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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (28 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Ce n’était pas leur premier bichon ; ils avaient acheté son prédécesseur et père, Michel, peu après que les médecins eurent informé Jasselin du caractère probablement incurable de sa stérilité. Ils avaient été très heureux ensemble, si heureux qu’ils avaient connu un véritable choc lorsque Michel avait été atteint d’une dirofilariose, à l’âge de huit ans. La dirofilariose est une maladie parasitaire ; le parasite est un nématode qui se loge dans le ventricule droit du cœur et dans l’artère pulmonaire. Les symptômes sont une plus grande fatigabilité, puis une toux, et des troubles cardiaques qui peuvent provoquer secondairement des syncopes. Le traitement n’est pas sans risques : plusieurs dizaines de vers, dont certains atteignent trente centimètres, coexistent parfois dans le cœur du chien. Pendant plusieurs jours, ils craignirent pour sa vie. Le chien est une sorte d’enfant définitif, plus docile et plus doux, un enfant qui se serait immobilisé à l’âge de raison, mais c’est de plus un enfant auquel on va survivre : accepter d’aimer un chien, c’est accepter d’aimer un être qui va, inéluctablement, vous être arraché, et cela, curieusement, ils n’en avaient jamais pris conscience avant la maladie de Michel. Au lendemain de sa guérison, ils décidèrent de lui donner une descendance. Les éleveurs qu’ils consultèrent manifestèrent certaines réticences : ils avaient trop attendu, leur chien était déjà un peu vieux, la qualité de ses spermatozoïdes risquait d’être dégradée. Finalement, l’un d’eux, situé près de Fontainebleau, accepta, et de l’union de Michel avec une jeune femelle appelée Lizzy Lady de Heurtebise naquirent deux chiots, un mâle et une femelle. En tant que propriétaires de l’étalon (selon l’expression consacrée), la coutume leur accordait le choix du premier chiot. Ils choisirent le mâle, qu’ils appelèrent Michou. Il ne présentait aucune tare apparente, et contrairement à ce qu’ils craignaient son père accepta très bien son arrivée, ne manifestant aucune jalousie particulière.

Au bout de quelques semaines, ils constatèrent cependant que les testicules de Michou n’étaient pas encore descendus, ce qui commençait à devenir anormal. Ils consultèrent un vétérinaire, puis un autre : tous deux s’accordèrent pour incriminer l’âge trop élevé du géniteur. Le second praticien hasarda l’hypothèse d’une intervention chirurgicale avant de se raviser, la déclarant dangereuse et presque impossible. Ce fut pour eux un coup terrible, bien plus que ne l’avait été la stérilité de Jasselin lui-même. Ce pauvre petit chien non seulement n’aurait pas de descendance mais ne connaîtrait aucune pulsion, ni aucune satisfaction sexuelle. Il serait un chien diminué, incapable de transmettre la vie, coupé de l’appel élémentaire de la race, limité dans le temps – de manière définitive.

Progressivement ils se firent à l’idée, en même temps qu’ils se rendaient compte que cette vie sexuelle dont leur petit chien était privé ne lui manquerait nullement. Le chien de toute façon n’est guère hédoniste ni libertin, toute espèce de raffinement érotique lui est inconnue, la satisfaction qu’il éprouve au moment du coït ne va pas au-delà du soulagement, bref et mécanique, des instincts de vie de l’espèce. La volonté de puissance chez le bichon est dans tous les cas très faible ; mais Michou, délivré des ultimes attaches de la propagation du génome, semblait encore plus soumis, plus doux, plus joyeux et plus pur que ne l’avait été son père. C’était une mascotte absolue, innocente et sans tache, dont la vie tenait tout entière à celle de ses maîtres adorés, une source de joie continuelle et sans défaillance. Jasselin approchait alors de la cinquantaine. En regardant ce petit être jouer avec ses peluches sur le tapis du salon, il était parfois, malgré lui, envahi par des pensées sombres. Marqué sans doute par les idées en vogue dans sa génération, il avait jusque-là considéré la sexualité comme une puissance positive, une source d’union qui augmentait la concorde entre les humains par les voies innocentes du plaisir partagé. Il y voyait au contraire maintenant de plus en plus souvent la lutte, le combat brutal pour la domination, l’élimination du rival et la multiplication hasardeuse des coïts sans aucune raison d’être que d’assurer une propagation maximale aux gènes. Il y voyait la source de tout conflit, de tout massacre, de toute souffrance.

