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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (30 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Discrètement, Jasselin et Ferber sortirent de la mairie, vinrent se mêler au groupe. Une cinquantaine de personnes étaient maintenant rassemblées. À onze heures moins cinq, le corbillard pila devant l’église – une simple fourgonnette noire des Pompes funèbres générales. Au moment où les deux employés sortaient le cercueil, un murmure de consternation et d’horreur parcourut la foule. Les techniciens de l’Identité judiciaire s’étaient livrés à la tâche éprouvante consistant à ramasser les lambeaux de chair éparpillés sur la scène de crime, à les regrouper dans des sacs plastique hermétiquement scellés qu’ils avaient expédiés, avec la tête intacte, à Paris. Une fois les examens terminés, l’ensemble ne formait plus qu’un petit tas compact, d’un volume très inférieur à celui d’un cadavre humain ordinaire, et les employés des Pompes funèbres générales avaient cru bon d’employer un cercueil d’enfant, d’une longueur d’un mètre vingt. Cette volonté de rationalité était peut-être louable dans son principe, mais l’effet produit, au moment où les deux employés sortirent le cercueil sur le parvis de l’église, était absolument navrant. Jasselin entendit Ferber qui étouffait un hoquet de douleur, et lui-même, tout endurci qu’il soit, en avait le cœur serré ; plusieurs membres de l’assistance avaient fondu en larmes.

La messe en elle-même fut pour lui, comme d’habitude, un moment d’ennui total. Il avait perdu tout contact avec la foi catholique depuis l’âge de dix ans, et, malgré le grand nombre d’enterrements auxquels il avait dû assister, il n’avait jamais réussi à renouer. Au fond il n’y comprenait rien, il ne voyait même pas exactement de quoi le prêtre voulait parler ; il y avait des mentions à Jérusalem qui lui paraissaient hors sujet, mais elles devaient avoir un sens symbolique, se dit-il. Il devait cependant convenir que le rite lui paraissait approprié, que les promesses concernant une vie future étaient en l’occurrence évidemment les bienvenues. L’intervention de l’Église était au fond bien plus légitime dans le cas d’un enterrement que dans celui d’une naissance, ou d’un mariage. Elle était, là, parfaitement dans son élément, elle avait
quelque chose à dire
sur la mort – sur l’amour, c’était plus douteux.

D’ordinaire, dans un enterrement, les membres proches de la famille se tiennent près du cercueil pour recevoir les condoléances ; mais là, de famille, il n’y en avait pas. Une fois la messe dite, les deux employés se saisirent donc à nouveau du petit cercueil – de nouveau, Jasselin fut saisi par un frisson de désolation – pour le remettre dans la fourgonnette. À sa grande surprise, une cinquantaine de personnes, sur le parvis, attendaient leur sortie de l’église – probablement des lecteurs de Houellebecq allergiques à toute cérémonie religieuse.

Rien de particulier n’avait été prévu, aucun blocage de rues, aucune mesure concernant la circulation, le corbillard partit donc directement vers le cimetière du Montparnasse, et c’est en empruntant les trottoirs que la centaine de personnes rassemblées fit le même chemin, longeant le jardin du Luxembourg par la rue Guynemer puis empruntant la rue Vavin, la rue Bréa, remontant un instant le boulevard Raspail avant de couper par la rue Huyghens. Jasselin et Ferber s’étaient joints à eux. Il y avait là des gens de tous âges, de toutes conditions, le plus souvent seuls, parfois en couple ; des gens au fond que rien de particulier ne semblait réunir, auxquels on ne pouvait découvrir aucun trait commun, et Jasselin eut tout à coup la certitude qu’ils étaient en train de perdre leur temps, c’étaient des lecteurs de Houellebecq et voilà tout, il était invraisemblable que qui que ce soit ayant été mêlé à ce meurtre se trouve parmi eux. Tant pis, se dit-il, c’était au moins une promenade agréable ; le temps se maintenait au beau sur la région parisienne, le ciel était d’un bleu profond, presque hivernal.

Probablement briefés par le prêtre, les fossoyeurs les avaient attendus pour commencer à pelleter. Devant la tombe, l’enthousiasme de Jasselin pour les enterrements s’accrut encore, au point qu’il prit la décision ferme et définitive de se faire enterrer luimême, et d’appeler son notaire dès le lendemain pour que cela soit explicitement précisé dans son testament. Les premières pelletées de terre tombèrent sur le cercueil. Une femme isolée, d’une trentaine d’années, jeta une rose blanche – c’est quand même bien, les femmes, se dit-il, elles pensent à des choses dont aucun homme n’aurait eu l’idée. Dans une incinération il y a toujours les bruits de machinerie, les brûleurs à gaz qui font un vacarme épouvantable, alors que là le silence était presque parfait, uniquement troublé par le bruit rassurant des pelletées de terre qui s’écrasaient sur le bois, s’égrenant doucement à la surface du cercueil. Au centre du cimetière, la rumeur de la circulation était presque imperceptible. À mesure que la terre emplissait l’excavation, le bruit devint plus étouffé, plus mat ; puis on posa la dalle.

