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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (29 page)

BOOK: La carte et le territoire
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« Enfin, les proches, si l’on peut dire… » précisa-t-il. « On peut dire qu’il était très seul. Divorcé deux fois, un enfant qu’il ne voyait pas. Il n’avait plus aucun contact, depuis plus de dix ans, avec personne de sa famille. Pas de relations amoureuses non plus. On apprendra peut-être quelque chose en épluchant ses conversations téléphoniques, mais pour l’instant je n’ai trouvé que deux noms : Teresa Cremisi, son éditrice, et Frédéric Beigbeder, un autre écrivain. Et encore : j’ai eu Beigbeder au téléphone ce matin, il avait l’air effondré, sincèrement je crois, mais il m’a quand même dit que ça faisait deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Curieusement, lui et son éditrice m’ont répété la même chose : il avait beaucoup d’ennemis. J’ai rendez-vous avec eux cet après-midi, j’en apprendrai peut-être davantage.

— Beaucoup d’ennemis… » intervint pensivement Jasselin. « C’est intéressant, en général les victimes n’ont aucun ennemi, on a l’impression qu’ils étaient aimés de tous… Il faudra aller à son enterrement. Je sais que ça ne se fait plus beaucoup, mais parfois on y apprend des choses. Les amis viennent à l’enterrement, mais parfois les ennemis aussi, ils semblent y trouver une sorte de plaisir.

— Au fait… » fit remarquer Ferber. « On ne sait pas de quoi il est mort ? Ce qui l’a tué, exactement ?

— Non» répondit Aurélie. «Il faut attendre… qu’ils autopsient les morceaux.

— La décollation n’a pas pu avoir lieu de son vivant ?

— Sûrement pas. C’est une opération lente, qui peut prendre une heure. » Elle frissonna un peu, se secoua.

Ils se séparèrent aussitôt après pour vaquer à leurs tâches. Ferber et Jasselin se retrouvèrent seuls dans le bureau. La réunion se terminait mieux qu’elle n’avait commencé : ils avaient, chacun de leur côté, des choses à faire ; sans avoir encore vraiment une piste ils avaient, au moins, des directions de recherche.

« Rien n’est encore sorti, dans la presse, fit remarquer Ferber. Personne n’est au courant.

— Non » répondit Jasselin, le regard posé sur une péniche qui descendait la Seine. « C’est curieux, je pensais que ça se produirait tout de suite. »

VI

Cela se produisit dès le lendemain. « L’écrivain Michel Houellebecq sauvagement assassiné » titrait
Le Parisien
, qui consacrait une demi-colonne, d’ailleurs assez peu informée, à l’événement. Les autres journaux y accordaient à peu près la même place, sans donner davantage de détails, se contentant pour l’essentiel de reprendre le communiqué du procureur de la République de Montargis. Aucun n’avait, semblait-il, envoyé d’enquêteur sur place. Un peu plus tard furent reproduites les déclarations de différentes personnalités, ainsi que du ministre de la Culture : tous se déclaraient « atterrés », ou au minimum « profondément tristes », et saluaient la mémoire « d’un créateur immense, qui resterait à jamais présent dans nos mémoires », en somme on était dans le cadre d’une mort de célébrité classique, avec son broutage consensuel et ses niaiseries adéquates, tout ça ne les aidait pas beaucoup.

Michel Khoury revint déçu de ses rendez-vous avec Teresa Cremisi et Frédéric Beigbeder. La sincérité de leur chagrin, selon lui, ne faisait aucun doute. Jasselin avait toujours été stupéfié par la tranquille assurance avec laquelle Khoury affirmait ces choses, appartenant selon lui au domaine éminemment complexe et incertain de la psychologie humaine. « Elle l’aimait réellement », affirmait-il, ou bien : « La sincérité de leur chagrin ne faisait aucun doute », et il disait cela tout à fait comme s’il relatait des faits expérimentaux, observables ; le plus étrange était que la suite de l’enquête lui donnait, en général, raison. « Je connais les êtres humains », lui avait-il dit une fois, du même ton qu’il aurait dit « Je connais les chats » ou « Je connais les ordinateurs ».