La sexualité lui apparaissait de plus en plus comme la manifestation la plus directe et la plus évidente du mal. Et ce n’est pas sa carrière dans la police qui aurait pu le faire changer d’avis : les crimes qui n’avaient pas pour mobile l’argent avaient pour mobile le sexe, c’était l’un ou l’autre, l’humanité semblait incapable d’imaginer quoi que ce soit au-delà, du moins en matière criminelle. L’affaire qui venait de leur échoir semblait à première vue originale, mais c’était la première depuis au moins trois ans, l’uniformité des motivations criminelles des humains était dans l’ensemble éprouvante. Comme la plupart de ses collègues, Jasselin lisait peu de romans policiers ; il était cependant tombé, l’année dernière, sur un ouvrage qui à proprement parler n’était pas un roman, mais les souvenirs d’un ancien détective privé qui avait exercé à Bangkok, et qui avait choisi de retracer sa carrière sous la forme d’une trentaine de nouvelles brèves. Dans presque tous les cas, ses clients étaient des Occidentaux tombés éperdument amoureux d’une jeune Thaïe, et qui souhaitaient savoir si, comme elle le leur assurait, elle leur était, en leur absence, fidèle. Et dans presque tous les cas la fille avait un ou plusieurs amants, avec lesquels elle dépensait allègrement leur argent, et souvent un enfant issu d’une union précédente. Dans un sens c’était certainement un mauvais livre, un mauvais roman policier en tout cas : l’auteur ne faisait aucun effort d’imagination, n’essayait nullement de varier les motifs ni les intrigues ; mais c’était justement cette monotonie écrasante qui lui donnait un parfum unique d’authenticité, de réalisme.

«Jean-Pierre!…» La voix d’Hélène lui parvint comme assourdie, il revint à la pleine conscience et se rendit compte que sa femme était devant lui, à un mètre, les cheveux dénoués, en robe d’intérieur. Il tenait toujours Michou entre ses mains serrées, les bras levés à mi-poitrine, depuis un temps difficile à évaluer ; le petit chien le regardait avec surprise, mais sans crainte.

« Ça va ? Tu as l’air bizarre…

— Il y a une drôle d’affaire qui m’est tombée dessus. »

Hélène se tut, attendit la suite. Depuis vingt-cinq ans qu’ils étaient ensemble, son mari ne lui avait pratiquement jamais parlé de ses journées de travail. Confrontés journellement à des horreurs qui outrepassent la mesure de la sensibilité normale, la quasi-totalité des policiers choisissent, une fois rentrés dans leurs foyers, de garder le silence. La meilleure prophylaxie pour eux consiste à faire le vide, à essayer de faire le vide, pendant les quelques heures de répit qui leur sont accordées. Certains s’adonnent à la boisson, et terminent leurs dîners dans un état d’abrutissement éthylique avancé qui ne leur laisse d’autre ressource que de se traîner jusqu’à leur couche. D’autres, parmi les plus jeunes, s’adonnent au plaisir, et la vision des cadavres mutilés, torturés, finit par s’effacer au milieu des étreintes. Presque aucun ne choisit de parler, et ce soir-là encore Jasselin, après avoir reposé Michou, se dirigea vers la table, s’assit à sa place habituelle, attendit que sa femme apporte le céleri rémoulade – il avait toujours beaucoup aimé le céleri rémoulade.

