Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (48 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Dix minutes…

Serait-ce le bon, enfin ? C’était le huitième facteur qu’il pistait, sans succès. La chance finirait bien par tourner. Il n’était pas question de chance, d’ailleurs, juste de méthode et de ténacité, comme toujours. Cela faisait trois jours qu’il était sur la trace de cette Mélanie Belvoir. Cette fille n’avait plus aucun lien avec sa famille. Son nom n’apparaissait dans aucun annuaire, électronique ou non. Il n’avait trouvé aucune trace administrative de son existence. Elle était peut-être mariée, mais il n’existait aucune Mélanie Belvoir dans les registres de mariage du coin, il avait fait les quarante-cinq communes du pays de Montbéliard. Il en était alors venu à penser aux facteurs. Si Mélanie Belvoir était sur liste rouge, si elle avait changé de nom, peut-être qu’elle continuait tout de même de recevoir du courrier à son ancien patronyme. Des lettres d’une amie d’enfance, des vieux abonnements… Un facteur pouvait savoir cela, surtout un facteur dans une zone rurale, une zone de montagne, il devait connaître chaque adresse…

Sauf que les sept premiers facteurs ne connaissaient eux non plus aucune Mélanie Belvoir.

Tant pis. Il devait s’accrocher, continuer. Il en avait vu d’autres, depuis le début de cette enquête. Et il était motivé… Jamais il ne s’était autant rapproché du soleil.

A quoi tient la vie ? A une minute près, quatre jours auparavant, il allait se tirer une balle dans la tête.

 

Grand-Duc braqua à nouveau les jumelles. La camionnette avait franchi une dizaine de lacets.

Crédule Grand-Duc serra dans sa poche la crosse de son revolver, son Mateba, modèle 6 Unica. Semi-automatique. Son arme était presque devenue une pièce de collection depuis que la compagnie américaine avait fait faillite. Il devait même faire importer les balles du Canada, à prix d’or, quarante dollars canadiens la boîte de six. Il s’en fichait. Il avait les moyens, plus que jamais. Hier matin il avait récupéré au gîte de Monique Genevez les cent cinquante mille francs supplémentaires envoyés par Mathilde de Carville.

Juste un acompte.

Que demander de plus ?

Une conscience, une bonne conscience peut-être ?

Il repensa à son cahier ; Lylie et Marc devaient l’avoir lu, maintenant. Il y avait peu de chance qu’ils se soient ensuite rendus chez lui, qu’ils aient découvert le cadavre. Mais, même dans ce cas, il avait pris ses précautions. Il restait une victime à leurs yeux, pas un assassin. Quant au reste… Avait-il été assez habile ? Soupçonneraient-ils la vérité ? Le sabotage mortel de ce ridicule tuyau de gaz, ce soir de novembre 1982 ?

Au fil des ans, Grand-Duc était parvenu à se persuader qu’il n’avait été que l’instrument des Carville, un simple outil entre leurs mains ; qu’il n’avait eu aucune envie d’assassiner les Vitral. S’il avait refusé le contrat proposé par Léonce de Carville, un autre sbire l’aurait exécuté, de façon plus atroce peut-être, un autre qui n’aurait pas épargné Nicole Vitral. Il s’était racheté, depuis. Il s’était attaché aux Vitral, à Nicole, à ses petits-enfants. Il avait appris à les connaître. A les aimer, même. Oui, les aimer. Nicole, surtout. Jamais il ne les avait trahis, depuis. Il avait essayé de poursuivre son enquête avec la plus grande impartialité. De tout écrire dans ce cahier, pour eux, avec la plus grande fidélité possible.

A l’exception de la nuit du Tréport, bien sûr.

Il n’était pas un ange, il ne l’avait jamais prétendu. Mais il avait été rigoureux, méticuleux, même pour les tests ADN, ces satanés tests ADN qui l’avaient rendu fou, jusqu’à il y a quatre jours, qui l’avaient poussé au bord du suicide.

