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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (39 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Même s’il s’y étend pendant plusieurs pages, le matériel de prise de vues utilisé par Jed n’avait, en lui-même, rien de très remarquable : un trépied Manfrotto, un caméscope semi-professionnel Panasonic – qu’il avait choisi pour l’exceptionnelle luminosité de son capteur, permettant de filmer dans une obscurité quasi totale – et un disque dur de deux téraoctets, relié à la sortie USB du caméscope. Pendant plus de dix ans, chaque matin à l’exception du mardi (qu’il réservait aux courses), Jed Martin chargea ce matériel dans le coffre de son Audi avant de parcourir la route privée qu’il s’était fait construire, et qui traversait son domaine. Il n’était guère possible de s’aventurer au-delà de cette route : les herbes, très hautes et parsemées de buissons d’épineux, conduisaient rapidement à une forêt dense, au sous-bois impénétrable. La trace des chemins qui avaient pu parcourir la forêt était depuis longtemps effacée. Les abords de l’étang, parsemés d’une herbe rase qui poussait difficilement sur un terrain spongieux, demeuraient la seule zone à peu près praticable.

Bien qu’il disposât d’une gamme étendue d’objectifs, il utilisait presque toujours un Schneider Apo-Sinar, qui présentait l’étonnante particularité d’ouvrir à 1,9 tout en atteignant une focale maximale de 1200 mm en équivalent 24 x 36. Le choix de son sujet « ne répondait à aucune stratégie préétablie », affirme-t-il, à plusieurs reprises, à la journaliste ; il « suivait simplement l’impulsion du moment ». Il utilisait en tout cas presque à chaque fois des focales très élevées, se concentrant parfois sur une branche de hêtre agitée par le vent, parfois sur une touffe d’herbe, le sommet d’un buisson d’orties, ou une surface de terre meuble et détrempée entre deux flaques. Une fois le cadrage effectué, il branchait l’alimentation du caméscope sur la prise allume-cigares de sa voiture, déclenchait et repartait chez lui à pied, laissant le moteur tourner pendant plusieurs heures, parfois pendant le restant de la journée et la nuit suivante – la capacité du disque dur lui aurait permis presque une semaine de prise de vues en continu.

Les réponses basées sur l’appel à 1’« impulsion du moment » sont essentiellement décevantes pour un magazine d’information générale, et la jeune journaliste, cette fois, essaie d’en savoir un peu plus : quand même, subodore-t-elle, la prise de vues effectuée un jour déterminé devait influer sur les prises de vues effectuées les jours suivants ; un projet devait peu à peu s’élaborer, se construire. Pas du tout, s’obstine Martin : il ne savait pas, chaque matin, au moment de démarrer sa voiture, ce qu’il avait l’intention de filmer ; chaque jour, pour lui, était un nouveau jour.

Et cette période d’incertitude totale devait durer, précise-t-il, presque dix ans.

Il traitait ensuite les images obtenues selon une méthode relevant essentiellement du montage, même s’il s’agit d’un montage très particulier, où il ne retient parfois que quelques photogrammes sur une prise de vue de trois heures ; mais c’est bel et bien un montage qui lui permet d’obtenir ces trames végétales mouvantes, à la souplesse carnassière, paisibles et impitoyables en même temps, qui constituent sans nul doute la tentative la plus aboutie, dans l’art occidental, pour représenter le point de vue végétal sur le monde.

Jed Martin « avait oublié », c’est en tout cas ce qu’il affirme, ce qui l’avait poussé, après une dizaine d’années uniquement consacrées à la prise de vue de végétaux, à revenir à la représentation d’objets industriels : d’abord un téléphone portable, puis un clavier d’ordinateur, une lampe de bureau, bien d’autres objets, très divers au début, avant que peu à peu il ne se concentre presque exclusivement sur ceux contenant des composants électroniques. Ses images les plus impressionnantes restent sans doute celles de cartes-mères d’ordinateurs au rebut, qui, filmées sans aucune indication d’échelle, évoquent d’étranges citadelles futuristes. Il filmait ces objets dans sa cave, sur un fond gris neutre destiné à disparaître après insertion dans les vidéos. Afin d’accélérer le processus de décomposition, il les aspergeait d’acide sulfurique dilué, qu’il achetait en bonbonnes – une préparation, précisait-il, d’ordinaire utilisée pour le désherbage.

