupe ne pouvait espérer fonctionner avec une seule femelle pour quinze
mâles. C’était vrai pour une société humaine, mais pour une société
insecte ?

Lucie Wells sursauta. Elle avait
compris où menait le raisonnement de son mari. Pour survivre tous ensemble,
sous terre et avec très peu d’aliments, le seul moyen, c’était de se
transformer en… se transformer en…

À tous, au même instant, un même mot
montait aux lèvres.

Fourmis.

49. PLUIE

L’air est saturé d’électricité. La
foudre enflamme une tornade d’ions plus ou moins négatifs. Un grondement grave
lui succède puis un nouvel éclair fracasse le ciel en mille morceaux, projetant
sur les feuillages une inquiétante lumière blanc-violet.

Les oiseaux volent bas, au-dessous
des mouches.

Nouveau roulement de tonnerre. Un
nuage en forme d’enclume se brise. La carapace du scarabée volant s’illumine.
103 683
e
craint de glisser à bas de cette surface luisante.
Elle éprouve le même sentiment d’impuissance que lorsqu’elle s’était trouvée
face aux Doigts, gardiens du bout du monde.

Il faut rentrer,
lui fait comprendre son scarabéide.

Mais déjà la pluie tombe dru. Chaque
goutte peut s’avérer mortelle. De lourds pointillés succèdent à de gigantesques
barres de cristal. Tout contact avec les ailes du grand insecte serait fatal.

Le coléoptère panique. Il zigzague
au cœur de ce bombardement serré, tentant tout pour passer entre les gouttes.
103 683
e
ne contrôle plus rien. Simplement, elle se cramponne
de toutes ses griffes et des ventouses de ses puvilis plantaires. Tout va très
vite. Elle aimerait fermer ses yeux sphériques qui voient simultanément tous
les dangers, devant, derrière, dessous, dessus ! Mais les fourmis n’ont
pas de paupières. Ah ! comme elle a hâte de retrouver le plancher des
pucerons !

Une fine gouttelette perdue frappe
103 683
e
de plein fouet, plaquant ses antennes contre son
thorax. L’eau noie ses tiges réceptives et l’empêche de sentir la suite des
événements.

C’est comme si on lui coupait le
son. Il ne lui reste plus que l’image et c’est d’autant plus terrifiant.

Le gros scarabée est fourbu.

Les zigzags entre les
gouttes-javelots sont de plus en plus difficiles à réaliser. Chaque fois le
bout des ailes est humecté, alourdissant un peu plus l’ensemble volant.

Ils esquivent de justesse une lourde
sphère d’eau. Le rhinocéros bascule à 45° et vire pour en éviter une deuxième
encore plus grosse. De justesse. Mais l’eau touche sa patte, cela gicle et
éclabousse ses antennes.

Nouvel éclair de lumière.
Détonation.

Une fraction de seconde, l’animal
volant perd sa perception du monde extérieur. C’est comme s’il avait éternué.
Lorsqu’il reprend le contrôle de sa trajectoire, il est trop tard. Ils foncent
droit sur un pilier d’eau cristalline qui étincelle sous les éclairs de foudre.

Le scarabéide freine en mettant ses
deux ailes en position verticale. Mais ils vont trop vite. Freiner à cette
allure n’est pas possible. Ils partent dans une cabriole qui se poursuit par
une série de tonneaux avant.

103 683
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serre si
fort la carapace de son destrier volant que ses griffes viennent de transpercer
la chitine. Ses antennes mouillées lui fouettent les yeux et y restent collées.

Ils percutent une première fois un
pilastre d’eau qui les renvoie contre une ligne de pluie pointillée. Ils sont
recouverts d’ondée. Ils font maintenant dix fois leur poids d’origine. Ils
tombent comme une poire mûre sur la couverture de branchettes de la Cité.

Le rhinocéros éclate, corne brisée,
tête en miettes. Ses élytres montent vers le ciel comme pour continuer à voler
seuls. 103 683
e
, fourmi légère, sort indemne de la catastrophe.
Mais la pluie ne lui laisse pas de répit. Elle essuie tant bien que mal ses
antennes et fonce vers une entrée de la ville.