C’était fini, tout ça. Le détective privé raté, le solitaire rongé de remords. Il avait dénoué le sac de nœuds. Il ne lui manquait plus que de mettre la main sur le dernier témoin.

Mélanie Belvoir.

 

La camionnette jaune surgit du tournant. Elle se gara juste à côté de la Xantia. Le facteur surgit. Un jeune, cheveux longs tressés en dreadlocks, serrés par un bandana rouge. Taillé en sportif. Le genre à être capable de se taper sa tournée en VTT en coupant par les sentiers de randonnée…

Crédule Grand-Duc se planta devant lui.

— Excusez-moi. J’aimerais vous poser une question. Pourriez-vous m’indiquer où habite Mélanie Belvoir ?

Le facteur le regarda d’un air méfiant.

— Désolé, on a pour règle de ne pas donner ce genre de renseignements…

Réponse classique. Mais, sans rien en montrer, Crédule Grand-Duc jubilait. Le facteur avait réagi au nom de « Mélanie Belvoir ». Il la connaissait ! Bonne pioche, enfin. Restait à le faire accoucher ! Le facteur glissa trois lettres dans la boîte face à lui et retournait déjà à sa camionnette.

— Minute, mon garçon. Je suis sérieux là. Police !

Crédule Grand-Duc tendit sa carte de détective privé assermenté, estampillée du drapeau de la République française, qui, neuf fois sur dix, faisait l’affaire.

— Et alors ? fit l’autre sans même la regarder. Je bosse, là. Je suis en service. Faites une demande officielle à mon chef. La paperasse, c’est pour lui…

Il était tombé sur un emmerdeur. Ne pas le brusquer, pas encore. L’avoir aux sentiments.

Grand-Duc afficha une mine de commissaire préoccupé :

— C’est urgent. Une question de vie ou de mort. Impossible d’en dire plus, mais chaque minute joue contre nous…

Le facteur dévisagea Grand-Duc un long moment.

— Moi, je ne peux rien dire. Désolé, c’est confidentiel. Un seul coup de fil au central et vous saurez…

— Non. Mélanie Belvoir n’est pas sur les registres. Pas à ce nom-là, en tout cas…

— Alors, c’est qu’elle ne veut pas qu’on l’emmerde…

Il était vraiment tombé sur une tête de con. C’était bien sa veine.

— C’est votre devoir, jeune homme. Aider la police.

L’autre sifflota, agitant ses dreadlocks.


Sorry
, mon pote. C’est pas trop mon genre de balancer les honnêtes gens aux flics. C’est plus trop l’époque, tu vois… Allez, bye.

Il se retourna.

— OK, fit Grand-Duc. Combien ?

Le facteur soupira.

— Combien quoi ?

— Pour l’adresse, combien ? Cinq mille francs ? Dix mille francs ?

— C’est des méthodes de flics, ça ?

Il éclata de rire.

— J’y crois pas…

OK, on arrête de jouer, pensa Grand-Duc.

Il ne tirerait rien de ce jeune con de cette façon. Le facteur était déjà remonté dans son véhicule lorsque le long canon du Mateba se posa sur sa tempe.

— Ça, c’est des méthodes de flics, tu vois ! fit Grand-Duc.

L’autre trembla, comme si toute son impertinence face à l’autorité avait fondu d’un coup. Il posa instinctivement les mains, bien à plat, sur le volant.

— Mollo. Mollo.

— Alors, Mélanie Belvoir ?

— Inconnue. Connais pas.

Grand-Duc appuya plus fort. Le doigt se crispa sur la détente. La sueur qui coulait de la tempe du facteur inondait le canon du Mateba.

— Je te l’ai dit. C’est une question de vie ou de mort. Pour toi aussi, maintenant. Je vais te faire une confidence, je ne suis pas de la police. Je suis un tueur en série. The Postmen Killer. Tu saisis ? J’ai une phobie du jaune. Je bute tous ceux qui se foutent de ma gueule… Alors, Mélanie Belvoir ?

