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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (23 page)

BOOK: La carte et le territoire
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« Au moins, ça prouve que notre projet ne laisse pas indifférent » répondit le plus âgé. À cet instant, Jed vit s’approcher un type d’une quarantaine d’années, en bas de jogging et sweat à capuche, une casquette de rappeur vissée à l’envers sur la tête, en qui il reconnut avec incrédulité Patrick Forestier, le directeur de la communication de Michelin-France. « Yo ! » lança-t-il à destination des trois dirigeants avant de leur claquer les paumes. « Yo » répondirent-ils chacun leur tour, et c’est à ce moment-là que les choses commencèrent à déraper, le vacarme des conversations s’intensifia d’un seul coup pendant que les orchestres basque et savoyard se mettaient à jouer en même temps, Jed était en sueur, il essaya quelques minutes de suivre Olga qui allait d’un invité à l’autre pour leur souhaiter bonne année, souriante et chaleureuse, à l’expression amicale mais sérieuse qu’arboraient les gens à son approche il comprit qu’elle faisait le tour de son
staff
. Il sentit monter la nausée, se précipita dans la cour et vomit sur un palmier nain. La nuit était curieusement douce. Quelques invités quittaient déjà la réception, dont les trois membres du directoire de Michelin, d’où venaient-ils ? Étaient-ils descendus dans le même hôtel ? Ils avançaient souplement, en formation triangulaire, passèrent sans un mot devant les paysans vendéens, conscients de représenter le pouvoir et la réalité du monde. Ils auraient fait un bon sujet de tableau, se dit Jed, quittant discrètement la réception alors que derrière eux les stars de la télévision française riaient et poussaient des hurlements, un concours de chansons paillardes s’organisait sous l’égide de Julien Lepers. Énigmatique dans son habit bleu nuit, Jean-Pierre Pernaut posait un regard impavide sur toutes choses, cependant que Patrick Le Lay, aviné et battu, trébuchait sur les pavés, hélant les membres du directoire de Michelin, qui ne se retournèrent pas pour lui accorder un regard. « Une mutation dans l’histoire de la télévision ouest-européenne », tel aurait pu s’intituler ce tableau que Jed ne réaliserait pas, il vomit à nouveau, il avait encore un fond de bile dans l’estomac, cela avait probablement été une erreur de mélanger le punch créole et l’absinthe.

Patrick Le Lay, le front ensanglanté, rampait devant lui sur le pavé, ayant maintenant perdu tout espoir de rejoindre les membres du directoire qui tournaient le coin de l’avenue Charles-de-Gaulle. La musique s’était calmée, des salons de réception provenait la pulsation lente d’un groove savoyard. Jed leva son regard vers le ciel, vers les constellations indifférentes. Des configurations spirituelles d’un type nouveau apparaissaient, quelque chose en tout cas était en train de bouger durablement dans la structure du PAF, c’est ce que Jed put déduire des conversations des invités qui, ayant récupéré leurs manteaux, se dirigeaient d’un pas lent vers les portes cochères. Il capta au passage les mots de « sang neuf » et d’« examen de passage », comprit que beaucoup de conversations tournaient autour d’Olga, qui était une nouveauté dans le paysage de la télévision française, elle « venait de l’institutionnel », c’était un des commentaires les plus fréquents, avec ceux portant sur sa beauté. La température extérieure était difficile à évaluer, il était alternativement parcouru de frissons et de bouffées de chaleur. Il fut de nouveau saisi d’un spasme, éructa difficilement sur le palmier. En se relevant il vit Olga, vêtue d’un manteau en léopard des neiges, qui le regardait avec un peu d’inquiétude.

« On va rentrer.

— Rentrer… chez toi ? »

Sans répondre elle le prit par le bras, le conduisit jusqu’à sa voiture. « Petit Français fragile… » dit-elle avec un sourire avant de démarrer.

XIII

Les premières lueurs du jour filtraient par l’interstice de doubles rideaux épais, molletonnés, aux motifs écarlates et jaunes. Olga, à ses côtés, respirait avec régularité, sa courte chemise de nuit relevée jusqu’à la taille. Jed caressa doucement ses fesses, blanches et rondes, sans la réveiller. Son corps n’avait presque pas changé en dix ans, les seins s’étaient un peu alourdis, quand même. Cette magnifique fleur de chair avait commencé de se faner ; et la dégradation, maintenant, allait s’accélérer. Elle avait deux ans de plus que lui ; il prit alors conscience qu’il allait avoir quarante ans le mois prochain. Ils en étaient à peu près à la moitié de leur vie ; les choses avaient passé vite. Il se redressa, rassembla ses vêtements qui jonchaient le sol. Il ne se souvenait pas de s’être déshabillé la veille au soir, c’était sans doute elle qui l’avait fait ; il avait l’impression de s’être endormi aussitôt après avoir touché l’oreiller. Avaient-ils fait l’amour ? Probablement pas, et ce simple fait était déjà grave, parce qu’après tant d’années de séparation ils auraient dû, ils auraient dû au moins essayer, sa prévisible absence d’érection immédiate n’aurait été que trop facilement imputable à l’absorption excessive de boissons alcoolisées, mais elle aurait pu essayer de le sucer, il ne se souvenait pas qu’elle l’ait fait, peut-être aurait-il dû demander ? Cette hésitation, aussi, sur ses droits sexuels, sur ce qui paraissait naturel et normal dans le cadre de leur relation, était inquiétante, et probable annonciation de la fin. La sexualité est une chose fragile, il est difficile d’y entrer, si facile d’en sortir.

