Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (3 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Il l’attendait. Son Emilie…

Elle était arrivée cette année, en septembre. Elle devait donc avoir deux ou trois ans de moins que lui.

Oui, ils avaient des traits communs. Cet accent un peu populaire dont Mariam n’arrivait pas à définir la provenance, mais c’était incontestablement le même que celui de Marc. Pourtant, cet accent cadrait mal avec Emilie, sa personnalité, tout comme ce prénom, banal, courant,
Emilie
… Emilie était blonde, comme Marc, des yeux bleus, comme Marc… Ils se ressemblaient, relativement. Mais autant les gestes de Marc étaient gauches, simples, un peu empruntés, autant Emilie affichait un je-ne-sais-quoi de différent dans sa façon de se déplacer, une sorte de noblesse dans le port de tête, une élégance racée dans le moindre mouvement, une grâce qui semblait héritée d’une ascendance rare, d’une éducation privilégiée… Une aura peut-être fréquente dans d’autres universités, dans l’entre-soi des grandes familles, des grands instituts, des écoles normales supérieures, mais presque incongrue, ici, parmi les étudiantes de la plaine Saint-Denis.

Autre mystère, côté fric, le niveau de vie d’Emilie semblait aux antipodes de celui de Marc. Mariam était capable d’évaluer d’un seul coup d’œil l’origine, la qualité, le coût des vêtements portés par ses étudiants, de H & M à Zara, en passant par Jennyfer ou Yves Saint Laurent…

Emilie n’était pas Yves Saint Laurent… mais pas loin. Ce qu’elle portait sur elle, élégamment et simplement, un chemisier de soie orange et une jupe noire coupée de façon asymétrique, coûtait sans aucun doute une petite fortune… Non, Emilie et Marc, s’ils venaient du même endroit, n’appartenaient pas au même monde.

Ils étaient pourtant inséparables.

Il existait entre eux une complicité qui ne s’invente pas, qui ne se fabrique pas en quelques mois de fac, comme s’ils avaient toujours vécu ensemble… Cela se percevait dans ces mille petites attentions protectrices de Marc pour Emilie, discrètes, systématiques, une main sur l’épaule, une chaise qu’on avance, une porte qu’on tient, un verre qu’on remplit…

Mariam savait décrypter ces gestes : des habitudes de grand frère envers une petite sœur !

Elle essuya une chaise, la reposa avec énergie, sans cesser de penser à ce couple.

Emilie était arrivée à Paris VIII en septembre, comme si Marc lui avait préparé le terrain, avait passé deux ans à lui tenir au chaud sa place dans l’amphi et sa table près de la fenêtre au Lénine. Mariam sentait en Emilie une étudiante brillante, ambitieuse, rapide et décidée. Artiste. Littéraire. Elle percevait cette détermination lorsqu’elle sortait un livre, un cours, lorsqu’elle révisait d’une lecture express en diagonale des notes sur lesquelles Marc peinait pendant des heures.

Frère et sœur, alors, malgré leur différence sociale ?

Sauf que Marc était amoureux d’Emilie !

Cela aussi crevait les yeux.

Pas comme un frère : comme un amant éperdu ! C’était évident pour Mariam, dans le moindre regard. Une fièvre, une passion, impossible de s’y tromper.

Mariam n’y comprenait plus rien.

Mariam les espionnait depuis un mois. On ne se refait pas. Elle avait glissé un regard furtif sur le nom d’un dossier, d’une copie, posé sur la table. Elle connaissait leur nom.

Marc Vitral.

Emilie Vitral.

Finalement, cela ne l’avançait à rien. L’hypothèse logique était qu’ils soient frère et sœur… Mais ces gestes incestueux, alors ? Cette main de Marc dans le bas du dos d’Emilie. Peut-être étaient-ils tout simplement mariés. Entre dix-huit et vingt ans… ? Peu banal pour des étudiants, mais possible… Restait l’homonymie, mais Mariam ne croyait pas à une telle coïncidence, sauf s’il s’agissait d’un lien de parenté plus éloigné, un cousinage, une famille recomposée, compliquée…

Les chaises défilaient sous le chiffon rageur de Mariam, claquaient sur la faïence du bar.

