ESSAIMAGE : Chez les
abeilles, l’essaimage obéit à un rite insolite. Une cité, un peuple, un royaume
tout entier, au summum de sa prospérité, décide subitement de tout remettre en
cause. Après avoir mené ses sujets à la réussite, la vieille reine s’en va, en
abandonnant ses plus précieux trésors : stocks de nourriture, quartiers
lotis, palais somptueux, réserves de cire, de propolis, de pollen, de miel, de
gelée royale. Et elle les laisse à qui ? À des nouveau-nés féroces.
Accompagnée de ses ouvrières, la souveraine quitte la ruche pour s’installer
dans un ailleurs incertain où elle ne parviendra probablement jamais.
Quelques minutes après son départ,
les enfants abeilles se réveillent et découvrent leur ville déserte. Chacun
sait d’instinct ce qu’il a à faire. Les ouvrières asexuées se précipitent pour
aider les princesses sexuées à éclore. Les belles au bois dormant accroupies
dans leurs capsules sacrées connaissent leur premier battement d’aile. Mais la
première en état de marcher affiche d’emblée un comportement meurtrier. Elle
fonce vers les autres princesses abeilles et les lamine de ses petites
mandibules. Elle empêche les ouvrières de les dégager. Elle transperce ses
sœurs de son aiguillon venimeux.
Plus elle tue, plus elle
s’apaise. Si une ouvrière veut protéger un berceau royal, la princesse première
réveillée pousse alors un « cri de rage abeille », très différent du
bourdonnement qu’on perçoit généralement aux abords d’une ruche. Ses sujettes
baissent alors la tête en signe de résignation et laissent les crimes se
poursuivre. Parfois une princesse se défend et on assiste à des combats de
princesses. Mais, fait étrange, lorsqu’il ne reste plus que deux princesses
abeilles qui se battent en duel, elles ne se retrouvent jamais en position de
se percer mutuellement de leur dard. Il faut à tout prix qu’il y ait une
survivante. Malgré leur rage de gouverner, elles ne prendront jamais le risque
de mourir simultanément toutes deux et de laisser la ruche orpheline. La
dernière et unique princesse survivante sort alors de la ruche pour se faire
féconder en vol par les mâles. Un cercle ou deux autour de la Cité et elle
revient pour commencer à pondre.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
L’escadrille abeille fend les airs
avec prestance. Une Askoleïne émet à l’intention d’une de ses voisines :
Regarde ces huit à l’horizon. Nos
messagères danseuses indiquent clairement que l’armée belokanienne vole.
L’autre cherche à se rassurer :
Ils n’y a que les sexués fourmis
qui volent. Peut-être s’agit-il d’un vol nuptial en groupe ? Quel dommage
cela pourrait-il nous causer ?
L’abeille est consciente de sa
propre force et de celle de sa troupe. Elle sent au bout de son abdomen son
dard pointu, prêt à crever les carapaces des rousses téméraires. Elle sent dans
ses intestins les réserves de miel sucré qui la dopent et les réserves de venin
qui la rongent. Le soleil est derrière elle, aveuglant ses futures adversaires
fourmis.
Un instant elle se prend même de
pitié pour ces aventureux insectes qui vont payer chèrement leur hardiesse.
Mais il faut venger les messagères danseuses. Et il faut que ces myrmécéennes
sachent que tout ce qui est au-dessus du sol est sous contrôle apidéen.
Au loin se profile un nuage dense,
genre stratocumulus adolescent. Une abeille excitée lance une suggestion :
On va se cacher dans ce petit
nuage et on leur sautera dessus dès qu’elles approcheront.
Cependant, à peine sont-elles
arrivées à une centaine de coups d’ailes de cet abri en suspension qu’il se
produit l’inimaginable. Les abeilles n’en croient pas leurs antennes. Leurs
yeux non plus d’ailleurs. Sous l’effet de la surprise, leurs battements d’ailes
redescendent de 300 battements/seconde à 50.
Elles freinent avant d’atteindre le
nuage gris.
— GRIS —
Au premier coup de sonnette, un
bonhomme grassouillet a ouvert sa porte.
— Monsieur Olivier
Fourmis ?
— En personne, c’est à quel
sujet ?
Méliès brandit sa carte rayée de
tricolore.
— Police. Commissaire Méliès.
