Au bord oriental du monde
existent des troupeaux d’animaux mille fois gigantesques.
Les mythologies myrmécéennes les
évoquent en termes poétiques. Ils sont pourtant au-delà de toute poésie.
Les nourrices nous narraient leur
existence pour nous faire frissonner avec des contes d’horreur. Ils sont
au-delà de l’horreur.
Je n’avais jusque-là jamais
accordé beaucoup de crédit à ces histoires de monstres géants, gardiens des
bords de la planète et vivant en troupeaux de cinq. Je pensais qu’il ne
s’agissait que de sornettes destinées à des princesses vierges et naïves.
Maintenant, je sais qu’ILS
existent vraiment.
La destruction de la première
expédition de chasse, c’était EUX.
Les gaz qui ont empoisonné la
cité termite, c’était EUX. L’incendie qui a ravagé Bel-o-kan et tué ma mère,
c’était encore EUX.
EUX : les DOIGTS.
Je voulais les ignorer. Mais
désormais, je ne le peux plus.
Partout dans la forêt, on détecte
leur présence.
Chaque jour, les rapports des
éclaireuses confirment qu’ils s’approchent un peu plus de notre monde et qu’ils
sont très dangereux.
C’est pourquoi j’ai pris aujourd’hui
la décision de convaincre les miens de lancer une croisade contre les DOIGTS.
Ce sera une grande expédition armée visant à éliminer tous les DOIGTS de la
planète tant qu’il en est encore temps.
Le message est si déconcertant qu’il
leur faut quelques secondes pour l’assimiler. Les trois fourmis espionnes
voulaient savoir. Eh bien maintenant, elles savent !
Une croisade contre les
Doigts !
Il faut à tout prix avertir les
autres. Si seulement elles pouvaient en apprendre un peu plus encore. De
concert, elles retrempent leurs antennes.
Pour venir à bout de ces
monstres, je prévois que cette croisade sera menée par vingt-trois légions
d’infanterie d’assaut, quatorze légions d’artillerie légère, quarante-cinq
légions de combat rapproché tout-terrain, vingt-neuf légions…
Encore un bruit. Cette fois, plus de
doute. De la terre sèche craque sous une griffe. Les trois intruses lèvent
leurs appendices encore enduits d’informations secrètes. Tout a été trop
facile. Elles sont tombées dans un piège. Elles sont convaincues qu’on ne leur
a permis de pénétrer dans la Bibliothèque chimique que pour mieux les
démasquer.
Leurs pattes fléchissent, prêtes à
bondir. Trop tard. Les autres sont là. Les rebelles n’ont que le temps de
s’emparer de la coquille contenant la précieuse phéromone mémoire et de filer
par un petit couloir transversal.
L’alerte résonne dans le jargon
olfactif belokanien. C’est une phéromone dont la formule chimique est « C
8
-H
18
-O ».
La réaction est immédiate. On entend déjà le frottement de centaines de pattes
guerrières.
Les intruses s’enfuient, ventre à
terre. Il serait trop dommage de mourir là alors qu’elles sont les seules
rebelles à avoir pénétré dans la Bibliothèque chimique et réussi à déchiffrer
la phéromone sans doute la plus essentielle de la reine Chli-pou-ni !
Course-poursuite à travers les
couloirs de la Cité. Comme dans un rallye de bobsleigh, les fourmis vont si
vite qu’elles négocient des virages perpendiculairement au sol.
Parfois, au lieu de redescendre,
elles continuent en sprintant au plafond. Il est vrai que la notion de haut et
de bas est toute relative dans une fourmilière. Avec des griffes, on peut
marcher et même courir partout.
Les bolides à six pattes filent à
une allure vertigineuse. Le décor fonce sur elles.
Ça monte, ça descend, ça tourne.
Fuyardes et poursuivantes enjambent un précipice. Toutes passent de justesse,
sauf une qui trébuche et tombe.
Un masque luisant surgit devant la
première rebelle. Elle n’a pas le temps de se rendre compte de ce qui lui
arrive. Sous le masque se dresse la pointe d’un abdomen farci d’acide formique.
Le jet bouillant transforme aussitôt la fourmi en une pâte molle. La deuxième
rebelle, affolée, fait demi-tour et se précipite dans un passage latéral.
Dispersons-nous
! hurle-t-elle dans son langage olfactif. Ses six pattes
labourent profondément le sol. Perte d’énergie. Une soldate apparaît sur son
flanc gauche. Toutes deux courent si vite que la guerrière ne peut ni pincer sa
proie avec ses mandibules, ni ajuster un tir d’acide. Alors, elle la bouscule
et s’efforce de la broyer contre les parois.
