La Reine étranglée (27 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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— C’est le guet… Il est minuit…
Dormez en paix !…

Comme toujours, ils étaient en
retard d’un quart d’heure sur l’horloge…

Enguerrand fut réveillé à l’aube par
un grand bruit de bottes dans la cour, et de coups frappés aux portes. Un
écuyer, tout affolé, vint l’avertir que les archers étaient en bas. Il demanda
ses vêtements, s’habilla en hâte et, dans l’antichambre, se heurta à sa femme
et à son fils qui accouraient, bouleversés.

— Vous aviez raison, Alips,
dit-il à madame de Marigny en la baisant au front. Je ne vous ai point assez
écoutée. Partez dès ce jour ainsi que Louis.

— Je serais partie avec vous,
Enguerrand. Mais maintenant je ne saurais m’éloigner du lieu où l’on vous
imposera souffrance.

— Le roi est mon parrain, dit
Louis de Marigny ; je m’en vais aussitôt courir à Vincennes…

— Ton parrain est une pauvre
cervelle, et sa couronne lui flotte sur la tête, répondit Marigny avec colère.

Puis, comme il faisait sombre dans
l’escalier, il cria :

— Holà, mes valets ! De la
lumière ! Qu’on m’éclaire !

Et quand ses serviteurs eurent obéi,
il fit entre les flambeaux une descente de roi.

La cour était houleuse d’hommes
d’armes. Dans l’encadrement de la porte, une haute silhouette en cotte de
mailles se découpait sur le matin gris.

— Comment as-tu accepté,
Pareilles… Comment as-tu osé ? dit Marigny en élevant les mains.

— Je ne suis pas Alain de
Pareilles, répondit l’officier. Messire de Pareilles ne commande plus aux
archers.

Il s’effaça pour laisser passer un
homme, en vêtements d’Église, qui était le chancelier Étienne de Mornay. Comme
Nogaret, huit ans plus tôt, était venu en personne se saisir du grand-maître
des Templiers, Mornay venait en personne, aujourd’hui, se saisir de l’ancien
recteur du royaume.

— Messire Enguerrand, dit-il,
je vous prie de me suivre au Louvre où j’ai ordre de vous enfermer.

À la même heure, tous les grands
légistes bourgeois du règne précédent, Raoul de Presles, Michel de Bourdenai,
Guillaume Dubois, Geoffroy de Briançon, Nicole Le Loquetier, Pierre d’Orgemont,
étaient arrêtés à leurs domiciles et conduits en diverses prisons, tandis qu’un
détachement était expédié vers Châlons pour y enlever l’évêque Pierre de
Latille, l’ami de jeunesse de Philippe le Bel, que celui-ci avait si fort
réclamé à son chevet dans ses derniers instants.

Avec eux, c’était tout le règne du
Roi de fer qui entrait en forteresse.

 

V
LES ASSASSINS DANS LA PRISON

Lorsque, en pleine nuit, Marguerite
de Bourgogne entendit s’abaisser le pont-levis de Château-Gaillard et retentir
dans l’enceinte les piétinements d’une chevauchée, elle ne crut point d’abord
que ces sons étaient vrais. Elle avait tant attendu, tant rêvé cet instant,
depuis qu’était partie sa lettre à Robert d’Artois, par laquelle elle
souscrivait à sa déchéance, renonçait à tous ses droits comme à ceux de sa
fille, en échange d’une libération promise et qui n’arrivait pas !

Nul ne lui avait répondu, ni Robert,
ni le roi. Aucun messager n’était apparu. Les semaines s’écoulaient dans un
silence plus destructeur que la faim, plus épuisant que le froid, plus
dégradant que la vermine. Marguerite, à présent, ne bougeait presque plus de
son lit, souffrant d’une fièvre où l’âme avait autant de part que le corps, et
qui la maintenait dans un état de conscience trouble. Les yeux grands ouverts
sur les ténèbres de la tour, elle passait des heures à écouter son cœur battre
à coups trop rapides. Le silence se peuplait de rumeurs inexistantes ;
l’ombre était envahie de menaces tragiques qui venaient non plus de la terre,
mais de l’au-delà. Le délire des insomnies désorganisait sa raison… Philippe
d’Aunay, le beau Philippe, n’était pas mort tout à fait ; il marchait,
jambes brisées, ventre sanglant, à côté d’elle ; elle étendait le bras
vers lui et ne pouvait le saisir. Pourtant il l’entraînait sur le trajet qui va
de la terre à Dieu, sans plus sentir la terre, et sans jamais voir Dieu. Et
cette marche atroce durerait jusqu’au fond des temps, jusqu’au Jugement
dernier. C’était peut-être, après tout, le Purgatoire…

— Blanche ! cria-t-elle,
Blanche ! Ils arrivent !

Car les cadenas, les verrous, les
portes grinçaient vraiment au bas de la tour ; des pas nombreux
résonnaient sur les marches de pierre.

— Blanche ! Tu
entends ?

