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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (20 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Puis il se tut, et le silence se prolongea longtemps, Jed finit par perdre légèrement conscience. Il eut la vision de prairies immenses, dont l’herbe était agitée par un vent léger, la lumière était celle d’un éternel printemps. Il se réveilla d’un seul coup, son père continuait à dodeliner de la tête et à marmonner, poursuivant un débat intérieur pénible. Jed hésita, il avait prévu un dessert : il y avait des profiteroles au chocolat dans le réfrigérateur. Devait-il les sortir ? Devait-il, au contraire, attendre d’en savoir davantage sur le suicide de sa mère ? Il n’avait de sa mère, au fond, presque aucun souvenir. C’était surtout important pour son père, probablement. Il décida quand même d’attendre un peu, pour les profiteroles.

« Je n’ai connu aucune autre femme… » dit son père d’une voix atone. « Aucune autre, absolument. Je n’en ai même pas éprouvé le désir. » Puis il recommença à marmonner et à hocher de la tête. Jed décida, finalement, de sortir les profiteroles. Son père les considéra avec stupéfaction, comme un objet entièrement nouveau, à quoi rien, dans sa vie antérieure, ne l’aurait préparé. Il en prit une, la fit tourner entre ses doigts, la considérant avec autant d’intérêt qu’il l’aurait fait d’une crotte de chien ; mais il la mit, finalement, dans sa bouche.

S’ensuivirent deux à trois minutes de frénésie muette, où ils attrapaient les profiteroles une par une, rageusement, sans un mot, dans le carton décoré fourni par le pâtissier, et les ingéraient aussitôt. Puis les choses se calmèrent, et Jed proposa du café. Son père accepta aussitôt.

« J’ai envie de fumer une cigarette… dit-il. Tu en as ?

— Je ne fume pas. » Jed se leva d’un bond. « Mais je peux y aller. Je connais un tabac place d’Italie ouvert tard le soir. Et puis… il consulta sa montre avec incrédulité, il n’est que huit heures.

— Même le soir de Noël, tu crois qu’ils sont ouverts ?

— Je peux essayer. »

Il enfila son manteau. En sortant, il fut giflé par une violente bourrasque ; des flocons de neige tourbillonnaient dans l’atmosphère glaciale, il devait faire dix degrés en dessous de zéro. Place d’Italie, le bar-tabac était en train de fermer. Le patron revint en maugréant derrière son comptoir.

« Qu’est-ce que ça sera ?

— Des cigarettes.

— Quelle marque ?

— Je ne sais pas. Des bonnes cigarettes. »

L’autre lui jeta un regard excédé. « Des Dunhill !

Des Dunhill et des Gitanes ! Et un briquet !… »

Son père n’avait pas bougé, toujours tassé sur sa chaise, il ne réagit même pas en entendant la porte s’ouvrir. Il tira cependant une Gitane du paquet, la considéra avec curiosité avant de l’allumer. « Ça fait vingt ans que je n’ai pas fumé… » remarqua-t-il. « Mais, maintenant, quelle importance ? » Il tira une bouffée, puis deux. « C’est fort… dit-il. C’est bon. Dans ma jeunesse, tout le monde fumait. Dans les réunions de travail, les discussions dans les cafés, on fumait tout le temps. C’est curieux comme les choses changent… »

Il but une gorgée du cognac que son fils avait posé devant lui, se tut à nouveau. Dans le silence, Jed perçut les sifflements du vent, de plus en plus violents. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre : les flocons de neige tourbillonnaient, très denses, ça devenait une vraie tempête.

«J’ai toujours voulu être architecte, je crois… » reprit son père. « Quand j’étais petit je m’intéressais aux animaux, comme tous les enfants probablement, quand on me posait la question je répondais que je voulais devenir vétérinaire plus tard, mais au fond je crois que j’étais déjà attiré par l’architecture. À l’âge de dix ans, je me souviens que j’avais essayé de construire un nid pour les hirondelles qui passaient l’été dans la remise. J’avais trouvé dans une encyclopédie des indications sur la manière dont les hirondelles construisent leurs nids, avec de la terre et de la salive, j’y avais passé des semaines… » Sa voix tremblait légèrement, il s’interrompit de nouveau, Jed le regarda avec inquiétude ; il avala d’un trait une grande gorgée de cognac avant de poursuivre.

« Mais elles n’ont jamais voulu utiliser mon nid. Jamais. Elles ont même cessé de nicher dans la remise… » Le vieil homme se mit soudain à pleurer, les larmes coulaient le long de son visage et c’était affreux. « Papa… » dit Jed, complètement désemparé, « papa… » Il semblait ne plus pouvoir s’arrêter de sangloter.

« Les hirondelles n’utilisent jamais les nids construits de main d’homme », dit Jed très vite, « c’est impossible. Même, lorsqu’un homme a touché leur nid, elles l’abandonnent pour en construire un nouveau.

— Comment tu sais ça ?