VIII

Il reçut les photos dès le lendemain, en milieu de matinée. Les techniciens de l’Identité judiciaire avaient beau agacer Jasselin par leur suffisance, il devait bien reconnaître qu’ils fournissaient en général un excellent travail. Les clichés étaient nets, bien éclairés, d’une définition excellente malgré la distance, on reconnaissait parfaitement le visage de chacune des personnes qui avaient pris la peine de se déplacer à l’enterrement de l’écrivain. Les tirages étaient accompagnés d’une clef USB qui contenait les photos sous forme numérique. Il la renvoya aussitôt au BEFTI par courrier interne, avec un mot leur demandant d’effectuer un croisement avec le fichier des photos de délinquants fichés ; ils étaient maintenant équipés d’un logiciel de reconnaissance des visages qui leur permettrait d’effectuer l’opération en quelques minutes. Il n’y croyait pas beaucoup, mais il fallait, au moins, essayer.

Les résultats lui parvinrent en début de soirée, alors qu’il s’apprêtait à rentrer chez lui ; ils étaient, comme il s’y attendait, négatifs. En même temps, le BEFTI avait ajouté une note de synthèse d’une trentaine de pages concernant le contenu de l’ordinateur de Houellebecq – dont ils avaient réussi, finalement, à casser les codes. Il la prit avec lui pour l’étudier tranquillement à la maison.

Il fut accueilli par les jappements de Michou, qui bondit dans toutes les directions pendant au moins un quart d’heure, et par l’odeur d’une morue à la galicienne – Hélène essayait de varier les saveurs, passant du bourguignon à l’alsacien, de la cuisine provençale à celle du Sud-Ouest ; elle maîtrisait très bien aussi les cuisines italienne, turque et marocaine, et venait de s’inscrire à un atelier d’initiation aux cuisines d’Extrême-Orient organisé par la mairie du Ve arrondissement. Il vint l’embrasser ; elle avait mis une jolie robe en soie. « C’est prêt dans dix minutes, si tu veux… » dit-elle. Elle avait l’air détendue, heureuse, comme à chaque fois qu’elle ne devait pas aller à la faculté dans la journée – les vacances de la Toussaint venaient de commencer. L’intérêt d’Hélène pour l’économie avait beaucoup décru au fil des ans. De plus en plus, les théories qui tentaient d’expliquer les phénomènes économiques, de prévoir leurs évolutions, lui apparaissaient à peu près également inconsistantes, hasardeuses, elle était de plus en plus tentée de les assimiler à du charlatanisme pur et simple ; il était même surprenant, se disait-elle parfois, qu’on attribue un prix Nobel d’économie, comme si cette discipline pouvait se prévaloir du même sérieux méthodologique, de la même rigueur intellectuelle que la chimie, ou que la physique. Son intérêt pour l’enseignement, lui aussi, avait beaucoup décru. Dans l’ensemble les jeunes ne l’intéressaient plus tellement, ses étudiants étaient d’un niveau intellectuel effroyablement bas, on pouvait même se demander, parfois, ce qui les avait poussés à entreprendre des études. La seule réponse, au fond d’elle-même elle le savait, était qu’ils voulaient gagner de l’argent, le plus d’argent possible ; malgré quelques engouements humanitaires de courte durée, c’était la seule chose qui les animait réellement. Sa vie professionnelle pouvait en somme se résumer au fait d’enseigner des absurdités contradictoires à des crétins arrivistes, même si elle évitait de se le formuler en termes aussi nets. Elle avait prévu de prendre une retraite anticipée dès que son mari quitterait la Criminelle – il n’était pas, lui, dans le même état d’esprit, il aimait toujours autant son travail, le mal et le crime lui paraissaient des sujets aussi urgents, aussi essentiels que lorsqu’il avait débuté, vingt-huit ans auparavant.

Il alluma la télévision, c’était l’heure du journal. Michou sauta à ses côtés sur le canapé. Après la description d’un attentat suicide particulièrement meurtrier de kamikazes palestiniens à Hébron, le présentateur enchaîna sur la crise qui secouait les places boursières depuis plusieurs jours, et qui menaçait selon certains spécialistes d’être encore pire que celle de 2008 ; au total, un sommaire très classique. Il s’apprêtait à changer de chaîne lorsqu’Hélène, abandonnant sa cuisine, vint s’asseoir sur l’accoudoir. Il reposa la télécommande ; c’était son domaine après tout, se dit-il, elle s’intéressait peut-être un peu.

