La Reine étranglée (18 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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Bouville comprit que l’entretien
allait prendre un vrai tour politique, et se sentit, les pieds dans un champ de
Provence, comme si on l’interpellait au Conseil étroit. Il bénit sa mémoire de
lui fournir un argument de réponse.

— Il me paraît, Monseigneur,
que vous vous étiez opposé à ce qu’on décrétât d’hérésie le pape
Boniface ; et le roi Philippe ne l’avait pas oublié.

— Messire, en vérité, c’était
trop me demander. Les rois ne se rendent point compte de ce qu’ils exigent.
Quand on appartient au collège dans lequel se recrutent les papes, on répugne à
créer de tels précédents. Un roi, lorsqu’il monte au trône, ne fait point
proclamer que son père était traître, adultère et pillard, bien que ce soit
souvent le cas. Le pape Boniface est mort fou, nous le savons, en refusant les
sacrements et en proférant d’horribles blasphèmes. Mais il avait perdu l’esprit
parce qu’on l’avait souffleté sur son trône. Qu’aurait gagné l’Église à étaler
cette honte ? Quant aux bulles publiées par Boniface avant qu’il fût fou,
elles présentaient, pour toute hérésie, de déplaire au roi de France. Or en
telle matière, le jugement appartient au pape plutôt qu’au roi. Et
Clément V, mon vénéré bienfaiteur… Vous savez que je lui dois d’être le
peu que je suis… le pape Clément était de cet avis. Monseigneur de Marigny non
plus ne m’aime guère ; il a tout fait pour s’opposer à moi, depuis que le
trône de saint Pierre est vacant. Alors je ne comprends point ! Pourquoi
souhaitez-vous me voir ? Marigny est-il encore aussi puissant en France,
ou bien feint-il de l’être encore ? On affirme qu’il ne commande plus, et
tout continue pourtant à lui obéir.

Étrange homme que ce cardinal qui
accumulait les ruses pour éviter un ambassadeur, puis pour le rencontrer, et,
dès le premier instant, entrait dans le vif des choses comme s’il connaissait
de toujours son interlocuteur.

— La vérité, Monseigneur,
répondit Bouville qui ne voulait pas engager le débat sur Marigny, la vérité
est que je viens vous exprimer le souhait du roi Louis, et celui de Monseigneur
de Valois, d’avoir un pape au plus tôt.

Les blancs sourcils du cardinal se
levèrent.

— Le beau désir quand on
m’empêche, par cautèle, par argent ou par force, d’être élu depuis neuf
mois ! Non que je m’estime digne d’une si haute mission… mais qui l’est,
je vous le demande ?… ni que je sois plus avide qu’un autre d’une tiare
dont je sais bien le poids. L’évêché d’Avignon m’occupe suffisamment, et aussi
les traités auxquels je consacre toutes mes ressources de temps. J’ai entrepris
un
Thésaurus
pauperum,
un
Art transmutatoire
sur les
recettes d’alchimie, et aussi un
Élixir des Philosophes
qui sont fort
avancés et que je voudrais bien voir achevés avant que de mourir… A-t-on changé
de décision à Paris en ce qui me regarde ? Est-ce moi maintenant que l’on
souhaite pour pape ?

Bouville constata en cet instant que
les instructions de Monseigneur de Valois étaient, comme toujours, aussi
impératives que vagues. On lui avait dit : « Un pape. »

— Mais certes, Monseigneur,
répondit-il mollement. Pourquoi pas vous ?

— Alors, c’est qu’on a quelque
grave chose à me demander… je veux dire : à obtenir de qui sera élu. Quel
service attend-on ?

— Il se trouve, Monseigneur,
que le roi est en besoin de faire annuler son mariage…

— … pour pouvoir se
remarier avec Madame Clémence de Hongrie ? dit le cardinal.

— Vous savez donc le
projet ?

— N’avez-vous pas séjourné
trois grandes semaines à Naples, et n’apportez-vous pas un portrait de Madame
Clémence ?

— Je vous vois bien renseigné,
Monseigneur.

Le cardinal ne répondit pas et se
mit à observer le ciel comme s’il y regardait passer des anges.

— Annuler… dit-il de sa voix
feutrée qui se dissolvait dans le brouillard. Certes on peut toujours annuler.
Les portes de l’église étaient-elles bien ouvertes le jour du mariage ?
Vous y assistiez… et vous ne vous souvenez pas. Il se peut que d’autres se
rappellent qu’elles aient été par mégarde fermées. Votre roi est cousin bien
proche de son épouse ! On a peut-être omis de demander la dispense. On
pourrait démarier à peu près tous les princes d’Europe pour ce motif ; ils
sont cousins de tous les côtés, et il n’est que de voir les produits de leurs
unions pour s’en rendre compte. Celui-ci boite, cet autre est sourd, tel encore
s’évertue sans succès à l’œuvre de chair. S’il ne se glissait de temps à autre
parmi eux quelque péché ou quelque mésalliance, on les verrait bientôt
s’éteindre de scrofule et de langueur.

