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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (15 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Après ce passage lyrique, le reste devenait plus factuel, et Jed feuilleta rapidement, cherchant juste à repérer les informations essentielles. Il était visible qu’un optimisme raisonné, ample et fédérateur, avait présidé à la conception du produit. Fréquente dans les objets technologiques modernes, cette tendance n’était cependant pas une fatalité. Au lieu par exemple des programmes « FEU D’ARTIFICE », « PLAGE », « BÉBÉ1 » et « BÉBÉ2 » proposés par l’appareil en
mode scène
, on aurait parfaitement pu rencontrer «ENTERREMENT», «JOUR DE PLUIE », « VIEILLARD 1 » et « VIEILLARD2 ».

Pourquoi « BÉBÉ1 » et « BÉBÉ2 » ? s’interrogea Jed. En se reportant page 37 de la notice, il comprit que cette fonction permettait de régler les dates de naissance de deux bébés différents, afin d’intégrer leur âge aux paramètres électroniques joints aux clichés. D’autres informations étaient données page 38 : ces programmes, assurait le manuel, étaient conçus pour restituer le teint « sain et frais » des bébés. De fait, leurs parents auraient probablement été déçus de ce que, sur leurs photos d’anniversaire, BÉBÉ1 et BÉBÉ2 apparussent avec un visage fripé, jaunâtre ; mais Jed ne connaissait pas, personnellement, de bébés ; il n’aurait pas davantage l’occasion d’utiliser le programme « ANIMAL DOMEST », et guère le programme « FÊTE » ; finalement, cet appareil n’était peut-être pas fait pour lui.

Une pluie régulière tombait sur Shannon, et le chauffeur de taxi était un imbécile malfaisant. «
Gone for holidays?
» questionna-t-il, comme s’il se réjouissait par avance de sa déconvenue. «
No, working
» répondit Jed, qui ne voulait pas lui donner cette joie, mais l’autre, visiblement, ne le crut pas. «
What kind of job you’re doing?
» questionna-t-il, sous-entendant clairement par son intonation qu’il estimait improbable qu’on lui confie un travail quelconque. «
Photography
» répondit Jed. L’autre renifla, admettant sa défaite.

Il tambourina pendant au moins deux minutes à sa porte, sous une pluie battante, avant que Houellebecq ne vienne lui ouvrir. L’auteur des
Particules élémentaires
était vêtu d’un pyjama rayé gris qui le faisait vaguement ressembler à un bagnard de feuilleton télévisé ; ses cheveux étaient ébouriffés et sales, son visage rouge, presque couperosé, et il puait un peu. L’incapacité à faire sa toilette est un des signes les plus sûrs de l’établissement d’un état dépressif, se souvint Jed.

« Je suis désolé de forcer votre porte, je sais que ça ne va pas très bien. Mais je suis impatient de me mettre à mon tableau de vous… » dit-il, et il produisit un sourire qu’il espérait désarmant. « Sourire désarmant » est une expression qu’on rencontre encore dans certains romans, et qui doit donc correspondre à une réalité quelconque. Mais Jed ne se sentait malheureusement pas, pour sa part, suffisamment naïf pour pouvoir être désarmé par un sourire ; et, soupçonnait-il, Houellebecq pas davantage. L’auteur du Sens du combat se recula cependant d’un mètre, juste assez pour lui permettre de s’abriter de la pluie, sans cependant lui ouvrir vraiment l’accès à son intérieur.

« J’ai amené une bouteille de vin. Une bonne bouteille!… » s’exclama Jed avec un enthousiasme un peu faux, à peu près comme on propose des caramels aux enfants, tout en la sortant de son sac de voyage. C’était un Château Ausone 1986, qui lui avait quand même coûté 400 euros – une douzaine de vols Paris-Shannon par Ryanair.

« Une seule bouteille ? » demanda l’auteur de La Poursuite du bonheur en allongeant le cou vers l’étiquette. Il puait un peu, mais moins qu’un cadavre ; les choses auraient pu se passer plus mal, après tout. Puis il se retourna sans un mot, après avoir agrippé la bouteille ; Jed interpréta ce comportement comme une invitation.

La pièce principale, le living-room, était la dernière fois, pour autant qu’il s’en souvienne, vide ; elle était maintenant meublée d’un lit et d’un téléviseur.

« Oui, dit Houellebecq, après votre visite je me suis rendu compte que vous étiez le premier visiteur à rentrer dans cette maison, et que vous seriez probablement le dernier. Alors je me suis dit, à quoi bon maintenir la fiction d’une pièce de réception ? Pourquoi ne pas installer, carrément, ma chambre dans la pièce principale ? Après tout, je passe la plupart de mes journées couché ; je mange le plus souvent au lit, en regardant des dessins animés sur Fox TV ; ce n’est pas comme si j’organisais des dîners. »

Des bouts de biscotte et des lambeaux de mortadelle jonchaient effectivement les draps, tachés de vin et brûlés par places.