Après un tour d’horizon des principales places financières, on retrouva sur le plateau un expert. Hélène l’écouta avec attention, un indéfinissable sourire aux lèvres. Jasselin regardait ses seins par l’échancrure de la robe : des seins siliconés certes, ils avaient fait réaliser les implants dix ans auparavant, mais c’était une réussite, le chirurgien avait bien travaillé. Jasselin était tout à fait en faveur des seins siliconés, qui témoignent chez la femme d’une certaine bonne volonté érotique qui est en vérité la chose la plus importante au monde sur le plan érotique, qui retarde parfois de dix, voire vingt ans la disparition de la vie sexuelle du couple. Et puis il y avait des émerveillements, des petits miracles : à la piscine, lors de leur seul séjour en hôtel-club, qu’ils avaient effectué en République Dominicaine (Michel, leur premier bichon, faillit ne pas le leur pardonner, et ils se promirent qu’ils ne renouvelleraient pas l’expérience, à moins de découvrir un hôtel-club qui admette les chiens – mais, hélas, il ne s’en découvrit aucun), bref, lors de ce séjour, il s’était émerveillé à contempler les seins de sa femme, allongée sur le dos à la piscine, qui pointaient vers le ciel dans une audacieuse négation de la pesanteur.

Les seins siliconés sont ridicules lorsque le visage de la femme est atrocement ridé, lorsque le reste de son corps est dégradé, adipeux et flasque ; mais tel n’était pas le cas d’Hélène, loin de là. Son corps était demeuré mince, ses fesses fermes, à peine tombantes ; et ses cheveux auburn épais et bouclés cascadaient encore avec grâce sur ses épaules arrondies. En somme c’était une très belle femme, en somme il avait eu de la chance, beaucoup de chance.

À très long terme, bien sûr, tout sein siliconé devient ridicule ; mais à très long terme on ne pense plus à ces choses, on pense aux cancers du col de l’utérus, aux hémorragies de l’aorte, et à d’autres sujets similaires. On pense aussi à la transmission du patrimoine, au partage des biens immobiliers entre les héritiers présomptifs, enfin on a d’autres sujets de préoccupation que les seins siliconés, mais ils n’en étaient pas encore là, se dit-il, pas tout à fait, ils feraient peut-être l’amour ce soir (ou plutôt demain matin, il préférait le matin, ça le mettait de bonne humeur pour la journée), on pouvait dire qu’ils avaient encore quelques belles années devant eux.

Le sujet économique venait de se terminer, on passait maintenant à la présentation d’une comédie sentimentale qui sortait le lendemain sur les écrans français. « Tu as entendu ce qu’a dit le type, l’expert ? » demanda Hélène. « Tu as vu ses pronostics ? » Non, en fait il n’avait rien écouté du tout, il s’était contenté de regarder ses seins, mais il s’abstint de l’interrompre.

« Dans une semaine, on s’apercevra que tous ses pronostics étaient faux. Ils appelleront un autre expert, voire le même, et il fera de nouveaux pronostics, avec la même assurance… » Elle hochait la tête, navrée, indignée presque. « En quoi est-ce qu’une discipline qui ne parvient même pas à faire des pronostics vérifiables pourrait-elle être considérée comme une science ? »

Jasselin n’avait pas lu Popper, il n’avait aucune réponse valable à lui faire ; il se contenta donc de poser une main sur sa cuisse. Elle lui sourit avant de dire : « Ça va être prêt tout de suite » et retourna à ses fourneaux, mais elle revint sur le sujet au cours du repas. Le crime, dit-elle à son mari, lui paraissait un acte profondément humain, relié bien sûr aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art, pour prendre un autre exemple, était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires. L’économie n’était reliée à presque rien, qu’à ce qu’il y avait de plus machinal, de plus prévisible, de plus mécanique chez l’être humain. Non seulement ce n’était pas une science, mais ce n’était pas un art, ce n’était en définitive à peu près rien du tout.

Il n’était pas d’accord, et le lui dit. Pour avoir longtemps fréquenté les criminels, il pouvait lui affirmer qu’il s’agissait bien des individus les plus machinaux et les plus prévisibles que l’on puisse imaginer. Dans la presque totalité des cas ils tuaient pour l’argent, et uniquement pour l’argent ; c’était d’ailleurs ce qui les rendait en général si faciles à capturer. Au contraire, presque personne, jamais, n’avait travaillé uniquement pour l’argent. Il y avait toujours d’autres motivations : l’intérêt qu’on portait à son travail, la considération qui pouvait s’y rattacher, les rapports de sympathie avec les collègues… Et presque personne, non plus, n’avait de comportements d’achat entièrement rationnels. C’était probablement cette indétermination fondamentale des motivations des producteurs, comme de celles des consommateurs, qui rendait les théories économiques si hasardeuses et en fin de compte si fausses. Alors que la détection criminelle pouvait, elle, être abordée comme une science, ou du moins comme une discipline rationnelle. Hélène ne trouva rien à lui répondre. L’existence d’agents économiques irrationnels était depuis toujours la part d’ombre, la faille secrète de toute théorie économique. Même si elle avait pris beaucoup de recul par rapport à son travail, la théorie économique représentait encore sa contribution aux charges du ménage, son statut à l’Université : des bénéfices symboliques, en grande partie. Jean-Pierre avait raison : elle non plus ne se comportait nullement en
agent économique rationnel
. Elle se détendit sur le canapé, considéra son petit chien qui reposait sur le dos, ventre à l’air, extatique, dans le coin inférieur gauche du tapis du salon.

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