Un orifice d’aération se présente.
Des ouvrières l’ont obstrué pour protéger la Cité de l’inondation, mais
103 683 parvient à enfoncer le barrage. À l’intérieur, des gardes
l’insultent. Ne se rend-elle donc pas compte qu’elle met la Cité en
danger ? De fait, un mince ruisseau l’a poursuivie. La soldate n’en a cure,
elle continue de galoper tandis que des maçonnes s’empressent de refermer le
sas de sécurité.

Quand elle s’arrête, exténuée mais
au sec, une ouvrière compatissante lui propose une trophallaxie. La rescapée
l’accepte avec reconnaissance.

Les deux insectes se mettent face à
face et commencent à s’embrasser sur la bouche, puis à régurgiter les aliments
qui sont enfouis au fond de leur jabot social. Chaleur, don de son corps, tout
ce qu’elle aime.

Puis 103 683
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s’enfonce dans un tunnel et emprunte plusieurs galeries.

50. LABYRINTHE

Couloirs sombres et boyaux humides.
Il y flottait des relents insolites. Par terre gisaient des morceaux d’aliments
putréfiés et des déchets bigarrés. Le sol collait aux pattes, les murs
suintaient l’humidité.

Des poches d’individus se formaient.
Clochards, mendiants, faux musiciens, vrais zonards s’agglutinaient en poches
nauséabondes.

L’un d’eux, sanglé dans un blouson
rouge, s’approcha, sa bouche édentée figée en un sourire narquois :

— Alors, elle se promène toute
seule dans le métro, la petite demoiselle ? Elle sait pas que c’est
dangereux ? Elle veut pas un garde du corps ?

Il ricanait, dansant autour d’elle.

À l’occasion, Laetitia Wells savait
imposer le respect aux malotrus. Elle durcit son regard mauve, l’iris violet
vira presque au rouge sang, lançant un message :
« Dégage ! » L’homme s’esbigna en grommelant :

— Va donc, hé, bêcheuse !
Si tu te fais agresser, tu l’auras cherché !

La technique avait bien fonctionné
cette fois mais il n’était pas dit qu’elle marcherait à tous les coups. Or si
le métro était devenu le seul moyen de circuler correctement, il était aussi le
repaire des prédateurs des temps modernes.

Elle rejoignit le quai et manqua de
justesse une rame. Deux, puis trois passèrent en sens inverse tandis qu’autour
d’elle, la foule grossissait, s’interrogeant sur une nouvelle grève-surprise ou
se demandant si un imbécile n’avait pas eu la mauvaise idée de se suicider
quelques stations en amont.

Enfin, deux sphères de lumière
surgirent. Un crissement de freins aux frontières de l’aigu lui vrilla les
tympans. Le long tube de tôle peinte et rouillée se déploya sur le quai,
affichant toutes sortes de graffitis : « Mort aux cons »,
« Merde à celui qui le lira », « Babylone ta fin est proche »,
« Fuck bastard crazy boys territory », sans parler de petites
annonces et de dessins obscènes rapidement esquissés au feutre ou au canif.

Lorsque les portes s’ouvrirent, elle
s’aperçut avec désarroi que le wagon était déjà plein à craquer. Des visages et
des mains étaient aplatis contre les vitres. Personne ne semblait avoir assez
de courage pour appeler au secours.

Elle ne se souvenait plus quelle
était la motivation qui poussait tous ces gens à venir tous les jours
volontairement (et même en payant) s’entasser à plus de cinq cents dans une
boîte de tôle chaude de quelques mètres cubes. Aucun animal ne serait assez fou
pour se placer de son propre chef dans pareille situation !

D’emblée, Laetitia affronta
l’haleine aigre d’une vieillarde en haillons, les relents de nausée d’un gamin
malade porté à bout de bras par une dame empestant le parfum bon marché, un
maçon à la sueur fétide. Autour d’elle il y avait aussi un monsieur très chic
qui cherchait à lui caresser les fesses, un contrôleur qui exigeait son billet,
un chômeur qui mendiait piécettes ou tickets restaurant, un guitariste
s’égosillant malgré le vacarme.

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