Les Poisons de la couronne (27 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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On avait couvert le sol d’épaisses
jonchées de paille afin d’étouffer le roulement des chars et le son des pas.
Nul n’osait parler sinon à voix basse.

— Le roi se meurt… dit à
Tolomei un seigneur de sa connaissance.

À l’intérieur du château, il
semblait qu’il n’y eût plus aucune défense, et les archers de garde laissaient
entrer tout venant. Assassins ou voleurs eussent pu s’introduire dans ce
désordre sans que personne songeât à les arrêter. On entendait murmurer :

— L’apothicaire, faites place à
l’apothicaire.

Deux officiers de l’hôtel passaient,
charriant un lourd bassin d’étain couvert d’un linge, et qu’ils allaient
présenter aux physiciens.

Ceux-ci, qu’on reconnaissait à leurs
costumes, tenaient conciliabule dans une antichambre. Les médecins portaient un
camail brun par-dessus leur robe de bure, et sur la tête une petite calotte
semblable à celle des moines ; les chirurgiens avaient la robe de toile à
longues manches étroites et, de leur bonnet rond, partait une écharpe blanche
qui leur couvrait les joues, la nuque et les épaules.

Tolomei se renseigna. Le roi la
veille encore se portait fort bien, puisqu’il avait joué à la paume
l’après-midi. Puis il était entré chez la reine, et peu après, on l’avait vu se
plier en deux et se mettre à vomir. Dans la nuit, se tordant de douleur, il
avait de lui-même demandé les sacrements.

Les physiciens n’étaient pas
d’accord sur la nature de son mal ; les uns, se fondant sur les
étouffements et les pertes de conscience, assuraient que l’eau froide, bue
après l’effort, avait déterminé cet accès ; les autres affirmaient que ce
ne pouvait être l’eau qui avait brûlé les entrailles du roi au point
« qu’il faisait le sang sous lui ».

Discutant plus qu’ils n’agissaient,
et se neutralisant parce que trop nombreux au chevet d’un si haut patient, ils
ne conseillaient que des remèdes bénins qui n’engageaient guère leur
responsabilité.

Parmi les seigneurs de la cour, on
se confiait à mots couverts l’affaire de l’envoûtement, en prenant l’air d’en
savoir plus long qu’on n’en disait. Et puis, déjà on agitait d’autres
problèmes. Qui allait prendre la régence ? Certains regrettaient que
Monseigneur de Poitiers fût absent, d’autres au contraire s’en louaient. Le roi
avait-il exprimé des volontés formelles à ce sujet ? On l’ignorait. Mais
il avait appelé le chancelier pour lui dicter un codicille complétant ses
dispositions testamentaires.

Avançant à travers cette agitation
feutrée, Tolomei put parvenir jusqu’au seuil même de la chambre où le souverain
agonisait entre ses chambellans, ses serviteurs, et les membres de sa famille
et de son Conseil.

Se hissant sur la pointe des pieds,
le chef des banques lombardes put apercevoir, par-dessus un mur d’épaules,
Louis X, le buste soutenu par des coussins, et dont le visage creusé,
réduit de moitié, portait les stigmates de la fin. Une main à la poitrine,
l’autre au ventre, les mâchoires serrées, il gémissait.

On chuchota :

— La reine, la reine… le roi
demande la reine…

Clémence était assise dans la pièce
voisine, entourée de ses dames de parage, du comte de Bouville et d’Eudeline,
la première lingère, dont elle tenait la main. La reine n’avait pas dormi un
instant de toute la nuit. Le désespoir et l’insomnie lui étreignaient les tempes,
tandis que Monseigneur de Valois, s’agitant devant elle, lui disait :

— Ma chère, ma bonne nièce, il
faut vous préparer au pire.

« Mais j’y suis préparée,
pensait Clémence, et n’ai point besoin de lui pour le savoir. Dix mois de
bonheur, était-ce donc tout ce à quoi j’avais droit ? Peut-être n’ai-je
pas assez remercié Dieu de me les avoir accordés. Le pire n’est pas la mort,
puisque nous nous retrouverons dans la vie éternelle. Le pire est pour cet
enfant qui va naître dans cinq mois, que Louis n’aura pas connu, et qui ne
connaîtra son père que lorsqu’il arrivera lui-même dans l’Au-delà. Pourquoi
Dieu permet-il cela ? »

— Reposez-vous sur moi, ma
nièce, de toutes les tâches et difficultés, et songez seulement que vous portez
en vos flancs les espoirs du royaume. Votre état ne vous permet guère d’assumer
la tâche de régente ; et puis les Français souffriraient mal d’être
gouvernés par une main de femme étrangère. Blanche de Castille, me
direz-vous ?… Certes, certes, mais elle était reine depuis un plus long
temps. Nos barons n’ont point encore assez appris à vous connaître. Je dois
vous décharger des soins du trône, ce qui ne me changera guère, au fond…

Le chambellan, qui venait dire à la
reine que le mourant la demandait, entra à cet instant ; mais Valois
l’arrêta du geste, et poursuivit :

— Je n’ai guère de mérite à me
proposer ; je suis seul à pouvoir utilement régenter. Et je saurai,
soyez-en assurée, inspirer aux Français l’amour qu’ils doivent à la mère de
leur prochain roi, si Dieu nous fait la grâce que vous attendiez un fils.