— Je l’ai lu il y a quelques années dans un livre sur le comportement animal, je m’étais documenté pour un tableau. »

C’était faux, il n’avait rien lu de tel, mais son père parut instantanément soulagé, et se calma aussitôt. Et dire, songea Jed, qu’il portait ce poids sur le cœur depuis plus de soixante ans!… Qu’il l’avait probablement accompagné tout au long de sa carrière d’architecte !…

« Après le bac, je me suis inscrit aux Beaux-arts de Paris. Ça inquiétait un peu ma mère, elle aurait préféré que je fasse une école d’ingénieurs ; mais j’ai été très soutenu par ton grand-père. Je crois qu’il avait une ambition artistique, comme photographe, mais il n’a jamais eu la possibilité de prendre autre chose que des mariages et des communions… »

Jed n’avait jamais vu son père occupé d’autre chose que de problèmes techniques, et sur la fin de plus en plus souvent de problèmes financiers ; l’idée que son père avait fait lui aussi les Beaux-arts, que l’architecture appartenait aux disciplines artistiques, était surprenante, inconfortable.

« Oui, moi aussi, je voulais être un artiste… » dit son père avec acrimonie, presque avec méchanceté. « Mais je n’ai pas réussi. Le courant dominant quand j’étais jeune était le fonctionnalisme, à vrai dire il dominait depuis plusieurs décennies déjà, il ne s’était rien passé en architecture depuis Le Corbusier et Van der Rohe. Toutes les villes nouvelles, toutes les cités qu’on a construites en banlieue dans les années 1950 et 1960 ont été marquées par leur influence. Avec quelques autres, aux Beaux-arts, on avait l’ambition de faire autre chose. On ne rejetait pas vraiment le primat de la fonction, ni la notion de « machine à habiter » ; mais ce qu’on remettait en cause, c’était ce que recouvrait le fait d’habiter quelque part. Comme les marxistes, comme les libéraux, Le Corbusier était un productiviste. Ce qu’il imaginait pour l’homme, c’était des immeubles de bureaux, carrés, utilitaires, sans décoration d’aucune sorte ; et des immeubles d’habitation à peu près identiques, avec quelques fonctions supplémentaires – garderie, gymnase, piscine ; entre les deux, des voies rapides. Dans sa cellule d’habitation, l’homme devait bénéficier d’air pur et de lumière, c’était très important à ses yeux ; et, entre les structures de travail et les structures d’habitation, l’espace libre était réservé à la nature sauvage : des forêts, des rivières – j’imagine que, dans son esprit, les familles humaines devaient pouvoir s’y promener le dimanche, quoi qu’il en soit il souhaitait préserver cet espace, c’était une sorte d’
écologiste avant la lettre
, pour lui l’humanité devait se limiter à des modules d’habitation circonscrits au milieu de la nature, mais qui ne devaient en aucun cas la modifier. C’est effroyablement primitif quand on y pense, c’est une régression terrifiante par rapport à n’importe quel paysage rural – mélange subtil, complexe, évolutif de prairies, de champs, de forêts, de villages. C’est la vision d’un esprit brutal, totalitaire. Le Corbusier nous paraissait un esprit totalitaire et brutal, animé d’un goût intense pour la laideur ; mais c’est sa vision qui a prévalu, tout au long du XXe siècle. Nous, nous étions plutôt influencés par Charles Fourier.. » Il sourit en voyant l’expression de surprise de son fils. « On a surtout retenu les théories sexuelles de Fourier, et c’est vrai qu’elles sont assez burlesques. Il est difficile de lire Fourier au premier degré, avec ses histoires de tourbillons, de fakiresses et de fées de l’armée du Rhin, on est même surpris qu’il ait eu des disciples, des gens qui le prenaient au sérieux, qui envisageaient réellement de construire un nouveau modèle de société sur la base de ses livres. C’est incompréhensible si l’on essaie de voir en lui un penseur\ parce que sa pensée on n’y comprend absolument rien, mais au fond Fourier n’est pas un penseur c’est un gourou, le premier de son espèce, et comme pour tous les gourous le succès est venu non de l’adhésion intellectuelle à une théorie mais au contraire de l’incompréhension générale, associée à un inaltérable optimisme, en particulier sur le plan sexuel, les gens ont besoin d’optimisme sexuel à un point incroyable. Pourtant le vrai sujet de Fourier, celui qui l’intéresse en premier lieu, ce n’est pas le sexe, mais l’organisation de la production. La grande question qu’il se pose, c’est : pourquoi l’homme travaille-t-il ? Qu’est-ce qui fait qu’il occupe une place déterminée dans l’organisation sociale, qu’il accepte de s’y tenir, et d’accomplir sa tâche ? À cette question, les libéraux répondaient que c’était l’appât du gain, purement et simplement ; nous pensions que c’était une réponse insuffisante. Quant aux marxistes ils ne répondaient rien, ils ne s’y intéressaient même pas, et c’est ce qui fait d’ailleurs que le communisme a échoué : dès qu’on a supprimé l’aiguillon financier les gens ont cessé de travailler, ils ont saboté leur tâche, l’absentéisme s’est accru dans des proportions énormes ; jamais le communisme n’a été capable d’assurer la production et la distribution des biens les plus élémentaires. Fourier avait connu l’Ancien

