La Reine étranglée (14 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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— Avant longtemps, je vous
assure qu’on sera retourné aux bonnes coutumes de mon aïeul Saint Louis !

Ce disant il montrait, posé sur une
sorte d’autel, un reliquaire en forme de pied et qui contenait un os du talon
de son grand-père ; ce pied était d’argent avec des ongles d’or.

Car les restes du saint roi avaient
été partagés, chaque membre de la famille, chaque chapelle royale voulant en
garder une parcelle. La partie supérieure du crâne était conservée dans un beau
buste d’orfèvrerie à la Sainte-Chapelle ; la comtesse Mahaut d’Artois,
dans son château de Hesdin, possédait quelques cheveux ainsi qu’un fragment de
mâchoire ; et tant de phalanges, d’esquilles, de débris avaient été ainsi
répartis qu’on pouvait se demander ce que contenait la tombe de Saint-Denis. Si
même la véritable dépouille y avait jamais été déposée… Car une légende tenace
courait en Afrique selon laquelle le corps du roi franc avait été enseveli près
de Tunis, tandis que son armée ne rapportait en France qu’un cercueil vide ou
chargé d’un cadavre de remplacement
[9]
.

Tolomei alla baiser dévotement le
pied d’argent, puis demanda :

— Pourquoi vous faut-il au
juste ces dix mille livres, Monseigneur ?

Force fut à Valois de révéler en
partie ses projets immédiats. Le Siennois écoutait en hochant la tête et
disait, comme s’il prenait mentalement des notes :

— Messire de Bouville, à
Naples… oui… oui ; nous commerçons avec Naples par nos cousins les Bardi…
Marier le roi… Oui, oui, je vous entends, Monseigneur… Rassembler le conclave…
Ah ! Monseigneur, un conclave coûte plus cher à bâtir qu’un palais, et les
fondations en sont moins solides… Oui, Monseigneur, oui, je vous écoute.

Quand enfin il eut appris ce qu’il
souhaitait savoir, le capitaine général des Lombards déclara :

— Tout cela est certes bien
pensé, Monseigneur, et je vous souhaite le succès du fond du cœur ; mais
rien ne m’assure que vous marierez le roi, ni que vous aurez un pape, ni même,
si cela était, que je reverrai mon or, à supposer que je sois en mesure de vous
le fournir.

Valois jeta un regard irrité vers
d’Artois. « Quel étrange bonhomme m’avez-vous amené là, semblait-il dire,
et n’aurai-je tant parlé que pour n’en rien obtenir ? »

— Allons, banquier, s’écria
d’Artois en se levant, quel intérêt demandes-tu ? Quels gages ?
Quelle franchise ou autre avantage ?

— Mais aucun, Monseigneur,
aucun gage, protesta Tolomei ; pas de vous, vous le savez bien, ni de
Monseigneur de Valois dont la protection m’est chère. Je cherche, simplement…
je cherche comment je pourrais vous aider.

Puis, se tournant à nouveau vers le
pied d’argent, il ajouta doucement :

— Monseigneur de Valois vient
de dire qu’on allait rendre au royaume les bonnes coutumes de Monseigneur Saint
Louis. Mais qu’entend-il par-là ? Va-t-on remettre en usage toutes les
coutumes ?

— Certes, répondit Valois sans
bien comprendre où l’autre voulait en venir.

— Va-t-on rétablir, par
exemple, le droit pour les barons de battre monnaie sur leurs terres ? Si
telle ordonnance était reprise, alors, Monseigneur, je serais mieux apte à vous
appuyer.

Valois et d’Artois se regardèrent.
Le banquier pointait droit sur la plus importante des mesures que Valois
projetait, et celle qu’il tenait la plus secrète parce qu’elle était la plus
préjudiciable au Trésor et pouvait être la plus contestée.

En effet, l’unification de la
monnaie dans le royaume, ainsi que le monopole royal de l’émettre, étaient des
institutions de Philippe le Bel. Auparavant les grands seigneurs fabriquaient
ou faisaient fabriquer, concurremment avec la monnaie royale, leurs propres
pièces d’or et d’argent qui avaient cours en leurs fiefs ; et ils tiraient
de ce privilège une grosse source de profit. En tiraient profit également ceux
qui, comme les banquiers lombards, fournissaient le métal brut et jouaient sur
la variation de taux d’une région à l’autre. Et Valois comptait bien sur cette
« bonne coutume » pour relever sa fortune.

— Voulez-vous dire encore,
Monseigneur, poursuivit Tolomei continuant à considérer le reliquaire comme
s’il en faisait l’estimation, voulez-vous dire que vous allez restaurer le
droit de guerre privée ?

C’était là une autre des
prérogatives féodales abolies par le Roi de fer, afin d’empêcher les grands
vassaux de lever bannières à leur guise et d’ensanglanter le royaume pour
régler leurs différends personnels, étaler leur gloriole, ou secouer leur
ennui.