Puis il procédait, là aussi, à un travail de montage, prélevant quelques photogrammes à de longs intervalles ; le résultat est bien différent d’un simple accéléré, en cela que le processus de dégradation, au lieu d’être continu, se produit par paliers, par secousses brusques.

Après quinze années de prise de vues et de montage, il disposait d’environ trois mille modules, passablement étranges, d’une durée moyenne de trois minutes ; mais ce n’est qu’ensuite que son travail se développa vraiment, lorsqu’il se mit en quête d’un logiciel de surimpression. Surtout utilisée dans les premiers temps du cinéma muet, la surimpression avait presque entièrement disparu de la production des cinéastes professionnels comme de celles des vidéastes amateurs, même de ceux qui œuvraient dans le champ artistique ; elle était considérée comme un effet spécial désuet, daté, de par son irréalisme clairement revendiqué. Après plusieurs journées de recherche, il finit cependant par découvrir un freeware de surimpression simple. Il prit contact avec l’auteur, qui vivait dans l’Illinois, et lui demanda s’il accepterait, moyennant rémunération, de développer pour lui une version plus complète de son logiciel. Ils se mirent d’accord sur les conditions, et quelques mois plus tard Jed Martin avait à son usage exclusif un outil assez extraordinaire, qui n’avait aucun équivalent sur le marché. Basé sur un principe assez similaire à celui des calques Photoshop, il permettait de superposer jusqu’à quatre-vingt-seize bandes vidéo, en réglant pour chacune la luminosité, la saturation et le contraste ; en les faisant, aussi, progressivement passer au premier plan, ou s’effacer dans la profondeur de l’image. C’est ce logiciel qui lui permet d’obtenir ces longs plans hypnotiques où les objets industriels semblent se noyer, progressivement submergés par la prolifération des couches végétales. Parfois ils donnent l’impression de se débattre, de tenter de revenir à la surface ; puis ils sont emportés par une vague d’herbe et de feuilles, replongent au sein du magma végétal, en même temps que leur superficie se délite, laissant apparaître les microprocesseurs, les batteries, les cartes mémoire.

La santé de Jed déclinait, il ne parvenait plus à manger que des laitages et des aliments sucrés, et il commençait à soupçonner qu’il serait, comme son père, emporté par un cancer des voies digestives. Des examens effectués à l’hôpital de Limoges confirmèrent ce pronostic, mais il se refusa de se soigner, de s’engager dans une radiothérapie ou d’autres traitements lourds, se contentant d’absorber des médicaments de confort, qui soulageaient ses douleurs, particulièrement vives le soir, et des doses massives de somnifères. Il fit son testament, léguant sa fortune à différentes associations de protection des animaux.

Vers la même époque, il commença à filmer des photographies de toutes les personnes qu’il avait pu connaître, de Geneviève à Olga en passant par Franz, Michel Houellebecq, son père, d’autres personnes aussi, toutes celles en réalité dont il possédait des photographies. Il les assujettissait sur une toile imperméable gris neutre, tendue sur un cadre métallique, et les filmait juste devant chez lui, laissant cette fois opérer la dégradation naturelle. Soumises aux alternances de pluie et de lumière solaire, les photographies se gondolaient, pourrissaient par places, puis se décomposaient en fragments, et étaient totalement détruites en l’espace de quelques semaines. Plus curieusement, il fit l’acquisition de figurines jouets, représentations schématiques d’êtres humains, et les soumit au même processus. Les figurines étaient plus résistantes, et il dut, pour accélérer leur décomposition, utiliser de nouveau ses bonbonnes d’acide. Il se nourrissait maintenant exclusivement d’aliments liquides, et une infirmière venait, tous les soirs, lui faire une piqûre de morphine. Mais le matin il allait mieux, et jusqu’au dernier jour il put travailler au moins deux ou trois heures.

