Le Jour des Fourmis (44 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Ils avaient récupéré le signal. La
Meute s’avançait effectivement vers la forêt de Fontainebleau.

Jacques Méliès et Laetitia Wells
arrivèrent dans une zone de petits pavillons miteux éclairés par des
réverbères. Il n’y avait personne dans les rues de ce quartier pauvre. Il n’y
avait personne mais en revanche, il y avait beaucoup de chiens qui aboyaient de
fureur sur leur passage. C’étaient pour la plupart de gros bergers allemands
dégénérés à force de croisements consanguins censés préserver la qualité de
leur race. Dès qu’ils voyaient quelqu’un dans la rue, ils se mettaient à aboyer
et à bondir contre les grillages.

Jacques Méliès avait très peur, sa
phobie des loups le nimbait d’un nuage de phéromones de trouille que les chiens
ressentaient. Cela leur donnait encore plus envie de le mordre.

Certains sautaient pour essayer de
passer les barrières. D’autres tentaient d’entailler avec leurs crocs les
palissades de bois.

— Vous avez peur des chiens ?
demanda la journaliste au commissaire, livide. Dominez-vous, ce n’est pas le
moment de vous laisser aller. Nos fourmis vont nous échapper.

Juste à ce moment-là, un gros berger
allemand se mit à aboyer plus fort que les autres. Il tailladait une palissade
avec ses molaires et parvint à sectionner une planche. Ses yeux fous
tournoyaient. Pour lui, quelqu’un qui émettait tant d’odeurs de peur était une
vraie provocation. Ce berger allemand avait déjà rencontré des enfants
effarouchés, des grand-mères qui accéléraient le pas de manière significative,
mais jamais personne n’avait senti aussi fort la victime en attente.

— Qu’est-ce qui vous prend,
commissaire ?

— Je… ne peux plus avancer.

— Mais vous rigolez, ce n’est
qu’un chien.

Le berger allemand continuait de
s’acharner sur la palissade. Une deuxième planche fut broyée. Les dents qui
brillent, les yeux rouges, les oreilles noires pointues : dans l’esprit de
Méliès c’était un loup enragé. Celui qui était au fond de son lit.

La tête du chien passa à travers les
planches. Puis une patte, puis tout le corps. Il était dehors et il courait
très vite. Le loup enragé était dehors. Il n’y avait plus aucun écran entre les
dents pointues et la gorge tendre.

Plus aucune barrière entre la bête
sauvage et l’homme civilisé.

Jacques Méliès devint blanc comme un
linge et ne bougea plus.

Laetitia s’interposa juste à temps
entre le chien et l’homme. Elle fixa l’animal d’un regard mauve, froid, qui
émettait : « Je n’ai pas peur de toi. »

Elle était là, le dos droit, les
épaules écartées, la position de ceux qui sont sûrs d’eux, la position et le
regard dur qu’avait eus autrefois le dresseur au chenil quand il apprenait au
berger allemand à défendre une maison.

Queue basse, l’animal fit volte-face
et regagna peureusement son enclos.

Le visage de Méliès était encore
blafard et il tremblait de frousse et de froid. Sans réfléchir, comme elle
l’eût fait pour un enfant, Laetitia le prit dans ses bras pour le rassurer et
le réchauffer. Elle le serra doucement contre elle jusqu’à ce qu’il sourie.

— Nous sommes quittes. Je vous
ai sauvé du chien, vous m’avez sauvée des hommes. Vous voyez que nous avons
besoin l’un de l’autre.

— Vite, le signal !

Le point vert était près de sortir
du cadre de l’appareil. Ils coururent jusqu’à ce qu’il revienne au centre du
cercle.

Les pavillons se succédaient, tous
semblables, avec parfois, sur les portes, des panonceaux
« Sam’suffit » ou « Do mi si la do ré ». Et partout des
chiens, des pelouses mal entretenues, des boîtes aux lettres débordant de
prospectus, des cordes à linge avec les pinces assorties, des tables de
ping-pong délabrées et, ici et là, une caravane branlante. Seule trace de vie
humaine : la lueur bleue de téléviseurs, aux fenêtres.

La fourmi radioactive galopait sous
leurs pieds, dans les égouts. La forêt se rapprochait de plus en plus. Le
policier et la journaliste suivaient le signal.