Il referma derrière lui la porte de la chambre, capitonnée et tendue de cuir blanc, s’engagea dans un long couloir qui desservait sur la droite d’autres chambres et un bureau, sur la gauche les pièces de réception – des petits salons aux moulures Louis XVI, au parquet en points de Hongrie. Dans la pénombre éclairée de place en place par de grandes lampes à abat-jour, l’appartement lui parut immense. Il traversa un des salons, entrouvrit un rideau : l’avenue Foch s’étendait à l’infini, d’une largeur anormale, recouverte d’une légère couche de givre. Le seul signe de vie était l’échappement d’une Jaguar XJ noire dont le moteur tournait au ralenti dans la contre-allée. Puis une femme en robe de soirée sortit en titubant légèrement d’un immeuble, s’installa aux côtés du conducteur ; la voiture démarra, s’engagea vers l’Arc de Triomphe. Un silence total retomba sur le paysage urbain. Tout lui apparaissait avec une netteté inhabituelle à mesure qu’un soleil hivernal et faible montait entre les tours de La Défense, faisait scintiller le sol immaculé de l’avenue. À l’extrémité du couloir, il déboucha dans une vaste cuisine meublée d’armoires en aluminium brossé qui entouraient un plan de travail central en basalte. Le réfrigérateur était vide, à l’exception d’une boîte de chocolats Debauve et Gallais et d’une barquette de jus d’orange Leader Price entamée. Jetant un regard circulaire il aperçut une machine à café, et se prépara un Nespresso. Olga était douce, elle était douce et aimante, Olga l’aimait, se répéta-t-il avec une tristesse croissante en même temps qu’il réalisait que plus rien n’aurait lieu entre eux, ne pourrait plus jamais avoir lieu entre eux, la vie vous offre une chance parfois se dit-il mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, ce moment dure quelques jours, parfois quelques semaines ou même quelques mois mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous avait été fait. Il se prépara un deuxième café, qui chassa définitivement les brumes du sommeil, puis envisagea de laisser un mot à Olga. « Nous devons réfléchir », écrivit-il, avant de biffer la formule et d’inscrire : « Tu mérites mieux que moi. » Il raya la phrase à nouveau, écrivit à la place : « Mon père est en train de mourir », puis se rendit compte qu’il n’avait jamais parlé de son père à Olga, et froissa la feuille avant de la jeter à la poubelle. Il allait bientôt avoir l’âge que son père avait à sa naissance ; pour son père, avoir un enfant avait signifié la fin de toute ambition artistique et plus généralement l’acceptation de la mort, comme pour beaucoup de gens sans doute mais dans le cas de son père plus particulièrement. Il retraversa le couloir jusqu’à la chambre ; Olga dormait toujours paisiblement, pelotonnée sur elle-même. Il demeura près d’une minute, attentif à sa respiration régulière, dans l’incapacité de parvenir à une synthèse, et soudain il repensa à Houellebecq. Un écrivain doit avoir certaines connaissances sur la vie, ou du moins le laisser croire. D’une manière ou d’une autre, Houellebecq devait faire partie de la synthèse.

Le jour était tout à fait levé maintenant, mais l’avenue Foch était toujours aussi déserte. Jamais il n’avait parlé de son père à Olga, ni d’Olga à son père, pas davantage qu’il n’avait parlé d’eux à Houellebecq ni à Franz, il avait certes maintenu un résidu de vie sociale mais celle-ci n’évoquait en rien un réseau ou un tissu organique ni quoi que ce soit de vivant, on avait affaire à un graphe élémentaire et minimal, non ramifié, aux branches indépendantes et sèches. De retour chez lui il rangea le portrait de l’écrivain dans un coffret de titane, qu’il assujettit sur la galerie de toit de son break de chasse Audi. Porte d’Italie, il prit la direction de l’autoroute AIO.