V

Le lendemain il se rendit à son travail à pied, tourna à la hauteur de la rue des Fossés-Saint-Bernard, puis flâna le long des quais. Il s’arrêta longtemps sur le pont de l’Archevêché : c’est de là qu’on avait, à son avis, la plus belle vue sur Notre-Dame. C’était une belle matinée d’octobre, à l’air frais et limpide. Il s’arrêta encore quelques instants dans le square Jean-XXIII, observant les touristes et les homosexuels qui se promenaient, en général en couples, s’embrassaient ou marchaient main dans la main.

Ferber arriva au bureau presque en même temps que lui et le rejoignit dans les escaliers, à la hauteur du poste de contrôle du troisième étage. Il n’y aurait jamais d’ascenseur installé au Quai des Orfèvres, se dit-il avec résignation ; il remarqua que Ferber retenait ses enjambées, s’abstenant de le distancer dans la dernière partie de la montée.

Lartigue fut le premier à les rejoindre dans le bureau de l’équipe. Il n’avait pas l’air en forme du tout, son visage mat et lisse de Méridional était tendu, soucieux, alors que d’habitude c’était un type plutôt jovial ; Ferber l’avait chargé de recueillir des témoignages sur place.

« Chou blanc », annonça-t-il d’emblée. « Je n’ai rien du tout. Personne n’a rien vu, rien entendu. Personne n’a même remarqué de voiture étrangère au village depuis des semaines… »

Messier arriva quelques minutes plus tard, les salua, posa sur son bureau le sac à dos qu’il portait sur son épaule droite. Il n’avait que vingt-trois ans ; entré à la Brigade criminelle depuis six mois, c’était le benjamin de l’équipe. Ferber l’aimait bien, passait sur ses vêtements décontractés, en général pantalon de survêtement, sweat-shirt et blouson de toile, qui cadraient d’ailleurs mal avec son visage anguleux, austère, presque jamais traversé par un sourire ; et s’il lui conseillait parfois de réviser la conception générale de son habillement, c’était plutôt à titre amical. Il partit se chercher un Coca light au distributeur avant de leur livrer le résultat de ses investigations. Ses traits étaient encore plus tirés que d’habitude, il donnait l’impression de ne pas avoir dormi de la nuit.

« Le téléphone portable, il n’y a eu aucun problème. .. » annonça-t-il, « il n’avait même pas de code. Mais ça n’avait pas, non plus, grand intérêt. Des conversations avec son éditrice, avec le type qui devait lui livrer du fuel, un autre qui devait poser un double vitrage… que des conversations pratiques ou professionnelles. Ce type semblait n’avoir aucune vie privée. »

L’étonnement de Messier était, en un sens, incongru : un relevé de ses propres conversations téléphoniques aurait donné des résultats à peu près identiques. Mais il n’avait pas, il est vrai, l’intention de se faire assassiner ; et l’on suppose toujours que la victime d’un meurtre a quelque chose dans sa vie qui le justifie, l’explique ; qu’il se passe ou s’est passé, au moins dans un coin reculé de sa vie, quelque chose d’intéressant.

« L’ordinateur, c’était autre chose », poursuivit-il. « Déjà il y avait deux mots de passe consécutifs, et pas des simples, des mots de passe avec des minuscules, des caractères de ponctuation peu répandus… Ensuite, tous les fichiers étaient encryptés – un code sérieux, SSL Double Layer, 128 bits. Bref, j’ai rien pu faire, je l’ai envoyé à la BEFTI. C’était quoi le type, un parano ?

— C’était un écrivain… » fit observer Ferber. « Il voulait peut-être protéger ses textes, empêcher qu’on les pirate.

— Ouais… » Messier n’avait pas l’air convaincu. « Ça fait plutôt penser à un type qui échange des vidéos pédophiles, ce niveau de protection.