« On va aller dans la cuisine, quand même… proposa l’auteur de Renaissance.

— Je suis venu pour prendre des photos.

— Votre appareil photo ne marche pas dans les cuisines ? »

« J’ai replongé… J’ai complètement replongé au niveau charcuterie » poursuivit sombrement Houellebecq. En effet la table était parsemée d’emballages de chorizo, de mortadelle, de pâté de campagne. Il tendit à Jed un tire-bouchon, et sitôt la bouteille ouverte avala un premier verre d’un trait, sans humer le bouquet du vin, sans même se livrer à un simulacre de dégustation. Jed prit une douzaine de gros plans, essayant de varier les angles.

«J’aimerais bien avoir des photos de vous dans votre bureau… là où vous travaillez. »

L’écrivain émit un grognement peu enthousiaste, mais se leva et le précéda dans un couloir. Les cartons de déménagement empilés le long des murs n’avaient toujours pas été ouverts. Il avait pris du ventre depuis la dernière fois, mais son cou, ses bras étaient toujours aussi décharnés ; il ressemblait à une vieille tortue malade.

Le bureau était une grande pièce rectangulaire aux murs nus, à peu près vide à l’exception de trois tables de jardin en plastique vert bouteille alignées contre un mur. Sur la table centrale étaient posés un iMac 24 pouces et une imprimante laser Samsung ; des feuilles de papier, imprimées ou manuscrites, jonchaient les autres tables. Le seul luxe était un fauteuil de direction au dossier élevé, muni de roulettes, en cuir noir.

Jed prit quelques photos de l’ensemble de la pièce. En le voyant s’approcher des tables, Houellebecq eut un sursaut nerveux.

« Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas regarder vos manuscrits, je sais que vous détestez ça. Quand même… », il réfléchit un instant, «j’aimerais bien voir comment ça se présente, vos annotations, vos corrections.

— J’aimerais mieux pas.

— Je ne vais pas regarder le contenu, pas du tout. C’est juste pour avoir une idée de la géométrie de l’ensemble, je vous promets que sur le tableau personne ne reconnaîtra les mots. »

Avec réticence, Houellebecq sortit quelques feuilles. Il y avait très peu de ratures, mais de nombreux astérisques au milieu du texte, accompagnés de flèches qui conduisaient à d’autres blocs de texte, les uns dans la marge, d’autres sur des feuilles séparées. À l’intérieur de ces blocs, de forme grossièrement rectangulaire, de nouveaux astérisques renvoyaient à de nouveaux blocs, cela formait comme une arborescence. L’écriture était penchée, presque illisible. Houellebecq ne quitta pas Jed des yeux tout le temps qu’il prenait ses clichés, et soupira avec un soulagement visible lorsqu’il s’écarta de la table. En quittant la pièce, il referma soigneusement derrière lui.

« Ce n’est pas le texte sur vous, je n’ai pas encore commencé » dit-il en revenant vers la cuisine. « C’est une préface pour une réédition de Jean-Louis Curtis en
Omnibus
, il faut que je la rende. Vous voulez un verre de vin ? » Il parlait avec un enjouement exagéré maintenant, sans doute pour faire oublier la fraîcheur initiale de son accueil. Le Château Ausone était presque terminé. Il ouvrit d’un geste large un placard, découvrant une quarantaine de bouteilles.

« Argentine ou Chili ?

— Chili, pour changer.

— Jean-Louis Curtis est totalement oublié aujourd’hui. Il a écrit une quinzaine de romans, des nouvelles, un recueil de pastiches extraordinaire… La France m’épuise contient, à mon avis, les pastiches les plus réussis de la littérature française : ses imitations de Saint-Simon, de Chateaubriand sont parfaites ; il se débrouille très bien aussi avec Stendhal et Balzac. Et pourtant aujourd’hui il n’en reste rien, plus personne ne le lit. C’est injuste, c’était plutôt un bon auteur, dans un genre un peu conservateur, un peu classique, mais il essayait de faire honnêtement son travail, enfin ce qu’il estimait être son travail. La Quarantaine est un livre très réussi, je trouve. Il y a une vraie nostalgie, une sensation de perte dans le passage de la France traditionnelle au monde moderne, on peut parfaitement revivre ce moment en le lisant ; il est rarement caricatural, à part dans certains personnages de prêtres de gauche parfois. Et puis Un jeune couple est un livre très surprenant. S’attaquant exactement au même sujet que Georges