— Je vous jure que…

— D’accord, je vais donc commencer par te tirer une balle dans le genou. Fini le crapahutage dans la montagne à vaches… Le ski de fond, le VTT, la via ferrata, les gonzesses…

Grand-Duc baissa le canon, visant ostensiblement la jambe.

— OK, OK ! hurla le facteur. Arrêtez vos conneries. Elle a pris le nom de son mari, ou du mec avec qui elle vit. Luisans. Mélanie Luisans. Elle habite dans une vallée d’à côté, la D34 en sortant de Montbéliard, à la sortie de Dannemarie, le premier chalet, le seul, isolé, après le village, avec des volets bleu ciel si je me souviens bien…

— Comment tu sais ça ?

— Elle continue de recevoir du courrier sous le nom de Mélanie Belvoir, trois ou quatre fois par an.

— Eh bien, tu vois, c’était pas dur…

Pour le coup, Grand-Duc jubilait ouvertement. Il avait débusqué le dernier témoin ! Il était le premier, le seul à y être parvenu. Même si quelqu’un d’autre devinait, ouvrait ce vieux numéro de
L’Est républicain
, comprenait, comment pourrait-il remonter jusqu’à Mélanie Belvoir ? Comment pourrait-il la retrouver, aussi vite ? Non, il était tranquille. Il possédait une confortable avance.

— Vous… vous lui voulez quoi, à Mélanie Belvoir ?

— Te fais pas de bile, mon garçon, t’es trop sensible. Je veux juste lui parler du bon vieux temps.

56

3 octobre 1998, 15 h 23

Marc conduisait d’instinct. Le camion Citroën ne bronchait pas. Ce n’était pas le moment ! Le véhicule fit son possible pour gravir avec régularité les lacets jusqu’au pied du mont Terrible. Marc traversa Indevillers puis s’engagea dans un sentier de gravillons blancs, bordé de bûches empilées sur plusieurs centaines de mètres. Il ne pouvait pas se tromper, il n’avait qu’à suivre la direction indiquée par les petites flèches de bois sculptées au bord de la route :
Maison du Parc naturel du Haut-Jura
.

 

Il se gara devant la Maison du Parc, une vaste pelouse entourait un chalet-musée. La façade de la maison était décorée d’un grand plan du Jura franco-suisse indiquant les différents sentiers de randonnée. A côté du parking où il était stationné, une petite aire abritait quelques jeux en bois, barres, toboggans et cordes lisses, sans doute destinés aux apprentis alpinistes que les randonnées montagnardes avec leurs parents n’avaient pas épuisés.

— Il est seize heures, fit Marc. On peut être au sommet largement avant la nuit.

Malvina le regarda avec une ironie non dissimulée.

— Tu comptes trouver quoi, là-haut ?

— Rien. T’es pas obligée de me suivre, tu sais.

— T’es vraiment trop con. Pourquoi tu crois que je suis venue jusqu’ici ?

 

Marc entra dans la Maison du Parc. Il acheta une carte IGN au 25 000
e
 de la région et un topoguide. Une grande fille brune, coiffée de longues tresses façon Indienne, tenait la caisse. Un type lui caressait la main comme pour lui montrer sur quelles touches appuyer. De l’autre, il pelotait franchement les fesses de la squaw stagiaire.

Grégory, pensa Marc.

L’ingénieur de la Maison du Parc aux yeux de husky. L’homme des bois collectionneur de petites stagiaires fraîchement sorties de l’université.

 

Marc rejoignit Malvina dehors, étala la carte sur une table devant la Maison du Parc et repéra rapidement le sentier à suivre jusqu’au sommet du mont Terrible. Il replia la carte puis ouvrit la porte arrière du camion. Il sortit un sac à dos et le bourra d’un duvet, d’une lampe de poche, d’une bouteille d’eau, d’un saucisson et de quelques paquets de gâteaux.

— Tu avais prévu ton coup ? C’est la caverne d’Ali Baba, le cul de ton camion !

— C’est pas très grand chez ma grand-mère, vois-tu. Ni cave ni garage. Alors, on stocke dans le camion…

— Je peux me servir ?