Les deux témoins n’avaient pas eu, cela dit, grand-chose d’utile à lui apprendre. Houellebecq avait beaucoup d’ennemis, lui avaient-ils répété, on s’était montré avec lui injustement agressif, cruel ; lorsqu’il en demanda une liste plus précise, Teresa Cremisi, avec un mouvement d’épaules impatient, lui proposa de lui envoyer un dossier de presse. Mais, à la question de savoir si l’un de ces ennemis aurait pu l’assassiner, ils avaient tous deux clairement répondu par la négative. S’exprimant avec une clarté exagérée, un peu comme on s’adresse à un demeuré, Teresa Cremisi lui avait expliqué qu’il s’agissait d’ennemis littéraires, qui exprimaient leur haine sur des sites Internet, dans des articles de journaux ou de magazines, et dans le pire des cas dans des livres, mais qu’aucun d’entre eux n’aurait été capable de se livrer à un assassinat physique. Moins d’ailleurs pour des raisons morales, poursuivit-elle avec une notable amertume, que parce qu’ils n’en auraient tout simplement pas eu le cran. Non, conclut-elle, ce n’était pas (et il eut l’impression qu’elle avait failli dire : « malheureusement pas ») dans le milieu littéraire qu’il fallait chercher le coupable.

Beigbeder lui avait dit à peu près la même chose. « J’ai toute confiance dans la police de mon pays… » avait-il commencé par affirmer, avant de s’esclaffer bruyamment, comme s’il venait de se livrer à une plaisanterie de tout premier ordre, mais Khoury ne lui en avait pas tenu rigueur, l’auteur était visiblement tendu, égaré, complètement déstabilisé par cette disparition subite. Il avait ensuite précisé que Houellebecq avait pour ennemis « à peu près tous les trous du cul de la place parisienne ». Sur l’insistance de Khoury il avait cité les journalistes du site nouvelobs.com, tout en précisant que, s’ils devaient actuellement se réjouir de son trépas, aucun d’entre eux ne lui paraissait capable de prendre le moindre risque personnel. « Est-ce que vous imaginez Didier Jacob griller un feu rouge ? Même en bicyclette, il n’oserait pas » avait conclu, visiblement écœuré, l’auteur d’
Un roman français
.

En somme, conclut Jasselin en classant les deux dépositions dans une sous-chemise jaune, un milieu professionnel ordinaire, avec ses jalousies et ses rivalités ordinaires. Il rangea la sous-chemise en dernière place dans le dossier « Dépositions », conscient qu’il refermait en même temps le volet milieu littéraire de l’enquête, et qu’il n’aurait sans doute plus jamais l’occasion d’être en contact avec le milieu littéraire. Il était douloureusement conscient, aussi, que l’enquête était loin de progresser. Les conclusions de l’Identité judiciaire venaient de leur parvenir : l’homme comme le chien avaient été tués à l’aide d’un Sigsauer M-45, dans les deux cas une seule balle, tirée à la hauteur du cœur, à bout touchant ; l’arme était équipée d’un silencieux. Ils avaient été assommés au préalable, à l’aide d’un objet contondant et allongé – qui pouvait être une batte de base-bail. Un crime précis, accompli sans violence inutile. Le découpage et la lacération de leurs corps n’avaient eu lieu qu’ensuite. Ils avaient duré, ils s’étaient livrés à une rapide simulation pour parvenir à ce chiffre, un peu plus de sept heures. La mort remontait à trois jours au moment de la découverte des corps ; l’assassinat avait donc eu lieu un samedi, probablement en milieu de journée.