Les carapaces s’entrechoquent avec
un bruit mat. Les deux fourmis, propulsées à plus de 0,1 km/h dans les
couloirs étriqués de la fourmilière, encaissent chacune des coups de boutoir.
Elles tentent de se faire des croche-pattes. Elles se piquent de la pointe de
la mandibule.
Elles vont à une telle allure
qu’aucune ne s’aperçoit que le couloir se rétrécit encore, si bien que fugitive
et poursuivante, projetées soudain dans une galerie-entonnoir, se percutent mutuellement.
Les deux bolides explosent ensemble et des morceaux de chitine brisée se
dispersent au loin sur un large périmètre. La troisième rebelle se rue, pattes
au plafond, tête en bas. Une artilleuse la met en joue et, d’un tir précis,
pulvérise sa patte postérieure droite. Sous le choc, l’espionne lâche l’ovoïde
qui contient la phéromone mémoire de la reine.
Une garde récupère l’objet
inestimable.
Une autre mitraille dix gouttes
d’acide et liquéfie une antenne de la survivante. Les impacts de la rafale
endommagent le plafond dont les débris obstruent momentanément le passage.
La petite rebelle peut souffler un
instant mais elle sait qu’elle ne pourra plus aller bien loin. Non seulement
elle a une antenne et une patte en moins, mais les gardes doivent maintenant
veiller sur toutes les issues.
Déjà les soldates sont derrière
elle. Les tirs d’acide formique fusent. Encore une patte de tranchée, à l’avant
cette fois. Pourtant elle court toujours avec les quatre qui lui restent, et
parvient à se blottir dans une anfractuosité du couloir.
Une garde la met en joue mais la
blessée, elle aussi, dispose encore d’acide. Elle bascule l’abdomen, se place
très vite en position de tir et vise la guerrière. Dans le mille ! L’autre
a été moins habile, elle n’est parvenue qu’à lui couper la patte médiane
gauche. Plus que trois pattes. La dernière fourmi espionne halète en
boitillant. Il faut à tout prix qu’elle se sorte de ce traquenard et avertisse
le reste des rebelles de cette croisade contre les Doigts.
Elle est passée par là, par là,
émet une soldate qui a découvert le cadavre grillé de la duelliste.
Comment se sortir de là ? La
rescapée s’enterre de son mieux dans le plafond. Les autres ne penseront pas à
regarder en l’air.
Le plafond, c’est sûrement l’endroit
idéal pour improviser une planque.
Les gardes ne la repèrent qu’à leur
second passage, lorsque l’une d’elles aperçoit une goutte dégoulinant d’en
haut. Le sang transparent de la rebelle.
Maudite gravité !
La troisième rebelle se laisse choir
d’entre les éboulis et entreprend de gifler tout le monde avec ses dernières
pattes et son unique antenne valide. Une soldate lui attrape une patte et la
tord jusqu’à ce qu’elle se casse. Une autre lui transperce le thorax de la
pointe de sa mandibule sabre. Elle se dégage pourtant. Il lui reste encore deux
pattes pour se traîner en claudiquant. Mais il n’y aura pas d’ultime
échappatoire. Une longue mandibule sort d’un mur et lui tranche la tête en
pleine course. Le crâne rebondit et roule le long de la galerie en pente.
Le reste du corps réussit encore une
dizaine de pas avant de ralentir, de s’arrêter, de s’effondrer enfin. Les
gardes ramassent les morceaux et les jettent dans le dépotoir de la Cité, sur
les dépouilles de ses deux comparses. Voilà ce qui arrive à ceux qui se montrent
trop curieux !
Les trois cadavres gisent abandonnés,
telles des marionnettes brisées malencontreusement avant le début d’un
spectacle.
Journal L’Écho du dimanche :
TRIPLE CRIME MYSTÉRIEUX RUE DE LA
FAISANDERIE
« Trois cadavres ont été
découverts jeudi dans un immeuble de la rue de la Faisanderie, à Fontainebleau.
On ignore les raisons de la mort de Sébastien, Pierre et Antoine Salta, trois
frères qui partageaient le même appartement.
« Le quartier jouit d’une bonne
réputation en matière de sécurité. Il n’a pas été dérobé d’argent ou d’objets
précieux. Il n’a été relevé aucune trace d’effraction. Aucune arme ayant pu
servir au crime n’a non plus été retrouvée sur les lieux.
« L’enquête, qui promet d’être
délicate, a été confiée au célèbre commissaire Jacques Méliès, de la Brigade
criminelle de Fontainebleau. Cette étrange affaire pourrait s’avérer le
thriller de l’été pour les amateurs d’énigmes policières. L’assassin n’a qu’à
bien se tenir. L.W. »
Encore vous ?