Perec dans
Les Choses
, il parvient à ne pas être ridicule en comparaison, et c’est déjà énorme. Évidemment il n’a pas la virtuosité de Perec, mais qui l’a eue, en son siècle ? On peut s’étonner aussi de le voir prendre fait et cause pour les jeunes, pour les tribus de hippies qui paraît-il traversaient l’Europe à l’époque, sac au dos, en rejetant la " société de consommation ", comme on disait alors ; son rejet de la société de consommation est pourtant aussi fort que le leur, et repose sur des bases largement plus solides, comme la suite ne l’a que trop montré. À l’inverse Georges Perec accepte la société de consommation, il la considère à juste titre comme le seul horizon possible, ses considérations sur le bonheur d’Orly sont à mes yeux absolument convaincantes. C’est bien à tort au fond qu’on a catalogué Jean-Louis Curtis comme
réactionnaire
, c’est juste un bon auteur un peu triste, persuadé que l’humanité ne peut guère changer, dans un sens comme dans l’autre. Un amoureux de l’Italie, pleinement conscient de la cruauté du regard latin sur le monde. Enfin je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, vous vous en foutez de Jean-Louis Curtis, vous avez tort d’ailleurs, ça devrait vous intéresser, chez vous aussi je sens une sorte de nostalgie, mais cette fois c’est une nostalgie du monde moderne, de l’époque où la France était un pays industriel, je me trompe ? » Il sortit du réfrigérateur du chorizo, du saucisson, du pain de campagne.

« C’est vrai », répondit Jed après un long temps de réflexion. « J’ai toujours aimé les produits industriels. Je n’aurais jamais envisagé de photographier, par exemple… un saucisson. » Il tendit la main vers la table, s’excusa aussitôt. « Enfin il est très bon, je ne veux pas dire ça, j’ai plaisir à le manger… Mais le photographier, non. Il y a ces irrégularités d’origine organique, ces veinules de gras différentes d’une tranche à l’autre. C’est un peu… décourageant. »

Houellebecq hocha la tête, écartant les bras comme s’il entrait dans une transe tantrique – il était, plus probablement, ivre, et tentait d’assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s’était accroupi. Lorsqu’il reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d’une émotion naïve. « Dans ma vie de consommateur », dit-il, « j’aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable – imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les ai aimés, passionnément, j’aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l’usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s’était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n’étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j’avais cela : je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C’est peu mais c’est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m’a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée – et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n’aura vécu qu’une seule saison… » Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. « C’est brutal, vous savez, c’est terriblement brutal. Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d’années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur est jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produit qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui prétendent capter une attente de
nouveauté
chez le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.

— Je comprends ce que vous voulez dire », intervint Jed, « je sais que beaucoup de gens ont eu le cœur brisé lors de l’arrêt de la fabrication du Rolleiflex double objectif. Mais peut-être alors… Peut-être faudrait-il réserver sa confiance et son amour aux produits extrêmement onéreux, bénéficiant d’un statut mythique. Je ne m’imagine pas, par exemple, Rolex arrêtant la production de l’Oyster Perpetual Day-Date.

— Vous êtes jeune… Vous êtes terriblement jeune… Rolex fera comme tous les autres. » Il se saisit de trois rondelles de chorizo, les disposa sur un bout de pain, engloutit l’ensemble, puis se resservit un verre de vin. « Vous venez d’acheter un nouvel appareil photo, m’avez-vous dit… Montrez-moi la notice. »

Il parcourut pendant deux minutes le mode d’emploi du Samsung ZRT-AV2, hochant la tête comme si chacune des lignes confirmait ses sombres prédictions. «Eh bien oui… » dit-il finalement en lui rendant. « C’est un beau produit, un produit moderne ; vous pouvez l’aimer. Mais il vous faut savoir que dans un an, deux ans tout au plus, il sera remplacé par un nouveau produit, aux caractéristiques prétendument améliorées.

« Nous aussi, nous sommes des produits… » poursuivit-il, « des produits culturels. Nous aussi, nous serons frappés d’obsolescence. Le fonctionnement du dispositif est identique – à ceci près qu’il n’y a pas, en général, d’amélioration technique ou fonctionnelle évidente ; seule demeure l’exigence de nouveauté à l’état pur.

« Mais cela n’est rien, cela n’est rien… » poursuivit-il avec légèreté. Il commença à découper un deuxième saucisson, puis, le couteau à la main, s’interrompit pour entonner d’une voix puissante : « Aimer, rire et chanter!… » D’un geste large il balaya la bouteille de vin, qui s’écrasa sur le carrelage.

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