L’examen du relevé des communications téléphoniques de la victime, que l’opérateur avait conservé, conformément à la loi, sur une période d’un an, n’avait rien apporté. Houellebecq avait, à vrai dire, très peu téléphoné pendant cette période : quatre-vingt-treize communications en tout ; et aucune n’avait le moindre caractère personnel.

VII

L’enterrement avait été fixé au lundi suivant. L’écrivain avait laissé à ce sujet des directives extrêmement précises, qu’il avait déposées devant notaire, en les accompagnant de la somme nécessaire à leur réalisation. Il ne souhaitait pas être incinéré, mais très classiquement enterré. « Je souhaite que les vers dégagent mon squelette », précisait-il, s’autorisant une notation personnelle dans un texte de facture par ailleurs très officielle ; « j’ai toujours entretenu d’excellentes relations avec mon squelette, et je me réjouis qu’il puisse se dégager de son carcan de chair ». Il souhaitait être enterré très précisément au cimetière du Montparnasse, il avait même acheté à l’avance la concession, une concession simple, trentenaire, qui se trouvait par hasard située à quelques mètres de celle d’Emmanuel Bove.

Jasselin et Ferber étaient l’un comme l’autre
assez bons
pour les enterrements. Souvent vêtu de couleurs sombres, plutôt émacié, de teint naturellement pâle, Ferber n’avait aucun mal à arborer la tristesse et la gravité qui étaient de mise en ces circonstances quant à Jasselin, son attitude épuisée, résignée, d’homme qui connaît la vie, et ne se fait plus trop d’illusions sur elle, était également tout à fait appropriée. Ils avaient, de fait, déjà assisté ensemble à pas mal d’enterrements, parfois de victimes, le plus souvent de collègues : certains qui s’étaient suicidés, d’autres morts en service commandé – et c’était le plus impressionnant : il y avait, en général, remise d’une décoration qui était épinglée avec gravité sur le cercueil, présence d’un officiel de haut rang et même le plus souvent du ministre, enfin les honneurs de la République.

Ils se retrouvèrent à dix heures dans le commissariat du VIe arrondissement ; par les fenêtres des salles de réception de la mairie, qu’on leur avait ouvertes pour l’occasion, ils avaient une très bonne vue sur la place Saint-Sulpice. On avait appris, et cela avait été une surprise pour tous, que l’auteur des
Particules élémentaires
, qui avait sa vie durant affiché un athéisme intransigeant, s’était fait très discrètement baptiser, dans une église de Courtenay, six mois auparavant. La nouvelle tira les autorités ecclésiastiques d’une incertitude pénible : pour des raisons médiatiques évidentes, elles ne souhaitaient pas être tenues à l’écart des enterrements de personnalités ; mais la progression régulière de l’athéisme, la baisse tendancielle du taux de baptême en y incluant même les baptêmes de pure convenance, la perpétuation rigide de leurs règles les conduisaient de plus en plus souvent à cette issue décourageante.

Averti par mail, le cardinal archevêque de Paris donna avec enthousiasme son accord pour une messe, qui aurait lieu à onze heures. Il prit part lui-même à la rédaction de l’homélie, qui insistait sur la valeur humaine universelle de l’œuvre du romancier, et n’évoquait que très discrètement, comme en coda, son baptême secret dans une église de Courtenay. L’ensemble, avec la communion et les autres fondamentaux, devait durer à peu près une heure ; c’est donc vers midi que Houellebecq serait
conduit à sa dernière demeure
.

Là aussi, lui apprit Ferber, il avait laissé des directives très précises, allant jusqu’à dessiner son monument funéraire : une simple dalle de basalte noir, au niveau du sol ; il insistait sur le fait qu’elle ne devait en aucun cas être surélevée, même de quelques centimètres. La dalle portait son nom, sans date ni aucune autre indication, et le dessin d’un ruban de Moebius. Il l’avait fait exécuter avant sa mort, par un marbrier parisien, et avait personnellement suivi sa réalisation.