— Mon oncle, s’écria Clémence,
Louis respire encore. Veuillez plutôt prier pour qu’un miracle le sauve, ou
différez au moins vos projets jusqu’à son trépas. Et plutôt que de me retenir
ici, laissez-moi regagner ma place, qui est auprès de sa couche.

— Certes, ma nièce,
certes ; mais il est quand même des choses auxquelles il faut penser
lorsqu’on est reine. Nous ne pouvons point nous abandonner aux douleurs du
commun. Louis, dans son codicille, vous a fait tout à l’heure de grandes
donations ; il a généreusement attribué diverses pensions, dont une même à
Louis de Marigny, qui vont un peu plus obérer le Trésor. Mais il n’a pris nulle
disposition relativement à la régence…

— Eudeline, ne m’abandonne pas,
murmura la reine en se levant.

Et à Bouville, tandis qu’elle se
dirigeait vers la chambre du roi :

— Mon ami Hugues, mon ami
Hugues, je ne puis pas y croire ; dites-moi que cela n’arrivera pas !

C’en était trop pour le brave
Bouville qui se mit à sangloter.

— Quand je pense, quand je
pense, disait-il, qu’il m’a envoyé à Naples vous quérir !

Plus étrange était l’attitude
d’Eudeline. La lingère ne quittait pas la reine, qui s’adressait à elle pour
toutes choses. Devant l’agonie de l’homme dont elle avait été la première
maîtresse, qu’elle avait aimé avec docilité, puis qu’elle avait haï avec
persévérance, Eudeline n’éprouvait rien. Elle ne pensait ni à lui, ni à
elle-même. Il semblait que ses souvenirs fussent morts avant celui qui les
avait créés. Toutes ses forces d’émotion étaient tournées vers la reine, son
amie. Et si Eudeline souffrait en cet instant, c’était de la souffrance de
Clémence.

La reine traversa la chambre,
s’appuyant d’un côté au bras d’Eudeline, de l’autre au bras de Bouville.

En apercevant ce dernier, Tolomei,
toujours dans l’encadrement de la porte, se rappela soudain ce qu’il était venu
faire.

« En vérité, ce n’est guère le
temps de parler à Bouville, pensa-t-il. Et les deux Cressay sont sans doute
chez moi, à l’heure qu’il est. Ah ! cette mort tombe bien mal. »

À ce moment, il fut bousculé par une
masse puissante ; la comtesse Mahaut, manches retroussées, se frayait un
passage. Si grande était son autorité que, en dépit de la disgrâce qui la
frappait, nul ne s’opposa à son approche ni même ne s’étonna de la voir là,
venant reprendre sa place de proche parente et de pair du roi.

Elle avait composé son visage pour
lui donner l’expression de la stupeur et de l’affliction.

Du seuil, elle murmura, mais bien
distinctement, pour que dix personnes au moins l’entendissent :

— Deux en si peu de
temps ! C’est vraiment trop. Pauvre royaume !

Elle avança de son pas de soldat
vers le groupe où se tenaient Charles de la Marche, Robert d’Artois et Philippe
de Valois.

Mahaut tendit à Robert les deux
mains, en lui faisant signe des yeux qu’elle était trop émue pour parler et que
toute dissension, un tel jour, s’oubliait. Puis, elle alla choir à genoux près
du lit royal et, d’une voix brisée, dit :

— Sire, je vous supplie de
m’accorder pardon pour les peines que je vous ai causées.

Louis la regarda ; ses gros
yeux glauques étaient entourés des cernes profonds de la mort. On était
justement en train de changer son bassin, au vu de tous ; dans cette
inconfortable position, tâchant à garder empire sur lui-même, il prenait pour
la première fois un peu de véritable majesté et quelque chose, enfin, de royal,
qui lui avait manqué toute sa vie.

— Je vous pardonne, ma cousine,
si vous vous soumettez au pouvoir du roi, répondit-il quand on lui eut glissé
sous le siège un nouveau bassin.

— Sire, je vous en fais
serment ! répondit Mahaut.