— Ah ! Que ce sain usage
nous soit vite rendu, s’écria Robert, et je ne tarderai pas à reprendre le
comté d’Artois sur ma tante Mahaut !

— Si vous avez besoin d’équiper
des troupes, Monseigneur, dit Tolomei, je puis vous obtenir les meilleurs prix
des armuriers toscans.

— Messer Tolomei, vous venez
d’exprimer tout juste les choses que je veux accomplir, dit alors Valois se
rengorgeant. Aussi, je vous demande de marcher de confiance avec moi.

Les financiers ne sont pas moins
imaginatifs que les conquérants, et c’est mal les connaître que de les croire
uniquement inspirés par l’appât du gain. Leurs calculs souvent dissimulent des
songes abstraits de puissance.

Le capitaine général des Lombards
rêvait lui aussi, d’autre manière que le comte de Valois, mais il rêvait ;
il se voyait déjà fournissant en or brut les grands barons du royaume, et
dirigeant leurs querelles puisqu’il en négocierait l’armement. Or qui tient
l’or et tient les armes détient le vrai pouvoir. Messer Tolomei jouait avec des
pensées de règne…

— Alors, reprit Valois,
êtes-vous décidé maintenant à me procurer la somme que je vous ai
demandée ?

— Peut-être, Monseigneur,
peut-être. Non que je sois en mesure de vous la donner moi-même ; mais je
puis sans doute vous la trouver en Italie, ce qui conviendrait fort bien
puisque c’est là justement que se rend votre ambassade. Pour vous, cela ne fait
point de différence.

— Certes non, fut obligé de
répondre Valois.

Mais l’arrangement était loin de
combler ses vœux, lui rendant difficile, sinon même impossible, de puiser dans
le prêt pour ses propres nécessités. Voyant Valois se rembrunir, Tolomei poussa
le fer plus avant.

— Vous offrirez la garantie du
Trésor ; mais chacun sait, chez nous en tout cas, que le Trésor est vide,
et ces bruits-là vont vite à courir entre les comptoirs de banque. Je devrai
donc engager ma propre garantie, et le ferai de grand cœur, Monseigneur, pour
vous servir. Mais il sera nécessaire qu’un homme de ma compagnie, porteur des
lettres de change, escorte votre envoyé afin de prendre l’argent en charge et
d’en être comptable.

Valois se renfrognait de plus en
plus.

— Eh ! Monseigneur !
dit Tolomei, c’est que je ne vais point agir seul en cette affaire ; les
compagnies d’Italie sont encore plus méfiantes que les nôtres, et j’ai besoin
de leur donner toute assurance qu’elles ne seront point bernées.

En vérité, il voulait avoir un
émissaire dans l’expédition, un émissaire qui allait, en son nom et pour son
compte, espionner l’ambassadeur, contrôler l’emploi des fonds, se faire
instruire des projets d’alliance, connaître les dispositions des cardinaux, et
travailler en sous-main dans le sens qu’il lui commanderait. Messer Spinello
Tolomei régnait déjà, un tout petit peu.

Robert d’Artois avait dit à Valois
que le Siennois exigerait un gage ; ils n’avaient pas pensé que le gage,
ce pouvait être un morceau du pouvoir.

Force était à l’oncle du roi, et
pour satisfaire celui-ci, d’en passer par les conditions du banquier.

— Et qui donc allez-vous
désigner, qui ne fasse point mauvaise figure auprès de messire de
Bouville ? demanda Valois.

— Je vais y penser,
Monseigneur, je vais y penser. Je n’ai guère de monde en ce moment. Mes deux
meilleurs voyageurs sont sur les routes… Quand donc messire de Bouville
devrait-il partir ?

— Mais demain, s’il se peut, ou
le jour d’après.

— Et ce garçon, suggéra Robert
d’Artois, qui était allé pour moi en Angleterre…

— Mon neveu Guccio ? dit
Tolomei.

— C’est cela même, votre neveu.
Vous l’avez toujours auprès de vous ?… Eh bien ! Que ne
l’envoyez-vous ? Il est fin, délié d’esprit, et il a bonne tournure. Il
aidera notre ami Bouville, qui ne doit guère parler le langage d’Italie, à se
débrouiller sur les chemins. Soyez rassuré, mon cousin, ajouta d’Artois
s’adressant à Valois ; ce garçon-là est de bonne recrue.

— Il va fort me manquer ici,
dit Tolomei. Mais soit, Monseigneur, je vous l’abandonne. Il est dit que vous
obtiendrez toujours de moi tout ce que vous souhaitez.

Bientôt après il prit congé.

Dès que Tolomei fut sorti du cabinet,
Robert d’Artois s’étira un grand coup, et dit :

— Eh bien, Charles, m’étais-je
trompé ?