Ils tournèrent dans une rue de prime
abord semblable à toutes celles du quartier. « Rue Phoenix »,
indiquait la plaque d’usage. Entre les habitations, toutefois, ils commencèrent
à entrevoir quelques commerces. Dans un fast-food, cinq adolescents ruminaient
devant des bières à 6°. Sur l’étiquette des bouteilles, on pouvait lire :
« Attention : tout abus peut être dangereux. » La même inscription
s’étalait sur les paquets de cigarettes. Le gouvernement prévoyait de coller
bientôt des étiquettes similaires sur les pédales d’accélérateur des
automobiles et sur les armes en vente libre.

Ils passèrent devant le supermarché
« Temple de la Consommation », le café « Au Rendez-Vous des
Amis », avant de s’immobiliser devant un magasin de jouets.

— Elles viennent de s’arrêter.
Ici.

Ils examinèrent les lieux. La
boutique était d’aspect vieillot. La vitrine étalait des articles poussiéreux,
comme jetés en vrac : lapins en peluche, jeux de société, voitures
miniatures, poupées, soldats de plomb, panoplies de cosmonaute ou de fée,
farces et attrapes… Une guirlande multicolore, anachronique, clignotait
par-dessus ce désordre.

— Elles sont là. Elles sont
bien là. Le point vert a cessé de bouger.

Méliès serra la main de Laetitia à
la briser :

— On les tient !

Dans sa joie, il lui sauta au cou.
Il l’aurait volontiers embrassée, mais elle le repoussa.

— Gardez votre sang-froid,
commissaire. Le travail n’est pas terminé.

— Elles sont là. Regardez
vous-même, le signal est toujours actif mais il ne se déplace plus.

Elle hocha la tête, leva les yeux. Sur
la devanture du magasin était inscrit en grosses lettres de néon bleues :
« Chez Arthur, le roi du jouet ».

143. À BEL-O-KAN

À Bel-o-kan, un moucheron messager
rend compte à Chli-pou-ni :

Elles sont arrivées au fleuve.

Il narre dans le détail. Après la
bataille contre les légions volantes de la ruche d’Askoleïn, la croisade s’est
perdue dans la montagne, elle a traversé une cascade puis elle a livré une
grande bataille contre une nouvelle termitière, au bord du fleuve Mangetout.

La souveraine note les informations
sur une phéromone mémoire.

Et maintenant, comment vont-elles
traverser ? Par le souterrain de Sateï ?

Non, les termites ont apprivoisé des
dytiques et les utilisent pour tracter leur flotte de feuilles de myosotis.

Chli-pou-ni se montre très
intéressée. Elle, elle n’est jamais parvenue à dompter parfaitement ces
coléoptères aquatiques.

L’envoyée conclut par les mauvaises
nouvelles. Elles ont ensuite été attaquées par des têtards. Toutes ces
péripéties ont décimé les rangs des croisées. Elles ne sont plus qu’un millier
et il y a dans leurs rangs beaucoup de blessées. Très peu ont encore leurs six
pattes intactes.

La reine ne s’inquiète pas trop.
Même avec quelques pattes en moins, un millier de croisées, désormais toutes
aguerries, suffiront pour tuer tous les Doigts de la Terre, estime-t-elle.

Évidemment, il ne faudrait pas
qu’elles subissent de nouvelles pertes.

144. ENCYCLOPÉDIE

ACACIA CORNIGERA : Le cornigera
est un arbuste qui ne pourra devenir un arbre adulte qu’à la curieuse condition
d’être habité par des fourmis. Pour s’épanouir, il a en effet besoin que des
fourmis le soignent et le protègent. Aussi, pour attirer les myrmécéennes,
l’arbre s’est au fil des ans mué en une fourmilière vivante.

Toutes ses branches sont creuses et
dans chacune, un réseau de couloirs et de salles est prévu uniquement pour le
confort des fourmis. Mieux : dans ces couloirs vivent souvent des pucerons
blancs dont le miellat fait les délices des ouvrières et des soldates
myrmécéennes. Le cornigera fournit donc gîte et couvert aux fourmis qui
voudront bien lui faire l’honneur de s’y installer. En échange, celles-ci
remplissent leurs devoirs d’hôtes. Elles évacuent toutes les chenilles,
pucerons extérieurs, limaces, araignées et autres xylophages qui pourraient
encombrer les ramures. Chaque matin, elles coupent à la mandibule les lierres
et autres plantes grimpantes qui voudraient parasiter l’arbre.

Les fourmis dégagent les feuilles
mortes, grattent les lichens, soignent l’arbre avec leur salive désinfectante.

Une collaboration aussi réussie
entre espèce végétale et espèce animale se rencontre rarement dans la nature.
Grâce aux fourmis, l’acacia cornigera s’élève le plus souvent au-dessus de la
masse des autres arbres qui pourraient lui faire ombrage. Il domine leurs cimes
et capte donc directement les rayons du soleil.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

145. L’ILE AU CORNIGERA

Le brouillard rampant se disperse,
révélant un étrange décor. Une plage, des récifs, des falaises de rocaille.