Emilie semblait tenir beaucoup à Marc. Pourtant, son regard était plus complexe, difficile à lire, souvent perdu, surtout lorsqu’elle était seule, comme si elle dissimulait une fêlure, une profonde tristesse… Cette mélancolie offrait à Emilie ce charme décalé, cette distance sur le monde qui la rendait différente des autres bimbos du campus. Aucun étudiant au Lénine ne se gênait pour dévorer des yeux la belle Emilie, mais sans doute à cause de cette distance, de cette retenue, aucun dragueur n’aurait osé l’aborder…

Sauf Marc !

Emilie était à lui, il était ici pour cela. Pas pour les études. Pas pour la fac. Seulement pour être là avec elle, pour la protéger.

Un garde du corps.

Cela, Mariam l’avait compris.

Mais le reste ? Le lien qui les unissait ? Mariam avait essayé de parler avec Emilie et Marc, de tout, souvent ; sans rien apprendre d’intime.

Tant pis, pour l’heure elle abandonnait ; elle saurait bien, un jour.

 

Elle s’affairait à nettoyer les dernières tables lorsque Marc leva la main.

— Mariam, lança-t-il, tu nous mets deux cafés, avec en plus un verre d’eau pour Emilie ?

Mariam sourit pour elle-même. Marc ne prenait jamais de café lorsqu’il était seul et en commandait toujours un lorsqu’il était avec Emilie. Un café allongé.

— Ça marche, les amoureux, répondit Mariam.

Pour tester.

Marc afficha un sourire embarrassé. Emilie, non. Elle tenait sa tête légèrement baissée. Mariam s’en apercevait seulement maintenant, Emilie avait une figure effroyable ce matin, le visage déformé de celle qui n’a pas dormi de la nuit, même si elle arborait un sourire de circonstance, son élégance pouvant donner le change. L’angoisse d’un examen, d’une nuit de révisions, d’un dossier à rendre en urgence ?

Non, c’était autre chose.

Mariam secoua le marc de café dans la poubelle, rinça le percolateur, fit couler les deux expressos.

Quelque chose de grave.

Comme si Emilie devait annoncer une nouvelle douloureuse à Marc. Mariam en avait vu tant, des rendez-vous d’adieux, des tête-à-tête pathétiques, des braves gars qui restaient seuls devant leur café pendant que la fille partait, un peu gênée, libre surtout. Emilie avait la tête d’une fille qui a passé la nuit à réfléchir et qui au petit matin a définitivement fait son choix, prête à assumer les conséquences qu’il implique.

Mariam marcha lentement vers le fond du Lénine, portant sur un plateau les deux cafés et le verre d’eau.

Pauvre Marc. Se doutait-il qu’il était déjà condamné ?

Mariam savait aussi se faire discrète. Elle posa les cafés et se retourna, sans écouter.

3

2 octobre 1998, 8 h 41

Marc Vitral attendit quelques instants que Mariam s’éloigne. Il se pencha vers son sac à dos Eastpack posé à côté de sa chaise et en sortit un petit cube de quelques centimètres emballé dans du papier argenté.

— Bon anniversaire, Emilie, fit Marc d’une voix enjouée.

Il tendit le paquet.

Emilie roula des yeux faussement courroucés.

— Marc ! gronda-t-elle, cela fait trois fois que tu me le souhaites depuis une semaine… Tu sais bien que je n’ai pas besoin de tout cela…

— Chut… Ouvre.

Emilie fronça les sourcils et déballa le cadeau. Elle découvrit un bijou en argent. Une croix aux formes compliquées dont chaque extrémité se terminait par un petit losange, sauf celle du haut, percée d’un large cercle et surmontée d’une couronne. Emilie prit le bijou entre ses mains.

