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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (13 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Il parlait vite maintenant, allumait cigarette sur cigarette, il donnait l’impression de fumer pour se calmer, pour ralentir le fonctionnement de son cerveau. Jed songea fugitivement que, compte tenu des activités du cabinet, son père avait plutôt été en position d’acheter massivement des climatiseurs ; sans doute l’avait-il fait.

« Ces radiateurs sont en fonte, poursuivit Houellebecq avec animation ; probablement en fonte grise, à taux de carbone élevé, dont la dangerosité a maintes fois été soulignée dans des rapports d’experts. On pourrait considérer comme scandaleux que cette maison récente ait été équipée de radiateurs aussi anciens, de radiateurs au rabais en quelque sorte, et en cas d’accident, par exemple d’une explosion des radiateurs, je pourrais vraisemblablement me retourner contre les constructeurs. Je suppose que, dans un cas de ce genre, la responsabilité de votre père aurait été engagée ?

— Oui, sans aucun doute.

— Voilà un sujet magnifique, foutrement intéressant même, un authentique drame humain ! » s’enthousiasma l’auteur de Plateforme. « À priori la fonte ça vous a un petit côté XIXe siècle, aristocratie ouvrière des hauts-fourneaux, absolument désuet en somme, et pourtant on fabrique encore de la fonte, pas en France évidemment, plutôt dans des pays du genre Pologne ou Malaisie. On pourrait très bien, aujourd’hui, retracer dans un roman le parcours du minerai de fer, la fusion réductrice du fer et du coke métallurgique, l’usinage du matériau, la commercialisation enfin – ça pourrait venir en ouverture du livre, comme une généalogie du radiateur.

— Dans tous les cas, il me semble que vous avez besoin de personnages…

— Oui, c’est vrai. Même si mon vrai sujet était les processus industriels, sans personnages je ne pourrais rien faire.

— Je crois que c’est la différence fondamentale. Tant que je me suis contenté de représenter des objets, la photographie me convenait parfaitement. Mais, quand j’ai décidé de prendre pour sujet des êtres humains, j’ai senti qu’il fallait que je me remette à la peinture ; je ne pourrais pas vous dire exactement pourquoi. À l’inverse, je ne parviens plus du tout à trouver d’intérêt aux natures mortes ; depuis l’invention de la photographie, je trouve que ça n’a plus aucun sens. Enfin, c’est un point de vue personnel…» conclut-il sur un ton d’excuse.

Le soir tombait. Par la fenêtre donnant vers le sud, on distinguait des prairies qui descendaient vers l’estuaire du Shannon ; au loin, un banc de brume flottait sur les eaux, réfractant faiblement les rayons du soleil couchant.

« Par exemple, ce paysage… » poursuivit Jed. « Bon, je sais bien qu’il y a eu de très belles aquarelles impressionnistes au XIXe siècle ; pourtant, si j’avais à représenter ce paysage aujourd’hui, je prendrais simplement une photo. Si par contre il y a un être humain dans le décor, ne serait-ce qu’un paysan dans le lointain qui répare ses clôtures, alors je serais tenté de recourir à la peinture. Je sais que cela peut paraître absurde ; certains vous diront que le sujet n’a aucune importance, que c’est même ridicule de vouloir faire dépendre le traitement du sujet traité, que la seule chose qui compte est la manière dont le tableau ou la photographie se décompose en figures, en lignes, en couleurs.

— Oui, le point de vue formaliste… ça existe chez les écrivains aussi ; c’est même plus répandu en littérature que dans les arts plastiques, il me semble. »

Houellebecq se tut, baissa la tête, releva le regard vers Jed ; il sembla d’un seul coup envahi par des pensées extrêmement tristes. Il se leva et partit en direction de la cuisine ; il revint quelques minutes plus tard, portant une bouteille de vin rouge argentin et deux verres.

« On va dîner ensemble, si vous voulez. Le restaurant de l’Oakwood Arms est pas mal. Il y a les plats traditionnels irlandais – du saumon fumé, de l’Irish stew, des choses assez insipides et primaires en fait ; mais il y aussi des kebabs et des tandooris, leur cuisinier est pakistanais.