C’est ainsi que Jed Martin prit congé d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré. Des images lui revenaient maintenant, et curieusement, alors que sa vie érotique n’avait rien eu d’exceptionnel, il s’agissait surtout d’images de femmes. Geneviève, la gentille Geneviève, et la malheureuse Olga le poursuivaient dans ses rêves. Il lui revint jusqu’au souvenir de Marthe Taillefer, qui lui avait révélé le désir, sur un balcon de Port-Grimaud, au moment où, détachant son soutien-gorge Lejaby, elle avait dénudé sa poitrine. Elle avait alors quinze ans, et lui treize. Le soir même il s’était masturbé, dans les toilettes de l’appartement de fonction qui avait été alloué à son père pour la surveillance du chantier, et s’était étonné d’y trouver tant de plaisir. Lui revinrent d’autres souvenirs de seins souples, de langues agiles, de vagins étroits. Allons, il n’avait pas eu une mauvaise vie.

Une trentaine d’années auparavant (et c’est la seule indication dépassant le strict plan technique qu’il donne dans l’interview d’Art Press), Jed avait effectué un voyage dans la Ruhrgebiet, où devait être organisée une rétrospective de grande ampleur de son œuvre. De Duisburg à Dortmund, en passant par Bochum et Gelsenkirchen, la plupart des anciennes usines sidérurgiques avaient été transformées en lieux d’expositions, de spectacles, de concerts, en même temps que les autorités locales tentaient de mettre sur pied un tourisme industriel, fondé sur la reconstitution du mode de vie ouvrier au début du XXe siècle. De fait toute la région, avec ses hauts-fourneaux, ses terrils, ses voies de chemin de fer désaffectées où terminaient de rouiller des wagons de marchandises, ses rangées de pavillons identiques et proprets, qu’agrémentaient parfois des jardins ouvriers, ressemblait à un conservatoire du premier âge industriel en Europe. Jed avait été impressionné à l’époque par la densité menaçante des forêts qui, après un siècle d’inactivité à peine, entouraient les usines. Seules celles qui pouvaient être adaptées à leur nouvelle vocation culturelle avaient été réhabilitées, les autres se désagrégeaient peu à peu. Ces colosses industriels, où se concentrait jadis l’essentiel de la capacité de production allemande, étaient maintenant rouillés, à demi effondrés, et les plantes colonisaient les anciens ateliers, s’insinuaient entre les ruines qu’elles recouvraient peu à peu d’une jungle impénétrable.

L’œuvre qui occupa les dernières années de la vie de Jed Martin peut ainsi être vue – c’est l’interprétation la plus immédiate – comme une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine. Cette interprétation est cependant insuffisante à rendre compte du malaise qui nous saisit à voir ces pathétiques petites figurines de type Playmobil, perdues au milieu d’une cité futuriste abstraite et immense, cité qui elle-même s’effrite et se dissocie, puis semble peu à peu s’éparpiller dans l’immensité végétale qui s’étend à l’infini. Ce sentiment de désolation, aussi, qui s’empare de nous à mesure que les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre se délitent sous l’effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux, semblant dans les dernières vidéos se faire le symbole de l’anéantissement généralisé de l’espèce humaine. Elles s’enfoncent, semblent un instant se débattre avant d’être étouffées par les couches superposées de plantes. Puis tout se calme, il n’y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total.

Remerciements

Je n’ai d’habitude personne à remercier, parce que je me documente assez peu, très peu même si l’on compare à un auteur américain. Mais en l’occurrence j’étais impressionné et intrigué par la police, et il m’a semblé nécessaire d’en faire un peu plus.

J’ai donc cette fois le plaisir de remercier Teresa Cremisi, qui a accompli les démarches nécessaires, ainsi que le chef de cabinet Henry Moreau et le commandant de police Pierre Dieppois, qui m’ont accueilli avec amabilité au Quai des Orfèvres, et fourni de bien utiles précisions sur leur difficile métier.

Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits, et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment ; en somme, que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction.

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