Je peux entrer pour vous poser quelques questions ?
L’homme, profession instituteur,
était le dernier « Fourmis » inscrit sur l’annuaire.
Méliès lui présenta les photos des
victimes et lui demanda s’il les reconnaissait.
— Non, fit l’autre, étonné.
Le commissaire l’interrogea sur son
emploi du temps à l’heure des crimes. M. Olivier Fourmis ne manquait ni de
témoins ni d’alibis. Il était toujours soit à son école, soit entouré de sa
famille. Rien de plus facile à prouver.
Mme Hélène Fourmis apparut
d’ailleurs, enveloppée dans un peignoir imprimé de papillons. Une idée vint
alors à l’esprit de l’enquêteur :
— Vous utilisez des
insecticides, monsieur Fourmis ?
— Bien sûr que non. Dès
l’enfance, il y avait des imbéciles pour me traiter de « sale
fourmi ». À force, je me suis senti solidaire de ces insectes qu’on écrase
du talon sans réfléchir. Il n’y a donc pas plus d’insecticide dans cette maison
que de corde chez un M. Pendu, si vous voyez ce que je veux dire.
Ophélie Fourmis surgit alors et se
blottit contre son père. La fillette arborait les épaisses lunettes d’une
première de la classe.
— C’est ma fille, dit
l’instituteur. Elle a réagi en installant une fourmilière dans sa chambre.
Montre-la au monsieur, chérie.
Ophélie guida Méliès vers un grand
aquarium, semblable à celui de Laetitia Wells. Il était rempli d’insectes et
couronné d’un cône de branchettes.
— Je croyais que la vente des
fourmilières était interdite, dit le commissaire.
La petite fille protesta :
— Mais je ne l’ai pas achetée.
Je suis allée la chercher dans la forêt. Il suffit de creuser assez
profondément pour ne pas laisser échapper la reine.
M. Olivier Fourmis était très fier
de sa gosse.
— La petite veut être
biologiste quand elle sera plus grande.
— Excusez-moi, je n’ai pas
d’enfants et je ne savais pas que les fourmis étaient des « jouets »
à la mode.
— Il ne s’agit pas de jouets.
Les fourmis sont à la mode parce que notre société vit de plus en plus comme
elles. Et que peut-être, en les regardant, un enfant a l’impression de pouvoir
mieux appréhender son propre monde. Voilà tout. Êtes-vous déjà resté quelques
minutes à fixer un aquarium rempli de fourmis, monsieur le policier ?
— Eh bien non. En général je ne
recherche pas leur présence…
In petto, Jacques Méliès se dit
qu’il ne savait pas si c’était lui qui attirait tous les dingues fourmicophiles
ou si ceux-ci formaient vraiment une société très répandue.
— Qui c’est, lui ? demanda
Ophélie Fourmis.
— Un commissaire.
— C’est quoi un
commissaire ?
Les flocons de strato-cumulus giclent
en ralenti.
Au début, les abeilles de la Cité
d’or ne distinguent que ce qui leur semble être de grosses mouches bruyantes
qui jaillissent d’un orifice du nuage gris.
Puis, bientôt, les Askoleïnes
comprennent de quoi il s’agit.
Ce ne sont pas de grosses
mouches ! Pour ça, non…
Ce sont des coléoptères. Pas
n’importe quels hannetons ou bousiers, non, ce sont des coléoptères rhinocéros.
Vision dantesque que ces gros
animaux bruyants et cornus recouverts de petits canons vivants prêts à lâcher
leur sabord.
Comment sont-elles arrivées à
dompter ces gros bestiaux et à les convaincre de se battre avec elles ? se
demandent instantanément les abeilles.
Elles n’ont pas le temps de se poser
davantage de questions qu’en un instant une vingtaine de ces rhinocéros leur
font de l’ombre. Déjà, les coléoptères fondent sur elles et les artilleuses
rousses tirent.
La formation abeille en V est
désormais en train de passer à une formation en W et même en XYZ. C’est la
débandade.
L’effet de surprise est total.
Chaque coléoptère est recouvert de quatre ou cinq artilleuses qui arrosent les
abeilles sous leurs rafales drues d’acide formique.
L’essaim d’abeilles freine puis se
reprend. Les Askoleïnes dégainent leur dard.
Formation en ligne pointillée !
lance une Askoleïne. Frappez les montures !