— La famille de France,
répondit Bouville blessé, se porte fort bien, et nos princes du sang sont
robustes comme des charrons.

— Oui, oui… mais quand la
maladie ne les prend pas au corps, elle les prend à la tête. Et puis les
enfants y meurent beaucoup en bas âge… Non, vraiment, je ne suis point pressé
d’être pape.

— Mais si vous le deveniez,
Monseigneur, dit Bouville tâchant à reprendre le fil, l’annulation vous semblerait-elle
chose possible… avant l’été ?

— Annuler est moins difficile,
dit amèrement Jacques Duèze, que de retrouver les voix qu’on m’a fait perdre.

L’entretien tournait en rond.
Bouville, apercevant ses hommes qui battaient la semelle au bout du champ,
regrettait de ne pouvoir appeler Guccio, ou bien ce signor Boccace qui semblait
si habile. La brume était moins dense et laissait deviner, très pâle, la
présence du soleil. Un jour sans vent. Bouville appréciait ce répit ; mais
il était las de se tenir debout et ses trois manteaux commençaient à lui peser.
Il s’assit machinalement sur la murette, faite de pierres plates superposées,
et demanda :

— Enfin, Monseigneur, à quel
point en est le conclave ?

— Le conclave ? Mais il
n’y en a point. Le cardinal d’Albano…

— Vous voulez parler de messire
Arnaud d’Auch, qui vint à Paris l’an dernier…

— … en tant que légat,
pour condamner le grand-maître du Temple. C’est cela même. Étant cardinal
camerlingue, c’est à lui de nous réunir ; or il s’arrange pour n’en rien faire
depuis que messire de Marigny, dont il passe pour être la créature, le lui a
interdit.

— Mais si, à la parfin…

À ce moment, Bouville se rendit
compte qu’il était assis, alors que le prélat demeurait debout, et il se releva
brusquement en s’excusant.

— Non, non, messire, je vous
prie…, dit Duèze en le forçant à se rasseoir.

Et il vint lui-même, d’un geste
léger, se poser sur la murette.

— Si le conclave était enfin
réuni, reprit Bouville, à quoi arriverait-on ?

— À rien. Ceci est fort simple
à comprendre.

Fort simple, assurément, pour le
cardinal qui, comme tout candidat à une élection, reprenait chaque jour le
compte des suffrages éventuels ; moins simple pour Bouville qui eut
quelque mal à entendre la suite, toujours débitée de la même voix de confessionnal.

— Le pape doit être élu aux
deux tiers des votants. Nous sommes vingt-trois : quinze Français et huit
Italiens. De ces huit, cinq sont pour le cardinal Caëtani, neveu de Boniface…
irréductibles. Nous ne les aurons jamais pour nous. Ils veulent venger
Boniface, haïssent la couronne de France et tous ceux qui, directement ou à
travers le pape Clément, mon vénéré bienfaiteur, l’ont pu servir.

— Et les trois autres ?

— … haïssent
Caëtani ; il s’agit des deux Colonna et de l’Orsini. Rivalités
ancestrales. Aucun de ces trois n’ayant lieu d’espérer pour soi, ils me sont
favorables dans la mesure où je fais obstacle à Francesco Caëtani ; à
moins que… à moins qu’on ne leur promette de ramener le Saint-Siège à Rome, ce
qui pourrait remettre un instant tous les Italiens d’accord, quitte ensuite à
les faire s’assassiner entre eux.

— Et les quinze Français ?

— Ah ! Si les Français
votaient ensemble, vous auriez un pape depuis beau temps ! Au début, six
m’étaient acquis, envers lesquels le roi de Naples, par mon entremise, s’était
montré généreux.

— Six Français, compta
Bouville, et trois Italiens cela nous fait neuf.

— Eh oui, messire… Cela fait
neuf, et il nous faut seize voix pour avoir le compte. Notez que les neuf
autres Français ne sont pas assez nombreux non plus pour avoir tel pape que
voudrait Marigny.

— Il s’agit donc de vous gagner
sept voix. Pensez-vous que certaines puissent être obtenues par argent ?
J’ai moyen de vous laisser quelques fonds. Combien comptez-vous par
cardinal ?

Bouville crut avoir amené la chose
fort habilement. À sa surprise, Duèze ne parut pas bondir sur la proposition.

— Je ne crois pas, répondit-il,
que les cardinaux français qui nous manquent soient sensibles à l’argument. Ce
n’est point que l’honnêteté soit chez tous la majeure vertu, ni qu’ils vivent
dans l’austérité ; mais la peur que leur inspire messire de Marigny
l’emporte pour le moment sur l’attrait des biens de ce monde. Les Italiens sont
plus âpres, mais la haine leur tient lieu de conscience.