— Tu es fou, Marc…

— C’est une croix touarègue ! Il y en a vingt et une différentes, à ce qu’il paraît. Une forme originale pour chaque ville du Sahara. Celle-ci, c’est la croix d’Agadez. Tu aimes ?

— Bien sûr que j’aime. Mais…

Marc continua, insatiable :

— A ce qu’on dit, les losanges représentent les quatre points cardinaux… Celui qui offre une croix touarègue offre le monde…

— Je connais la légende, murmura Emilie d’une voix douce. « Je t’offre les quatre coins du monde parce que je ne peux pas savoir où tu mourras. »

Marc ne put retenir un sourire gêné. Bien entendu, Lylie connaissait déjà tout sur les croix touarègues, comme sur le reste. Ils demeurèrent quelques instants silencieux. Emilie avança sa main vers sa tasse de café. Instinctivement, Marc fit de même. Ses doigts glissèrent, espérant la rencontre. Soudain, la main de Marc se figea sur la table, comme clouée. Lylie portait une bague à l’annulaire ! Une bague en or, très ouvragée, enchâssant un saphir clair ; un bijou ancien, superbe, valant sans doute une fortune. Marc ne l’avait jamais vue auparavant. Son regard se brouilla de longues secondes dans ces vapeurs de jalousie qui le submergeaient à chaque fois qu’un détail qu’il ne comprenait pas mettait de la distance entre Lylie et lui. Il parvint à bafouiller :

— Cette… cette bague… Elle… elle est à toi ?

— Non… je l’ai volée ce matin, place Vendôme !

Marc ne releva pas. Sa paupière vibrait légèrement. Même si la croix touarègue en argent qu’il venait d’offrir lui avait coûté un week-end et trois nuits à jouer aux standardistes pour France Telecom, son « job » d’étudiant, elle faisait figure de vulgaire pacotille comparée à cette bague. D’ailleurs, Lylie avait déjà reposé son bijou africain dans son petit écrin de toile. Alors que cette pièce de collection…

Il se força à boire une gorgée de café et balbutia :

— Cette… ta bague. C’est… c’est un cadeau ? D’anniversaire ?

Emilie baissa les yeux, doucement.

— En quelque sorte… C’est un peu compliqué… Elle est magnifique, non ?

Elle marqua une pause, cherchant ses mots.

— Je t’expliquerai, ne t’en fais pas, pas pour cela. Pas pour cette bague, en tout cas…

Emilie posa sa main sur celle de Marc.

« Ne t’en fais pas, pas pour cela. Pas pour cette bague, en tout cas… »

Les mots se cognaient dans la tête de Marc. Que voulait-elle dire ? Lylie avait une figure terrible ce matin, comme si elle n’avait pas dormi de la nuit, même si elle tentait de lui sourire, rallongeant son café d’un peu d’eau, comme d’habitude. Soudain, comme si elle avait pris une décision importante, le regard d’Emilie s’illumina, elle but quelques gouttes de son café et se pencha à son tour sur son sac de cours. Elle en sortit un cahier à couverture vert pâle et le glissa vers Marc.

— Tiens, Marc, à mon tour. C’est pour toi !

Une inquiétude sourde submergea à nouveau Marc.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le carnet de Grand-Duc, répondit Emilie sans laisser à Marc le temps de respirer. Il me l’a apporté avant-hier, le lendemain de mon anniversaire. Enfin, plutôt, il me l’a déposé dans ma boîte aux lettres, ou fait déposer, je l’ai trouvé au matin.

Marc toucha du bout des doigts, avec précaution, le cahier. Sa paupière tremblait à nouveau.

Ce cahier. Les notes de Grand-Duc… Il comprenait maintenant. Emilie avait passé les deux jours et les deux nuits précédents à lire et relire ce cahier… Dix-huit ans d’enquête de ce vieux fou de détective privé. La durée d’une vie. Celle d’Emilie. Au jour près.