— Ce n’est pas incompatible… » fit observer Jasselin avec bon sens. Cette simple remarque, faite sans mauvaise intention, acheva de plomber l’ambiance de la réunion en mettant l’accent sur la déplorable incertitude qui régnait autour de ce meurtre. Ils n’avaient, il fallait en convenir, absolument rien : aucun mobile évident, aucun témoignage, aucune piste. Ça menaçait d’être une de ces affaires pénibles, caractérisées par un dossier vide, qui attendent parfois des années leur solution – quand elles la trouvent – et ne la doivent qu’à un hasard pur, un meurtrier récidiviste arrêté pour un autre crime et qui se trouve, au fil de la déposition, avouer un meurtre supplémentaire.

Les choses s’arrangèrent un peu à l’arrivée d’Aurélie. C’était une jolie fille aux cheveux bouclés, au visage parsemé de taches de rousseur. Jasselin la trouvait un peu brouillonne, manquant de rigueur, on ne pouvait pas compter sur elle à 100 % pour une tâche demandant de la précision ; mais elle était dynamique, et d’une bonne humeur inaltérable, ce qui est précieux dans une équipe. Elle venait de recevoir les premières conclusions de l’Identité judiciaire. Elle commença par tendre à Jasselin un épais dossier : « Les photos que tu avais demandées… » Il y avait là une cinquantaine de tirages sur papier glacé, de format A4. Chacun représentait un rectangle du plancher de la salle de séjour où avait eu lieu le meurtre, d’un peu plus d’un mètre de base. Les photographies étaient claires et bien exposées, dénuées d’ombre, prises pratiquement à la verticale, elles ne se recoupaient que très peu, l’ensemble reconstituait fidèlement le sol de la pièce. Elle avait également reçu quelques conclusions préliminaires sur l’arme de la décollation, de l’homme comme du chien, qui avaient été, tous s’en étaient rendu compte, d’une propreté et d’une précision exceptionnelles : il n’y avait presque pas eu de projections de sang, alors que le canapé, la zone entière auraient dû être aspergés.

Le meurtrier avait procédé avec un outil très particulier, un découpeur laser, une sorte de fil à couper le beurre où le rôle du fil était tenu par un laser à l’argon qui sectionnait les chairs tout en cautérisant la plaie au fur et à mesure. Cet équipement, d’un coût de plusieurs dizaines de milliers d’euros, ne se trouvait que dans les services de chirurgie des hôpitaux, où il était employé pour les amputations lourdes. L’ensemble du découpage en lambeaux du corps de la victime avait d’ailleurs, vu la précision et la netteté des incisions, probablement été réalisé avec des outils de chirurgie professionnelle.

Des murmures appréciateurs parcoururent le bureau. « Ça nous met sur la piste d’un meurtrier appartenant au monde médical ? » suggéra Lartigue.

« Peut-être » dit Ferber. « Il faut de toute façon vérifier auprès des hôpitaux s’ils ont du matériel de ce genre qui leur manque ; quoique, bien sûr, le meurtrier ait pu l’emprunter pour quelques jours.

— Quels hôpitaux ? » demanda Aurélie.

— Tous les hôpitaux français, pour commencer. Et, bien sûr, les cliniques aussi. Il faudra aussi vérifier auprès du fabricant s’il n’a pas eu de vente inhabituelle, à un particulier, pendant les dernières années. Je suppose qu’il n’y a pas tellement de fabricants, pour ce genre de matériel ?

— Un seul. Un seul pour le monde entier. C’esr une entreprise danoise. »

On mit au courant des événements Michel Khoury, qui venait d’arriver. D’origine libanaise, il avait le même âge que Ferber. Replet et coquet, il était, physiquement, aussi différent de lui que possible ; mais il partageait avec lui cette qualité si rare chez les policiers £ inspirer confiance, et partant de susciter sans effort apparent les confidences les plus intimes. Il s’était occupé, le matin même, de prévenir et d’interroger les proches de la victime.

BOOK: La carte et le territoire
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