— Ainsi, dit Bouville, tout repose
donc sur Marigny et sur le pouvoir qu’il a auprès de neuf cardinaux
français ?

— Tout dépend de cela, messire,
aujourd’hui… Demain cela peut dépendre d’autre chose. Combien d’or pouvez-vous
me remettre ?

Bouville écarquilla les yeux.

— Mais vous venez de me dire,
Monseigneur, que cet or ne pouvait vous servir de rien !

— C’est mal m’avoir compris,
messire. Cet or ne peut point m’aider à conquérir de nouveaux partisans, mais
il me serait fort nécessaire pour garder ceux que j’ai et auxquels, tant que je
ne suis point élu, je ne puis donner de bénéfices. La belle affaire si, quand
vous m’aurez trouvé les voix qui me manquent, j’avais perdu entre temps celles
qui me soutiennent !

— De quelle somme
souhaitez-vous disposer ?

— Si le roi de France est assez
riche que de me fournir six mille livres, je me charge de les bien employer.

À ce moment, Bouville eut à nouveau
besoin de se moucher. L’autre prit cela pour une finesse et craignit d’avoir
avancé un chiffre trop élevé. Ce fut le seul point que marqua Bouville dans
tout l’entretien.

— Même avec cinq mille,
chuchota Duèze, je serai en mesure de faire face… pour un temps.

Il savait déjà que cet or pour la
plus grande part ne quitterait point sa bourse, ou plutôt servirait à étouffer
ses dettes.

— La somme, dit Bouville, vous
sera remise par les Bardi.

— Qu’ils la gardent en dépôt,
répondit le cardinal ; j’ai un compte chez eux. J’y puiserai selon les
besoins.

Après quoi il se montra soudain
pressé de remonter sur sa mule, assura Bouville qu’il ne manquerait point de
prier pour lui et qu’il aurait plaisir à le revoir. Il tendit au gros homme son
anneau à baiser, et puis s’en repartit, sautillant dans l’herbe, comme il était
venu.

« Le curieux pape que nous
aurons là, qui s’occupe d’alchimie autant que d’Église, pensait Bouville en le
regardant s’éloigner ; était-il bien fait pour l’état qu’il a
choisi ? »

Bouville, au demeurant, n’était pas
trop mécontent de soi. On l’avait chargé de voir les cardinaux ? Il était
arrivé à en approcher un… De trouver un pape ? Ce Duèze paraissait ne pas
demander mieux que de l’être… De distribuer de l’or ? C’était chose faite.

Quand Bouville eut rejoint Guccio et
lui eut rapporté d’un air satisfait les résultats de son entrevue, le neveu de
Tolomei s’écria :

— Ainsi, messire Hugues, vous
êtes donc parvenu à acheter fort cher le seul cardinal qui fût déjà pour
nous !

Et l’or que les Bardi de Naples
avaient, par Tolomei, prêté au roi de France, retourna aux Bardi d’Avignon pour
les rembourser de ce qu’ils avaient prêté au candidat du roi de Naples.

 

VII
UN QUITUS EN ÉCHANGE D’UN PONTIFE

La jambe maigre, la tournure
héronnière, le menton penché, Philippe de Poitiers se tenait devant Louis
Hutin.

— Sire, mon frère, disait-il
d’une voix tranchante et froide qui n’était pas sans rappeler celle de Philippe
le Bel, je vous ai remis les conclusions de notre examen. Vous ne pouvez pas me
demander de nier le vrai quand il éclate.

La commission nommée pour vérifier
les comptes d’Enguerrand de Marigny venait d’achever la veille ses travaux.

Pendant plusieurs semaines, Philippe
de Poitiers, les comtes de Valois, d’Évreux, et de Saint-Pol, le grand
chambrier Louis de Bourbon, l’archevêque Jean de Marigny, le chanoine Étienne
de Mornay, et le chambellan Mathieu de Trye, réunis sous la présidence sourcilleuse
du comte de Poitiers, avaient étudié ligne par ligne le journal du Trésor, sur
une période de seize ans ; ils avaient exigé des explications et s’étaient
fait produire justifications et pièces d’archives, sans omettre aucun chapitre.
Or cette enquête sévère effectuée dans un climat de rivalité et souvent de
haine, puisque la commission se partageait à peu près également entre
adversaires et partisans de Marigny, ne faisait rien apparaître qui pût être
retenu contre ce dernier. Son administration des biens de la couronne et des
deniers publics se révélait exacte et scrupuleuse. S’il était riche, il le
devait aux libéralités du feu roi, et à sa propre habileté financière. Mais
rien ne permettait d’avancer qu’il eût jamais confondu ses intérêts privés et
ceux de l’État, et encore moins qu’il eût volé le Trésor. Valois, en proie à
une déception furieuse de joueur qui a mal misé, s’était obstiné jusqu’au bout
à nier l’évidence ; et seul son chancelier Mornay l’avait à contrecœur
soutenu dans une insoutenable position.

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