— Il n’est même pas six heures » s’étonna Jed.

— Oui, je crois que ça ouvre à six heures et demie. On mange tôt, vous savez, dans ce pays ; mais ce n’est jamais assez tôt pour moi. Ce que je préfère, maintenant, c’est la fin du mois de décembre ; la nuit tombe à quatre heures. Alors je peux me mettre en pyjama, prendre mes somnifères et aller au lit avec une bouteille de vin et un livre. C’est comme ça que je vis, depuis des années. Le soleil se lève à neuf heures ; bon, le temps de se laver, de prendre des cafés, il est à peu près midi, il me reste quatre heures de jour à tenir, le plus souvent j’y parviens sans trop de dégâts. Mais au printemps c’est insupportable, les couchers de soleil sont interminables et magnifiques, c’est comme une espèce de putain d’opéra, il y a sans arrêt de nouvelles couleurs, de nouvelles lueurs, j’ai essayé une fois de rester ici tout le printemps et l’été et j’ai cru mourir, chaque soir j’étais au bord du suicide, avec cette nuit qui ne tombait jamais. Depuis, début avril, je vais en Thaïlande et j’y reste jusqu’à la fin août, début de journée six heures fin de journée six heures, c’est plus simple, équatorial, administratif, il fait une chaleur à crever mais la climatisation marche bien, c’est la morte-saison touristique, les bordels tournent au ralenti mais ils sont quand même ouverts et ça me va, ça me convient, les prestations restent excellentes ou très bonnes.

— Là, j’ai l’impression que vous jouez un peu votre propre rôle…

— Oui, c’est vrai » convint Houellebecq avec une spontanéité surprenante, « ce sont des choses qui ne m’intéressent plus beaucoup. Je vais arrêter bientôt de toute façon, je vais retourner dans le Loiret ; j’ai vécu mon enfance dans le Loiret, je faisais des cabanes en forêt, je pense que je peux retrouver une activité du même ordre. La chasse au ragondin ? »

Il conduisait rapidement, souplement sa Lexus, avec un plaisir visible. « Quand même elles sucent sans capote, ça c’est bien… » marmonna encore vaguement, comme le souvenir d’un rêve défunt, l’auteur des
Particules élémentaires
, avant de se garer sur le parking de l’hôtel ; puis ils pénétrèrent dans la salle de restaurant, vaste et bien éclairée. En entrée il prit un cocktail de crevettes, Jed opta pour un saumon fumé. Le serveur polonais déposa devant eux une bouteille de chablis tiède.

« Ils n’y arrivent pas… » geignit le romancier. « Ils n’arrivent pas à servir le vin blanc à température.

— Vous vous intéressez aux vins ?

— Ça me donne une contenance ; ça fait français. Et puis il faut s’intéresser à quelque chose, dans la vie, je trouve que ça aide.

— Je suis un peu surpris…» avoua Jed. «Je m’attendais en vous rencontrant à quelque chose… enfin, disons, de plus difficile. Vous avez la réputation d’être très dépressif. Je croyais par exemple que vous buviez beaucoup plus.

— Oui… » Le romancier étudiait à nouveau la carte des vins avec attention. « Si vous prenez le gigot d’agneau ensuite, il faudra choisir autre chose : peut-être un vin argentin de nouveau ? Vous savez, ce sont les journalistes qui m’ont fait la réputation d’un ivrogne ; ce qui est curieux, c’est qu’aucun d’entre eux n’ait jamais réalisé que si je buvais beaucoup en leur présence, c’était uniquement pour parvenir à les supporter. Comment est-ce que vous voudriez soutenir une conversation avec une flotte comme Jean-Paul Marsouin sans être à peu près ivre mort ? Comment est-ce que vous voudriez rencontrer quelqu’un qui travaille pour
Marianne
ou
Le Parisien libéré
sans être pris d’une envie de dégueuler immédiate ? La presse est quand même d’une stupidité et d’un conformisme insupportables, vous ne trouvez pas ? » insista-t-il.

« Je ne sais pas, à vrai dire, je ne la lis pas.