Et plus d’une personne, dans
l’assistance, fut sincèrement bouleversée de voir la terrible comtesse courber
l’échine.

Robert d’Artois plissa les paupières
et laissa tomber dans l’oreille de ses cousins :

— Elle ne jouerait pas mieux,
si c’était elle qui l’avait tué.

Le Hutin fut saisi d’un nouvel accès
de coliques et porta les mains au ventre. Ses lèvres découvrirent ses dents
serrées ; la sueur coulait de ses tempes et lui collait les cheveux le
long des joues. Après quelques secondes, il dit :

— Est-ce donc cela
souffrir ? Est-ce donc cela…

 

XI
TOLOMEI PRIE POUR LE ROI

Lorsque Tolomei, au milieu de
l’après-midi, rentra chez lui, son premier commis vint aussitôt l’avertir que
deux gentilshommes de campagne l’attendaient dans l’antichambre de son cabinet.

— Ils ont l’air fort
courroucés. Ils sont là depuis none, sans avoir rien mangé, et disent qu’ils ne
bougeront point qu’ils ne vous aient vu.

— Oui, je suis au courant,
répondit Tolomei. Fermez les portes et appelez dans mon cabinet tous les gens
de la maison, commis, valets, palefreniers et servantes. Et qu’on se
hâte ! Tous en haut.

Puis il monta lentement l’escalier,
prenant un pas de vieillard accablé par le malheur ; il s’arrêta un moment
sur le palier, écoutant le branle-bas que ses ordres provoquaient à travers la
banque ; il attendit que les premières têtes fussent apparues au bas des
marches, et enfin pénétra dans son antichambre en se tenant le front.

Les frères Cressay se levèrent, et
Jean, le barbu, marchant à lui, s’écria :

— Messer Tolomei, nous sommes…

Tolomei l’arrêta d’un geste du bras.

— Oui, je sais ! dit-il
d’une voix gémissante ; je sais qui vous êtes, et je sais aussi ce que
vous venez me dire. Mais ceci n’est rien auprès de ce qui nous afflige.

Comme l’autre voulait poursuivre, il
se retourna vers la porte et dit au personnel qui commençait à se
montrer :

— Entrez, mes amis, entrez tous
dans mon cabinet ; venez entendre l’affreuse nouvelle de la bouche de
votre maître ! Allons, entrez, mes petits.

La pièce fut bientôt pleine. Les
frères Cressay, s’ils avaient voulu tenter le moindre mouvement, eussent été en
un instant désarmés.

— Mais enfin, messer, que cela
signifie-t-il ? demanda Pierre que l’impatience gagnait.

— Un instant, un instant, répondit
Tolomei. Tout le monde doit savoir.

Les frères Cressay, subitement
inquiets, pensèrent que le banquier allait dévoiler publiquement leur
déshonneur. C’était plus qu’ils n’en souhaitaient.

— Tout le monde est là ?
dit Tolomei. Alors, mes amis, écoutez-moi.

Et puis rien ne vint. Il y eut un
long silence. Tolomei s’était caché le visage dans les mains. Quand il se
découvrit la face, son seul œil ouvert était rempli de larmes.

— Mes petits amis, mes enfants,
prononça-t-il enfin, c’est chose trop affreuse ! Notre roi… oui, notre
bien-aimé roi vient de trépasser.

Sa voix s’étranglait dans sa
gorge ; il se frappait la poitrine comme s’il était responsable de la mort
du souverain. Il profita de l’effet de surprise pour commander :

— Alors, à genoux, tous, et prions
pour son âme.

Lui-même, lourdement, se laissa
choir au sol, et tout son personnel l’imita.

— Voyons, messires, à
genoux ! dit-il d’un ton de reproche aux frères Cressay qui, saisis par la
nouvelle et complètement ahuris devant ce spectacle, étaient seuls demeurés
debout.

— 
In nomine patris

commença Tolomei.

Alors éclata un concert de
lamentations stridentes. C’étaient les servantes italiennes de la maison qui se
mettaient à former un chœur de pleureuses selon la tradition de leur pays.

— Un uomo cosi buono, un
signore tanto generoso ! Il cielo se lè preso ! hurlait la
cuisinière.

— 
Ahimè, ahimè ! Tanto
buono, tanto generoso
, reprenaient les filles d’office et de buanderie.

La jupe de dessus retroussée pour
s’en couvrir la tête, elles se balançaient de gauche à droite tendant vers le
plafond leurs mains jointes.

— Era corne un padre per noi
tutti ! Era il protêt tore degli umili.

— Il nostro padre, il nostro
protettore, l’abbiamo perduto. Ahimè ! Ahimè !
[16]

Tolomei s’était relevé et circulait
à travers son personnel.

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