Sitôt dépassés les dernières banlieues, les derniers entrepôts de stockage, il s’aperçut que la neige avait tenu. La température extérieure était de – 3 °C mais la climatisation fonctionnait parfaitement, une tiédeur uniforme emplissait l’habitacle. Les Audi se caractérisent par un niveau de finition particulièrement élevé, avec lequel ne peuvent selon l'Auto-Journal rivaliser que certaines Lexus, cette voiture était son premier achat depuis qu’il avait accédé à un nouveau statut de fortune, dès sa première visite chez le concessionnaire il avait été séduit par la rigueur et la précision des assemblages métalliques, le claquement doux des portières au moment où il les refermait, tout cela était usiné comme un coffre-fort. Tournant la molette du régulateur de vitesse, il opta pour une allure de croisière de 105 km/heure. Des crantages légers, répartis tous les 5 km/heure, facilitaient la manipulation du dispositif ; cette voiture était décidément parfaite. Une pellicule de neige inentamée recouvrait la plaine horizontale ; le soleil brillait vaillamment, gaiement presque, sur la Beauce endormie. Un peu avant d’atteindre Orléans, il prit la E60 en direction de Courtenay. Quelques centimètres en dessous de la surface du sol, des graines attendaient la germination, l’éveil. Le voyage allait être trop court, se dit-il, il aurait fallu des heures, des journées entières sur l’autoroute à vitesse constante pour qu’il puisse commencer à élaborer l’esquisse d’une pensée claire. Il se força cependant à s’arrêter dans une station-service, puis en redémarrant songea qu’il fallait qu’il téléphone à Houellebecq pour le prévenir de son arrivée.

Il sortit à Montargis-Ouest, se gara une cinquantaine de mètres avant le péage, composa le numéro de l’écrivain, laissa sonner une dizaine de fois avant de raccrocher. Le soleil avait disparu, le ciel était d’un blanc laiteux au-dessus du paysage de neige. Les guérites blanc cassé du poste de péage complétaient cette discrète symphonie de tons clairs. Il sortit et fut frappé par le froid, plus vif qu’en zone urbaine, déambula quelques minutes sur le macadam de l’aire de repos. Apercevant le coffret de titane assujetti sur le toit de sa voiture, il se souvint brusquement du motif de son voyage, et se dit qu’il allait pouvoir lire Houellebecq maintenant que tout était fini. Maintenant que quoi était fini ? En même temps qu’il se posait la question il y répondit, et il comprit que Franz avait vu juste : « Michel Houellebecq, écrivain » serait son dernier tableau. Sans doute aurait-il encore des idées de tableau, des rêveries de tableau, mais jamais plus il ne se sentirait l’énergie ni la motivation nécessaires pour leur donner forme. On peut toujours, lui avait dit Houellebecq lorsqu’il avait évoqué sa carrière romanesque, prendre des notes, essayer d’aligner des phrases ; mais pour se lancer dans l’écriture d’un roman il faut attendre que tout cela devienne compact, irréfutable, il faut attendre l’apparition d’un authentique noyau de nécessité. On ne décide jamais soi-même de l’écriture d’un livre, avait-il ajouté ; un livre, selon lui, c’était comme un bloc de béton qui se décide à prendre, et les possibilités d’action de l’auteur se limitaient au fait d’être là, et d’attendre, dans une inaction angoissante, que le processus démarre de lui-même. À ce moment Jed comprit que l’inaction, plus jamais, ne lui causerait d’angoisse, et l’image d’Olga revint flotter dans sa mémoire comme le fantôme d’un bonheur inabouti, s’il l’avait pu il aurait prié pour elle. Il remonta dans sa voiture, démarra doucement en direction des guérites, sortit sa carte bleue pour payer.

Il était à peu près midi lorsqu’il atteignit le village où vivait Houellebecq, mais il n’y avait personne dans les rues. Y avait-il jamais quelqu’un, d’ailleurs, dans les rues de ce village ? C’était une alternance de maisons en pierres calcaires, aux toits de tuiles anciennes, qui devaient être typiques de la région, et d’autres à colombages, blanchies à la chaux, qu’on se serait plutôt attendu à rencontrer dans la campagne normande. L’église, aux arcs-boutants recouverts de lierre, portait les traces d’une rénovation menée avec ardeur ; manifestement, ici, on ne plaisantait pas avec le patrimoine. Partout il y avait des arbustes ornementaux, des pelouses ; des pancartes de bois brun invitaient le visiteur à un circuit aventure aux confins de la Puisaye. La salle culturelle polyvalente proposait une exposition permanente d’artisanat local. Il n’y avait probablement plus ici, depuis longtemps, que des résidences secondaires.

La maison de l’écrivain était située un peu en dehors du village ; ses indications avaient été exceptionnellement claires lorsqu’il avait réussi à le joindre au téléphone. Il avait fait une longue promenade en compagnie de son chien, lui avait-il dit, une longue promenade dans la campagne gelée ; il se réjouissait de l’inviter à déjeuner.

Jed se gara devant le portail d’une vaste longère en L, aux murs chaulés. Il détacha le coffret contenant son tableau, puis tira la poignée de la sonnette. Des aboiements éclatèrent aussitôt dans la maison. Quelques secondes plus tard la porte s’ouvrit, un grand chien noir, hirsute, se précipita vers le portail en aboyant. L’auteur des
Particules élémentaires
apparut à son tour, vêtu d’une canadienne et d’un pantalon de velours. Il avait changé, réalisa aussitôt Jed. Plus robuste, plus musclé probablement, il marchait avec énergie, un sourire de bienvenue aux lèvres. En même temps il avait maigri, son visage s’était creusé de fines rides d’expression, et ses cheveux, coupés très court, avaient blanchi. Il était, se dit Jed, comme un animal qui a revêtu son pelage d’hiver.

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