La nef termite la plus avancée
s’échoue sur une grève de mousses vertes. Ici, flore et faune ne ressemblent à
rien de connu. Des moucherons aux odeurs marécageuses tourbillonnent parmi des
nuées de moustiques et de libellules. Les plantes semblent juste posées là,
dénuées de racines. Leurs fleurs sont étriquées, leurs feuilles dégoulinent en
mèches. Sous les algues, le sol est dur. Rongée par l’écume, la roche est
percée d’une multitude d’alvéoles et apparaît comme un lambeau d’éponge noir.

Plus loin, la terre se fait plus
meuble et au milieu du lopin, trône le jeune acacia cornigera. Il est sans
doute issu d’une graine qui, ballottée par les vents, a atterri par hasard sur
cette île. L’eau, la terre, l’air, ces trois éléments ont suffi pour donner la
vie au végétal. Il lui manque cependant un apport pour poursuivre sa
croissance : les fourmis. Depuis toujours est inscrit dans ses gènes le
mariage avec les fourmis.

Il les attend depuis deux ans déjà.
Tant de ses frères cornigera ont manqué cette rencontre cosmique ! Lui
devra indirectement cet heureux événement aux Doigts. À ces mêmes Doigts qui
ont gravé dans son écorce « Gilles aime Nathalie », cette cicatrice
dont il souffre tant !

Soudain 103
e
tressaille.
Posé au milieu de l’île se trouve un objet qui lui rappelle des souvenirs trop
précis. Cette proéminence… oui, ce ne peut être un hasard. C’est bien ça. La
tour au sommet rond et plein de trous. La première anomalie qu’ils avaient
découverte dans le pays blanc. Sans avertir, elle quitte le groupe et palpe.
C’est dur, transparent, à l’intérieur il y a une poudre blanche. Exactement
comme la dernière fois.

Les soldats termites la rejoignent.
Contact antennaire.

Que se passe-t-il ? Pourquoi
a-t-elle quitté le groupe ?

103
e
explique que cet
objet est quelque chose de très important.

Oui, très important, répète 23
e
,
c’est un objet sculpté par les dieux Doigts ! C’est un monolithe divin.

Aussitôt les déistes se mettent à
façonner une statue de glaise semblable.

Les fourmis les plus excitatrices
décident de s’attarder plusieurs jours dans ce havre de paix pour se remettre
des émotions du voyage, panser les plaies des guerres et reconstituer leurs
forces.

Chacune apprécie cette halte.

103
e
fait quelques pas et
tout de suite quelque chose la frappe. Ses organes de Johnston sensibles aux
champs magnétiques terrestres la chatouillent.

Elles sont sur un nœud de
Hartman !

Les croisées se trouvent non loin
d’un nœud de Hartman !

Les nœuds de Hartman sont des zones
de magnétisme particulier. Les fourmis ne construisent généralement leurs nids
que sur ces points précis. Il s’agit de croisements de lignes de champs
magnétiques terrestres aux ions positifs. Ces points sont générateurs de
malaises pour beaucoup d’animaux (notamment les mammifères) mais, pour les
fourmis, ils sont au contraire une garantie de confort.

Par ces petits points d’acupuncture
piqués sur la croûte terrestre, elles peuvent dialoguer avec leur planète mère,
repérer les sources d’eau, détecter les tremblements de terre. Leur cité est
ainsi branchée sur le monde.

103
e
cherche le lieu
précis où les énergies sont les plus fortes. Elle découvre alors que le nœud de
Hartman est placé juste sous l’arbre cornigera.

Accompagnée de 24
e
et de
9
e
, elle entreprend aussitôt d’arpenter l’arbuste. À un endroit,
l’écorce est plus fine. Ensemble, elles découpent la capsule protectrice et
déflorent l’acacia cornigera. Merveille ! Il y a ici une fourmilière vide,
à la propreté impeccable, et qui les attend.

Elles s’enfoncent dans la racine
pleine de salles qui ne demandent qu’à être habitées par des fourmis. Certaines
possèdent un semblant d’architecture où se reconnaissent aisément des greniers
et une loge nuptiale. Il y a même des étables où s’affairent déjà des pucerons
blancs dépourvus d’ailes.

Les Belokaniennes visitent la
demeure inattendue. Toutes les branches sont creuses, la sève circule dans la
mince paroi des murs de cette cité vivante.

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