— Vous n’avez jamais ouvert un journal ?

— Si, probablement… » fit Jed avec bonne volonté, mais de fait il n’en gardait aucun souvenir ; il parvenait à visualiser des piles de Figaro magazine disposées sur une table basse, dans la salle d’attente de son dentiste ; mais cela faisait déjà longtemps que ses problèmes dentaires étaient résolus. Il n’avait en tout cas jamais éprouvé le besoin d’acheter un journal. À Paris l’air ambiant est comme saturé d’information, on aperçoit qu’on le veuille ou non les titres dans les kiosques, on entend les conversations dans la queue des supermarchés. Lorsqu’il s’était rendu dans la Creuse pour l’enterrement de sa grand-mère, il s’était rendu compte que la densité atmosphérique d’information diminuait nettement à mesure que l’on s’éloignait de la capitale ; et que plus généralement les choses humaines perdaient de leur importance, peu à peu tout disparaissait, hormis les plantes.

« Je vais écrire le catalogue de votre exposition » poursuivit Houellebecq. « Mais êtes-vous sûr que ce soit une bonne idée pour vous ? Je suis vraiment détesté par les médias français, vous savez, à un point incroyable ; il ne se passe pas de semaine sans que je ne me fasse chier sur la gueule par telle ou telle publication.

— Je sais, j’ai regardé sur Internet avant de venir.

— En vous associant à moi, vous n’avez pas peur de vous griller ?

— J’en ai parlé avec mon galeriste ; il pense que ça n’a aucune importance. On ne vise pas tellement le marché français, pour cette exposition. De toute façon il n’y a presque pas d’acheteurs français pour l’art contemporain, en ce moment.

— Qui achète ?

— Les Américains. C’est la nouveauté depuis deux ou trois ans, les Américains recommencent à acheter, et un petit peu aussi les Anglais. Mais ce sont surtout les Chinois, et les Russes. »

Houellebecq le regarda comme s’il pesait le pour et le contre. « Alors, si ce sont les Chinois et les Russes qui comptent, vous avez peut-être raison… » conclut-il. Excusez-moi, ajouta-t-il en se levant brusquement, j’ai besoin d’une cigarette, je n’arrive pas à penser sans tabac. »

Il sortit sur le parking et revint cinq minutes plus tard, au moment où le serveur apportait leurs plats. Il attaqua son agneau Biryani avec enthousiasme, mais considéra avec suspicion le plat de Jed. « Je suis sûr qu’ils ont mis de la sauce à la menthe avec votre gigot… » commenta-t-il. « Ça on n’y peut rien, c’est l’influence anglaise. Pourtant, les Anglais ont aussi colonisé le Pakistan. Mais ici c’est pire, ils se sont mélangés aux autochtones. » Sa cigarette lui avait visiblement fait du bien. « Ça compte beaucoup, pour vous, cette exposition, n’est-ce pas ? » poursuivit-il.

« Oui, énormément. J’ai l’impression que, depuis que j’ai commencé ma série des métiers, personne ne comprend plus où je veux en venir. Sous prétexte que je pratique la peinture sur toile, et même cette forme particulièrement datée qu’est la peinture à l’huile, je suis toujours classé dans une sorte de mouvement qui prône le retour à la peinture, alors que je ne connais pas ces gens, je ne me sens pas la moindre affinité avec eux.

— Il y a un retour à la peinture, en ce moment ?

— Plus ou moins, enfin c’est une des tendances. Retour à la peinture, ou à la sculpture, enfin retour à l’objet. Mais, à mon avis, c’est surtout pour des raisons commerciales. Un objet, c’est plus facile à stocker et à revendre qu’une installation, ou qu’une performance. À vrai dire je n’ai jamais fait de performance, mais j’ai l’impression d’avoir quelque chose en commun avec ça. D’un tableau à l’autre j’essaie de construire un espace artificiel, symbolique, où je puisse représenter des situations qui aient un sens pour le groupe.

— C’est un peu ce qu’essaie de faire le théâtre, aussi. Sauf que vous n’êtes pas obsédé par le corps… J’avoue d’ailleurs que c’est reposant.