La deuxième ligne de rhinocéros
volants est moins efficace. Les abeilles les évitent en descendant sous leur
ventre, puis elles remontent pour trouver la gorge et, là, enfoncer leur dard
jusqu’à la garde. Ce sont maintenant les coléoptères et leurs maladroits
cornacs qui s’abattent en chutes vertigineuses.
Un ordre dansé est lâché :
À l’attaque ! Chargez !
Les dards askoleïns pleuvent.
Les abeilles sont dotées d’un
aiguillon en forme de harpon. S’il reste fiché dans la chair de sa victime,
l’abeille arrache sa glande à venin en cherchant à se dégager et meurt. La
cuirasse des fourmis ne retient pas l’aiguillon, contrairement à celle des
scarabées.
Plusieurs rhinocéros tombent dans
les minutes qui suivent mais ils se resserrent en losange volant et tiennent
tête au dernier triangle d’abeilles tueuses.
Les formes géométriques des masses
de soldates se décomposent. Le losange myrmécéen se transforme en plusieurs
losanges plus petits et plus drus. Le triangle apidéen s’ouvre en anneau.
Ça combat à la verticale sur une
centaine d’étages-champs de bataille empilés. C’est comme un jeu d’échecs sur
cent plateaux parallèles.
Plus on s’approche, plus c’est
spectaculaire. L’armada des navires belokaniens scintille. Les abeilles
profitent des courants chauds pour monter et se lancer à l’abordage des
scarabéides placides. Elles sont comme une horde de petits navires à l’affût de
gros vaisseaux.
Les salves d’acide formique à
60 % sifflent comme des orgues de feu liquide. Les ailes calcinées fument,
les abeilles touchées essaient de profiter de leur élan pour se ficher dans les
carapaces des scarabées comme des fléchettes.
Lorsque les dards sont trop proches,
les artilleuses qui n’arrivent pas à les mettre en joue les cassent avec la
pince de leurs mandibules.
Le jeu est risqué. Le plus souvent,
le dard glisse et se plante dans la bouche. La mort est presque instantanée.
Il flotte une odeur de miel brûlé.
Les abeilles n’ont plus de venin.
Leurs seringues ne peuvent plus inoculer la substance fatale. Les artilleuses
n’ont plus d’acide. Leurs lance-flammes liquides ne sont plus opérationnels.
Les dernières escarmouches opposent mandibules nues contre dards secs. Et que
le plus rapide et le plus prompt gagne !
Les rhinocéros arrivent parfois à
empaler des abeilles sur leur corne frontale. Un scarabée particulièrement
adroit met au point une technique : il pousse les abeilles avec ses joues
puis les enfile sur sa corne. Quatre malchanceuses combattantes askoleïnes sont
empilées sur cette pointe comme une brochette de fruits jaunes à rayures
noires.
103
e
repère une abeille
en train de s’escrimer contre 9
e
. Elle la poignarde dans le dos avec
sa mandibule droite. Chez les insectes il n’y a pas de coup interdit. Tout est
permis du moment qu’on reste vivant.
Puis 9
e
, seule sur son
rhinocéros, fonce dans un amalgame d’abeilles en formation de combat. Aussitôt
les autres lui présentent une ligne hérissée de piques. Leurs dards pointés en
avant en feraient reculer plus d’une, mais 9
e
sur son rhinocéros a
pris une telle vitesse que rien ne peut l’arrêter. La corne percute la ligne
d’épines. L’amalgame éclate.
103
e
, dressée sur ses
deux pattes arrière, échange des coups de mandibules sabres contre les
dards-fleurets de deux abeilles assourdissantes. Mais son rhinocéros perd de
l’altitude. Il a des harpons noirs plantés en banderilles tout autour de sa
corne frontale et il a de plus en plus de difficulté à garder son assiette de
vol.
L’animal est épuisé. Il perd encore
de l’altitude. Il fuit du sang de partout. Le voici au ras des bégonias.
103
e
atterrit en
catastrophe.
Les abeilles sont toujours au-dessus
d’elle, mais une escouade d’artilleuses à pied vient rapidement les disperser.
103
e
a maintenant autre
chose de très important à entreprendre.
Au-dessus de la mêlée des
combattantes, les abeilles dansent en huit pour commenter les combats.
Nous avons besoin de troupes
fraîches.