Vous avez donc découvert le second
volume de mon Encyclopédie du savoir relatif et absolu. Le premier était déposé
bien en évidence sur le lutrin du temple souterrain, celui-ci a été plus
difficile à dénicher, n’est-ce pas ?
Bravo.
Qui êtes-vous au juste ? Mon
neveu Jonathan ? Ma fille ?
Non, vous n’êtes ni l’un ni
l’autre.
Bonjour, lecteur inconnu !
Je souhaiterais mieux vous
connaître. Déclinez devant les pages de ce livre vos nom, âge, sexe,
profession, nationalité.
Quels sont vos intérêts dans la
vie ?
Quelles sont vos forces et vos
faiblesses ?
Oh et puis, peu importe. Je sais
qui vous êtes.
Je sens vos mains qui caressent
mes pages. C’est assez plaisant, d’ailleurs. Sur le bout de vos doigts, dans
les sinuosités de vos empreintes digitales, je devine vos caractéristiques les
plus secrètes.
Tout est inscrit jusque dans vos
moindres fragments. J’y perçois même les gènes de vos ancêtres.
Dire qu’il a fallu que ces
milliers de gens ne meurent pas trop jeunes. Qu’ils se séduisent, s’accouplent
jusqu’à en arriver à votre naissance !
Aujourd’hui, j’ai l’impression de
vous voir en face de moi. Non, ne souriez pas. Restez naturel Laissez-moi lire
plus profondément en vous. Vous êtes bien plus que vous ne l’imaginez.
Vous n’êtes pas simplement un nom
et un prénom, dotés d’une histoire sociale.
Vous êtes 71 % d’eau claire,
18 % de carbone, 4 % d’azote, 2 % de calcium, 2 % de
phosphore, 1 % de potassium, 0,5 % de soufre, 0,5 % de sodium,
0,4 % de chlore. Plus une bonne cuillerée à soupe d’oligo-éléments
divers : magnésium, zinc, manganèse, cuivre, iode, nickel, brome, fluor,
silicium. Plus encore une petite pincée de cobalt, aluminium, molybdène,
vanadium, plomb, étain, titane, bore.
Voilà la recette de votre
existence.
Tous ces matériaux proviennent de
la combustion des étoiles et on peut les trouver ailleurs que dans votre propre
corps. Votre eau est similaire à celle du plus anodin des océans. Votre
phosphore vous rend solidaire des allumettes. Votre chlore est identique à
celui qui sert à désinfecter les piscines. Mais vous n’êtes pas que cela.
Vous êtes une cathédrale
chimique, un faramineux jeu de construction avec ses dosages, ses équilibres,
ses mécanismes d’une complexité à peine concevable. Car vos molécules sont
elles-mêmes constituées d’atomes, de particules, de quarks, de vide, le tout
lié par des forces électromagnétiques, gravitationnelles, électroniques, d’une
subtilité qui vous dépasse.
Quoique ! Si vous êtes
parvenu à trouver ce deuxième volume, c’est que vous êtes malin et que vous
savez déjà beaucoup de choses de mon monde. Qu’avez-vous fait des connaissances
que vous a livrées le premier volume ? Une révolution ? Une
évolution ? Rien, sûrement.
Alors maintenant, installez-vous
confortablement pour mieux lire. Tenez votre dos droit. Respirez calmement.
Décontractez votre bouche.
Écoutez-moi !
Rien de ce qui vous entoure dans le
temps et dans l’espace n’est inutile. Vous n’êtes pas inutile. Votre vie
éphémère a un sens. Elle ne conduit pas à une impasse. Tout a un sens.
Moi qui vous parle, tandis que
vous me lisez, des asticots me dégustent. Que dis-je ? Je sers d’engrais à
de jeunes pousses de cerfeuil très prometteuses. Les gens de ma génération
n’ont pas compris où je voulais en venir.
Il est trop tard pour moi. La
seule chose que je peux laisser, c’est une mince trace… ce livre.
Il est trop tard pour moi, mais
il n’est pas trop tard pour vous. Vous êtes bien installé ? Détendez vos
muscles. Ne pensez plus à rien d’autre qu’à l’univers dans lequel vous n’êtes
qu’une infime poussière.
Imaginez le temps accéléré.
Pfout, vous naissez, éjecté de votre mère tel un vulgaire noyau de cerise.
Tchac, tchac, vous vous empiffrez de milliers de plats multicolores,
transformant du même coup quelques tonnes de végétaux et d’animaux en
excréments. Paf vous êtes mort.