Comme tout emprunteur après une
négociation de cette nature, Valois était à la fois content et mécontent ;
et il se composa une attitude qui ne montrât trop ni son soulagement ni son
dépit. S’arrêtant à son tour devant le pied de Saint Louis, il dit :

— C’est cela, voyez-vous
cousin, c’est la vue de cette sainte relique qui a décidé votre homme. Allons,
tout respect de ce qui est noble n’est point perdu en France, et ce royaume
peut être redressé !

— Un miracle, en quelque sorte,
dit le géant en clignant de l’œil.

Ils réclamèrent leurs manteaux et
leurs escortes pour aller porter au roi la bonne nouvelle du départ de
l’ambassade.

Dans le même temps, Tolomei
informait son neveu Guccio Baglioni d’avoir à se mettre en route dans les deux
jours, et lui énumérait ses instructions. Le jeune homme ne témoigna pas d’un
grand enthousiasme.

— Corne sei strano, figlio
mio
 !
[10]
s’écria Tolomei. Le sort te donne l’occasion d’un beau voyage, sans qu’il t’en
coûte un denier, puisque c’est le Trésor, au bout du compte, qui paiera. Tu vas
connaître Naples, la cour des Angevins, y côtoyer les princes et, si tu es
habile, t’y faire des amis. Et peut-être vas-tu assister aux préliminaires d’un
conclave. C’est chose passionnante qu’un conclave ! Ambitions, pressions,
argent, rivalités… et même la foi chez certains. Tous les intérêts du monde
jouent dans la partie. Tu vas voir cela. Et tu me fais la face longue, comme si
je t’apprenais un malheur. À ta place et à ton âge, j’aurais sauté de joie, et
je serais déjà à boucler mon porte-manteau… Pour prendre cette figure, il faut
qu’il y ait une fille que tu regrettes de quitter. Ne serait-ce pas la
demoiselle de Cressay, par hasard ?

Le teint couleur d’huile d’olive du
jeune Guccio fonça un peu, ce qui était sa façon de rougir.

— Elle t’attendra, si elle
t’aime, reprit le banquier. Les femmes sont faites pour attendre. On les
retrouve toujours. Et si tu crains qu’elle ne t’oublie, profite donc de celles
que tu rencontreras sur ton chemin. La seule chose qu’on ne retrouve pas, c’est
la jeunesse, et la force pour courir le monde.

 

V
MESDAMES DE HONGRIE, DANS UN CHÂTEAU DE NAPLES

Il est des villes plus fortes que les
siècles ; le temps ne les change pas. Les dominations s’y succèdent ;
les civilisations s’y déposent comme des alluvions ; mais elles conservent
à travers les âges leur caractère, leur parfum propre, leur rythme et leur
rumeur qui les distinguent de toutes les autres cités de la terre. Naples, de
toujours, fut de ces villes-là. Telle elle avait été, telle elle restait et
resterait au long des âges, à demi africaine et à demi latine, avec ses ruelles
serrées, son grouillement criard, son odeur d’huile, de safran et de poisson
frit, sa poussière couleur de soleil, son bruit de grelots au cou des mules.

Les Grecs l’avaient organisée, les
Romains l’avaient conquise, les Barbares l’avaient ravagée, les Byzantins et
les Normands tour à tour s’y étaient installés. Naples avait absorbé, utilisé,
fondu leurs arts, leurs lois et leur vocabulaire ; l’imagination de la rue
se nourrissait de leurs souvenirs, de leurs rites et de leurs mythes.

Le peuple n’était ni grec, ni
romain, ni byzantin ; il était le peuple napolitain de toujours, peuple
pareil à nul autre au monde, qui use de la gaîté comme d’un masque de mime pour
dissimuler la tragédie de la misère, qui emploie l’emphase pour donner du
piment à la monotonie des jours, et dont l’apparente paresse n’est dictée que
par la sagesse de ne point feindre l’activité lorsqu’on n’a rien à faire ;
un peuple qui toujours aima la vie et la parole, toujours dut ruser avec le
destin, et toujours montra grand mépris de l’agitation militaire parce que la
paix, qui ne lui fut que rarement dispensée, jamais ne l’ennuya.

En ce temps-là, et depuis un
demi-siècle environ, Naples était passée de la domination des Hohenstaufen à
celle des princes d’Anjou. L’établissement de ces derniers, appelés par le
Saint-Siège, s’était accompli au milieu des meurtres, des répressions et des
massacres qui ensanglantaient alors la péninsule. Les apports les plus certains
de la nouvelle monarchie se voyaient d’une part aux industries de laine qu’elle
avait fondées dans les faubourgs pour en tirer revenus, d’autre part à l’énorme
résidence, mi-forteresse et mi-palais, qu’elle s’était fait construire près de
la mer par l’architecte français Pierre de Chaulnes, le Château-Neuf,
gigantesque donjon rosé érigé vers le ciel et que les Napolitains, cédant à
leur humour autant qu’à leur attachement aux vieux cultes phalliques, avaient
immédiatement surnommé le
Maschio Angioino
, le Mâle Angevin.

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