Putain de cadeau d’anniversaire !

Marc chercha des indices dans le regard d’Emilie. Qu’avait-elle trouvé dans ce carnet ? Quelle vérité ? Une nouvelle identité ? Une sérénité, enfin ? Ou rien ? Seulement des questions sans réponses…

Emilie ne laissait rien paraître. Elle était trop forte, à ce jeu-là. Elle versait doucement de l’eau dans son café, un rituel, et le buvait à petites gorgées.

— Tu vois, Marc, il me l’a confié finalement, ce carnet. Comme il me l’avait toujours promis. La vérité, pour mon passage dans le monde des adultes.

Emilie éclata d’un rire plus nerveux que spontané. Marc hésitait à se saisir du cahier.

— Et… ? balbutia-t-il. Il dit quelque chose, dans ce carnet ? Quelque chose d’important ? Tu… tu sais maintenant ?

Emilie s’échappait encore, elle détourna les yeux vers la vitre et le parvis de Paris VIII que les étudiants traversaient par vagues éparses.

— Savoir quoi ?

Marc sentait monter en lui une exaspération. Les mots frappèrent à nouveau dans sa tête mais ne sortirent pas : « Savoir ce pour quoi ce foutu détective privé a été payé pendant toutes ces années ! Savoir qui tu es, Lylie. Qui tu es ! »

Emilie jouait distraitement de sa main gauche avec la monture de sa bague. Un mélange de fatigue et de froideur semblait la rendre indifférente à l’énervement croissant de Marc.

— C’est à ton tour, Marc. C’est à ton tour de le lire, ce cahier.

Tout se bousculait dans l’esprit de Marc, il n’avait même plus la force de penser à cette bague étrange qu’Emilie portait. Qui la lui avait offerte ? Quand ? Pourquoi ? Il se vit faire glisser jusqu’à lui le cahier et s’entendit répondre :

— D’accord, ma libellule… Je le lirai, ce putain de carnet…

Il marqua un silence, puis :

— Mais toi, ça va ?

— Oui… Ne t’en fais pas. Ça va.

Emilie trempa ses lèvres dans le café, lapant le breuvage, comme si elle se forçait à le boire.

Non ! Cela n’allait pas.

Emilie dissimulait quelque chose. Quelque chose que Grand-Duc avait découvert, noté dans son cahier.

Son identité ?

— Grand-Duc a laissé un mot, avec le carnet je veux dire ?

— Non, aucun, mais tous les mots sont dans le cahier…

— Et alors ?

— Tu liras. C’est mieux si tu lis toi-même.

— Et Grand-Duc, où est-il maintenant ?

Le regard d’Emilie se brouilla, comme si elle disposait d’une information terrible qu’elle ne voulait pas révéler. Elle regarda ostensiblement sa montre. Marc sursauta :

— Tu dois déjà repartir ?

— Oui… Je n’ai pas cours ce matin. Toi oui ! A dix heures ! Droit constitutionnel européen. TD avec le jeune et passionnant Grandin ! Je dois te laisser, Marc.

Marc grimaça sans retenue.

— Où vas-tu ?

Emilie vida une dernière goutte d’eau dans son café, but le reste, doucement, et lança un nouveau regard fatigué à Marc. Elle se pencha vers son sac, pour se relever presque aussitôt.

— J’ai… j’ai un autre cadeau pour toi.

Elle lui tendit un petit paquet-cadeau, un peu plus gros qu’une boîte d’allumettes.

Marc se figea.

Un pressentiment sinistre l’envahissait. Tout semblait faux dans l’attitude d’Emilie. Son air enjoué, ses gestes forcés à paraître naturels.

— Mais il ne faut pas que tu l’ouvres tout de suite, continua d’une traite Emilie, seulement lorsque je serai partie. Une heure après ! Promis ? Je peux te faire confiance ? C’est comme à cache-cache, il faut me laisser le temps de disparaître, tu fermes les yeux, tu comptes, disons, jusqu’à mille…

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