— Non, c’est en train de passer un peu, d’ailleurs, cette obsession du corps. Enfin au théâtre pas encore, mais dans les arts visuels oui. Ce que je fais, en tout cas, se situe entièrement dans le social.

— Bon, je vois… Je vois à peu près ce que je peux faire. Il vous faut le texte pour quand ?

— L’inauguration de l’exposition est prévue en mai, il nous faudrait le texte du catalogue fin mars. Ça vous laisse deux mois.

— Ce n’est pas énorme.

— Ça n’a pas besoin d’être très long. Cinq ou dix pages, ça ira très bien. Si vous voulez faire plus, vous pouvez, bien sûr.

— Je vais essayer… Enfin c’est de ma faute, j’aurais dû répondre à vos mails avant.

— Pour la rémunération, je vous l’ai dit, on a prévu dix mille euros. Franz, mon galeriste, m’a dit que je pouvais, à la place, vous proposer un tableau, mais je trouve ça gênant, c’est délicat pour vous de refuser. Donc, a priori, on va dire dix mille euros ; mais si vous préférez un tableau c’est d’accord.

— Un tableau… » dit pensivement Houellebecq. « En tout cas, j’ai des murs pour l’accrocher. C’est la seule chose que j’aie vraiment, dans ma vie : des murs. »

III

À midi, Jed dut libérer sa chambre d’hôtel ; son vol pour Paris ne repartait qu’à 19 heures 10. Bien qu’on soit dimanche, le centre commercial voisin était ouvert ; il acheta une bouteille de whisky local, la caissière s’appelait Magda et lui demanda s’il avait la carte de fidélité Dunnes Store. Il traîna quelques minutes dans les allées d’une propreté étincelante, croisant des bandes de jeunes qui allaient d’un fast-food à une salle de jeux vidéo. Après avoir pris un jus de fruits orange-kiwi-fraise au Ronnies Rocket, il estima qu’il en savait assez sur le Skycourt Shopping Center, et commanda un taxi pour l’aéroport ; il était un peu plus de 13 heures.

L’Estuary Café avait ces mêmes qualités de sobriété et d’ampleur qu’il avait remarquées dans le reste de l’édifice : les tables rectangulaires, en bois sombre, étaient très espacées, bien davantage que dans un restaurant de luxe aujourd’hui ; elles avaient été conçues pour que six personnes puissent s’y asseoir à l’aise. Jed se souvint alors que les années 1950 avaient été, aussi, celles du baby boom.

Il commanda un coleslaw allégé et un poulet Korma, s’installa à l’une des tables, accompagnant son repas de petites gorgées de whisky tout en étudiant le plan des vols au départ de l’aéroport de Shannon. Aucune capitale d’Europe occidentale n’était desservie, à l’exception de Paris et de Londres, respectivement par Air France et British Airways. Il n’y avait par contre pas moins de six lignes à destination de l’Espagne et des Canaries : Alicante, Gérone, Fuerteventura, Malaga, Reus et Ténériffe. Tous ces vols étaient assurés par Ryanair. La compagnie
low cost
desservait également six destinations en Pologne : Cracovie, Gdansk, Katowice, Lodz, Varsovie et Wroclaw. La veille au dîner, Houellebecq lui avait dit qu’il y avait énormément d’immigrants polonais en Irlande, c’était un pays qu’ils choisissaient de préférence à tout autre, sans doute à cause de sa réputation du reste bien usurpée de sanctuaire du catholicisme. Ainsi, le libéralisme redessinait la géographie du monde en fonction des attentes de la clientèle, que celle-ci se déplace pour se livrer au tourisme ou pour gagner sa vie. À la surface plane, isométrique de la carte du monde se substituait une topographie anormale où Shannon était plus proche de Katowice que de Bruxelles, de Fuerteventura que de Madrid. Pour la France, les deux aéroports retenus par Ryanair étaient Beauvais et Carcassonne. S’agissait-il de deux destinations particulièrement touristiques ? Ou devenaient-elles touristiques du simple fait que Ryanair les avait choisies ? Méditant sur le pouvoir et la topologie du monde, Jed sombra dans un assoupissement léger.

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