« En somme », fit remarquer Jasselin, « il ne se prenait pas pour de la merde…

— Il avait raison » répondit doucement Ferber. « Ce n’était pas un mauvais écrivain, tu sais… »

Jasselin eut aussitôt honte de sa remarque, formulée sans vraie raison. Ce qu’avait fait Houellebecq pour lui-même n’était pas davantage, et même plutôt moins que ce qu’aurait fait n’importe quel notable du XIXe siècle, ou n’importe quel noblaillon des siècles antérieurs. De fait, il se rendait compte en y pensant qu’il désapprouvait totalement la tendance modeste, moderne, consistant à se faire incinérer et à disperser ses cendres en pleine nature, comme pour mieux montrer qu’on retournait en son sein, qu’on se mêlait à nouveau aux éléments. Et même dans le cas de son chien, mort cinq ans auparavant, il avait tenu à l’enterrer – posant près de son petit cadavre, au moment de l’ensevelir, un jouet qu’il aimait particulièrement – et à lui élever un monument modeste, dans le jardin de la maison de ses parents, en Bretagne, où son père lui-même était mort l’an dernier, et qu’il n’avait pas souhaité revendre, dans l’idée peut-être qu’ils viendraient y prendre leur retraite, Hélène et lui. L’homme
ne faisait pas
partie de la nature, il s’était élevé au-dessus de la nature, et le chien, depuis sa domestication, s’était lui aussi élevé au-dessus d’elle, voilà ce qu’il pensait au fond de lui-même. Et plus il y réfléchissait plus il lui paraissait impie, bien qu’il ne crût pas en Dieu, plus il lui paraissait en quelque sorte
anthropobgiquement impie
de disperser les cendres d’un être humain dans les prairies, les rivières ou la mer, ou même, comme l’avait fait il s’en souvenait le guignol Alain Gillot-Pétré, qui avait été considéré en son temps comme ayant
donné un coup de jeune
à la présentation télévisée du bulletin météo, dans l’œil d’un cyclone. Un être humain était une conscience, une conscience unique, individuelle et irremplaçable, et méritait à ce titre un monument, une stèle, au moins une inscription, enfin quelque chose qui affirme et porte aux siècles futurs témoignage de son existence, voilà ce que pensait Jasselin au fond de lui-même.

« Ils arrivent… » lui dit doucement Ferber, le tirant de sa méditation. En effet, bien qu’il ne soit que dix heures et demie, une trentaine de personnes s’étaient déjà rassemblées devant l’entrée de l’église. Qui cela pouvait-il bien être ? Des anonymes, des lecteurs de Houellebecq probablement. Il arrivait, dans le cas principalement des meurtres accomplis par vengeance, que le criminel vienne assister à l’enterrement de sa victime. Il n’y croyait pas beaucoup dans le cas présent, mais il avait quand même prévu deux photographes, deux hommes de l’Identité judiciaire qui s’étaient installés dans un appartement de la rue Froidevaux offrant une vue parfaite sur le cimetière du Montparnasse, munis d’appareils et de téléobjectifs.

Dix minutes plus tard il vit arriver, à pied, Teresa Cremisi et Frédéric Beigbeder. Ils s’aperçurent, s’embrassèrent. Tous deux, songea-t-il, avaient une attitude remarquablement appropriée. Avec son physique d’Orientale, l’éditrice aurait pu être une de ces
pleureuses
qui étaient encore employées récemment dans certains enterrements du bassin méditerranéen ; et Beigbeder semblait plongé dans des pensées particulièrement sombres. De fait, l’auteur d’
Un roman français
n’avait à l’époque que cinquante et un ans, c’était sans doute un des premiers enterrements auxquels il avait l’occasion d’assister
dans sa génération
 ; et il devait se dire que c’était loin d’être le dernier ; que, de plus en plus, les conversations téléphoniques avec ses amis ne commenceraient plus par la formule : « Tu fais quoi ce soir ? », mais plutôt par : « Devine qui est mort… »

BOOK: La carte et le territoire
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