— Ouais. Remplis pas trop, faudrait pas que le sac soit plus lourd que toi.

— Rêve pas, c’est toi qui vas pleurer ta grand-mère avant d’être en haut !

Marc se força à rire. Il n’avait plus envie de penser de façon rationnelle, de rechercher une stratégie quelconque. Il sentait bien que le voyage qu’il entreprenait n’avait aucun sens : gravir le mont Terrible, retourner sur les lieux de la tragédie, chercher ensuite la cabane de Grand-Duc, et la tombe… Grand-Duc pouvait se trouver n’importe où, mais certainement pas là-haut. Il s’enfonçait dans une spirale obsessionnelle. La gourmette en or, les poussières d’os de nourrisson, les traces d’un SDF témoin du crash… Autant de petits cailloux semés par Grand-Duc comme un Petit Poucet sadique. Qu’espérait-il trouver, une fois au sommet ? Le miracle, l’illumination…

Il grimaça.

Oui, en fait, c’était exactement ce qu’il espérait.

 

Ils se mirent en route. Comme prévu, l’ascension dura deux bonnes heures. Marc progressait rapidement. Malvina suivait sans montrer le moindre signe de fatigue. L’ascension n’était pas très difficile, cinq cents mètres de dénivelé par un sentier bien balisé à travers la forêt. Au fur et à mesure de la montée, le panorama sur le clos du Doubs, la Suisse, le village fortifié de Saint-Ursanne se dévoilait. Ils s’arrêtèrent pour boire à mi-pente. Il faisait une chaleur un peu lourde. Marc suait, sa chemise sous le sac à dos était trempée. Malvina, pour sa part, avait gardé son pull et pourtant pas une goutte ne perlait sur sa peau. On atteignait le sommet du mont Terrible par une forêt dense de pins, en pente douce.

Marc accéléra encore. Malvina emboîtait son pas, suivait son rythme, se calait même sur son souffle. L’effort physique les rendait complices, se surprit à penser Marc. Ridicule, corrigea-t-il dans l’instant qui suivit.

La scène du drame s’imposa à eux, sans prévenir.

Il n’y avait plus de forêt devant eux.

Comme si une horde de paysans défricheurs était venue sur le mont déboiser une improbable parcelle. Avec une minutie d’arpenteur : une parcelle longue et étroite mise à nu en lanière. Une bande de quarante mètres de large sur un kilomètre de long. Des jeunes pins avaient été replantés. Ils ne dépassaient pas encore un mètre, tels des nains missionnaires envoyés pour repeupler une planète de géants. Des nains joyeux dans une cour de jeu multicolore : la parcelle rectangulaire était couverte de gentianes jaunes et bleues, de sabots-de-Vénus, d’arnica aux nuances orangées.

Malvina et Marc se tenaient immobiles, côte à côte.

Il ne restait aucune trace de la catastrophe. Pas un monument, pas une plaque de marbre, pas même un écriteau. C’était mieux ainsi, pensa Marc. Des milliers de fleurs des champs. Dans une vingtaine d’années, les jeunes pins allaient atteindre une taille proche de celle des autres conifères dans la forêt, leurs branches allaient se rejoindre comme des mains se touchent, et progressivement, dans l’ombre, les fleurs des champs n’allaient plus refleurir, étouffées, endeuillées à leur tour, abandonnant la place aux fougères, à la mousse, au mieux à quelques jonquilles.

Et tout serait oublié.

Ils demeurèrent là, silencieux. Marc se tenait debout, exactement au même endroit, entre la forêt et la clairière rectangulaire, comme s’il n’osait pas profaner le lieu. Malvina s’éloigna un peu et marcha dans l’herbe. Les plus hautes tiges lui arrivaient aux cuisses. Marc, malgré lui, sentait son rythme cardiaque s’accélérer. Il avait un peu de mal à déglutir. Il connaissait trop bien ces premiers symptômes de crise d’agoraphobie, même s’ils se manifestaient ici avec davantage de lenteur, peut-être à cause de l’altitude. Cette foutue peur d’avoir peur…

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