Régime, et il était conscient que bien avant l’apparition du capitalisme des recherches scientifiques, des progrès techniques avaient lieu, et que des gens travaillaient dur, parfois très dur, sans être poussés par l’appât du gain mais par quelque chose, aux yeux d’un homme moderne, de beaucoup plus vague : l’amour de Dieu, dans le cas des moines, ou plus simplement l’honneur de la fonction. »

Le père de Jed se tut, s’aperçut que son fils l’écoutait maintenant avec beaucoup d’attention. « Oui… » commenta-t-il, « il y a sans doute un rapport avec ce que tu as essayé de faire dans tes tableaux. Il y a beaucoup de galimatias chez Fourier, dans sa totalité c’est presque illisible ; il y a peut-être quand même, encore, quelque chose à en tirer. Enfin, c’est ce que nous pensions à l’époque… »

Il se tut, parut replonger dans ses souvenirs. Les bourrasques s’étaient calmées, laissant la place à une nuit étoilée, silencieuse ; une épaisse couche de neige recouvrait les toits.

«J’étais jeune… » dit-il enfin avec une espèce d’incrédulité adoucie. « Peut-être est-ce que tu ne peux pas tout à fait te rendre compte, parce que tu es né dans une famille déjà riche. Mais j’étais jeune, je m’apprêtais à devenir architecte, et j’étais à Paris ; tout me paraissait possible. Et je n’étais pas le seul, Paris était gai à l’époque, on avait l’impression qu’on pouvait reconstruire le monde. C’est là que j’ai rencontré ta mère, elle étudiait au Conservatoire, elle jouait du violon. On était comme une bande d’artistes, vraiment. Enfin, ça s’est limité à écrire quatre ou cinq articles dans une revue d’architecture, qu’on a signés à plusieurs. C’étaient des textes politiques, en grande partie. Nous y défendions l’idée qu’une société complexe, ramifiée, aux niveaux d’organisation multiples, comme celle proposée par Fourier, allait de pair avec une architecture complexe, ramifiée, multiple, laissant une place à la créativité individuelle. Nous y attaquions violemment Van der Rohe – qui fournissait des structures vides, modulables, les mêmes qui allaient servir de modèle aux
open space
des entreprises – et surtout Le Corbusier, qui bâtissait inlassablement des espaces concentrationnaires, divisés en cellules identiques tout juste bonnes, écrivions-nous, pour une prison modèle. Ces articles ont eu un certain retentissement, je crois que Deleuze en a parlé ; mais il a fallu travailler, les autres aussi, nous sommes rentrés dans de gros cabinets d’architectes, et la vie est tout de suite devenue beaucoup moins amusante. Assez vite ma situation financière s’est améliorée, il y avait beaucoup de travail à l’époque, la France se reconstruisait à grande vitesse. J’ai acheté la maison du Raincy, je pensais que c’était une bonne idée, à l’époque c’était une ville agréable. Et puis je l’ai eue pour un très bon prix, c’est un client qui m’a mis sur l’affaire, un promoteur immobilier. Le propriétaire était un vieux type, un intellectuel visiblement, toujours en costume trois pièces gris, avec une fleur à la boutonnière, chaque fois que je l’ai vu c’était une fleur différente. Il avait l’air de sortir de la Belle Époque, des années 1930 tout au plus, je n’arrivais pas du tout à l’associer à son environnement. On aurait pu imaginer le croiser, je ne sais pas, quai Voltaire… enfin sûrement pas au Raincy. C’était un ancien universitaire, spécialisé dans l’ésotérisme et l’histoire des religions, je me souviens qu’il était très calé sur la Kabbale et sur la gnose, mais il s’y intéressait d’une manière très particulière, par exemple il n’avait que mépris pour René Guénon. " Cet imbécile de Guénon ", c’est comme ça qu’il en parlait, je crois qu’il avait écrit plusieurs critiques virulentes de ses livres. Il n’avait jamais été marié, enfin il avait vécu pour ses travaux, comme on dit. J’ai lu un long article qu’il avait écrit dans une revue de sciences humaines, il y développait des considérations assez curieuses sur le Destin, sur la possibilité de développer une nouvelle religion basée sur le principe de synchronicité. Sa bibliothèque, à elle seule, aurait valu le prix de la maison, je crois – il y avait plus de cinq mille volumes, en français, en anglais et en allemand. C’est là que j’ai découvert les œuvres de William Morris. »

Il s’interrompit en observant un changement d’expression sur le visage de Jed.

« Tu connais William Morris ?

— Non, papa. Mais j’ai vécu dans cette maison, moi aussi, je me souviens de la bibliothèque… » Il soupira, hésita. «Je ne comprends pas pourquoi tu as attendu tant d’années pour me parler de tout ça » dit-il.

« C’est parce que je vais mourir bientôt, je pense » dit simplement son père. « Enfin pas tout de suite, pas après-demain, mais je n’en ai plus pour très longtemps, c’est une évidence… » Il regarda autour de lui, sourit presque gaiement. « Je peux reprendre du cognac ? » Jed le resservit aussitôt. Il alluma une Gitane, aspira la fumée avec délectation.

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