Mais la voix affaiblie de
Marguerite, arrêtée par les épaisses fermetures qui, la nuit, séparaient les
deux geôles, ne parvint pas à l’étage supérieur.

La lumière d’une seule chandelle
aveugla la reine prisonnière. Des hommes se pressaient dans l’embrasure de la
porte ; Marguerite ne put les dénombrer ; elle ne voyait que le géant
au manteau rouge, aux yeux clairs et au poignard d’argent qui s’avançait vers
elle.

— Robert ! murmura-t-elle.
Robert, enfin vous voici.

Derrière Robert d’Artois, un soldat
portait un siège qu’il déposa auprès du lit.

— Alors, ma cousine, alors, dit
Robert en s’asseyant, votre santé ne va pas à merveille, à ce qu’on me dit, et
à ce que je vois. Vous souffrez ?

— Je souffre de tout, dit
Marguerite ; je ne sais plus si je vis.

— Il était grand temps que
j’arrive. Tout va bientôt être fini. Vos ennemis sont abattus. Êtes-vous en
état d’écrire ?

— Je ne sais, dit Marguerite.

D’Artois, faisant approcher la
lumière, observa plus attentivement le visage ravagé, asséché, les lèvres
amincies de la prisonnière, et ses yeux noirs anormalement brillants et
enfoncés, ses cheveux collés par la fièvre sur le front bombé.

— Au moins, pourrez-vous dicter
la lettre que le roi attend. Chapelain ! appela-t-il en claquant des
doigts.

Une robe blanche, fripée et maculée,
un crâne beige, sortirent de la pénombre.

— L’annulation a-t-elle été
prononcée ? demanda Marguerite.

— Comment le serait-elle, ma
cousine, puisque vous vous êtes refusée à déclarer ce qu’on vous demandait ?

— Je n’ai pas refusé. J’ai
accepté. J’ai tout accepté… Je ne sais plus. Je ne comprends plus.

— Qu’on aille chercher une
cruche de vin pour la soutenir, dit d’Artois par-dessus son épaule.

Des pas s’éloignèrent dans la
chambre et dans l’escalier.

— Rassemblez vos esprits, ma
cousine, reprit d’Artois. C’est maintenant qu’il faut accepter ce que je vais
vous conseiller.

— Mais je vous ai écrit,
Robert ; je vous ai envoyé une lettre, pour que vous la remettiez à Louis,
et où je déclarais… tout ce que vous souhaitiez… que ma fille n’était point de
lui…

Les murs, les visages lui semblaient
vaciller autour d’elle.

— Quand ? demanda Robert.

— Mais voici longtemps… des
semaines, deux mois il me semble, et j’attends depuis d’être délivrée…

— À qui avez-vous confié cette
lettre ?

— Mais… à Bersumée.

Et soudain Marguerite pensa,
affolée : « Ai-je vraiment écrit ? C’est affreux, je ne sais
plus… je ne sais plus rien. »

— Demandez à Blanche,
murmura-t-elle.

Il se fit un grand bruit auprès
d’elle. Robert d’Artois s’était levé, et secouait quelqu’un par le collet en
criant si fort que Marguerite avait peine à comprendre les mots.

— Mais, oui, Monseigneur,
moi-même… je l’ai portée… répondait la voix affolée de Bersumée.

— Où l’as-tu remise ? À
qui ?

— Lâchez-moi, Monseigneur,
lâchez-moi ! Vous m’étouffez. À Monseigneur de Marigny. J’ai obéi aux
ordres.

Le capitaine de forteresse ne put
esquiver le coup de poing qui l’atteignit en plein visage, un vrai coup de
masse sous lequel il gémit et oscilla.

— Est-ce que je m’appelle
Marigny ? hurlait d’Artois. Quand on te charge d’un pli pour moi, est-ce à
un autre que tu dois le remettre ?

— Mais il m’avait affirmé,
Monseigneur…

— Tais-toi, animal. Je
m’occuperai de solder ton compte un peu plus tard ; et puisque tu es si
fidèle à Marigny, je vais t’envoyer le rejoindre dans son cachot du Louvre, dit
d’Artois.

Puis, revenant à Marguerite :

— Je n’ai jamais reçu votre
lettre, ma cousine. Marigny l’a gardée pour lui.

— Ah ! bien !
fit-elle.

Elle était presque rassurée ;
au moins acquérait-elle la certitude d’avoir vraiment écrit.

À ce moment, le sergent Lalaine
entra, apportant la cruche demandée. Robert d’Artois se rassit, et regarda
boire Marguerite.

« Que ne me suis-je muni de
poison ! se dit-il. C’eût été peut-être le moyen le plus facile. Je suis
sot de n’y avoir point pensé… Ainsi, elle avait accepté ; et nous n’en
avons rien su. Oui, tout cela est grande sottise, en vérité. Mais à présent, il
est trop tard pour y rien changer. Et de toute manière, dans l’état où je la
vois, il ne saurait lui rester de longues journées à vivre. »

Ayant soulagé sa colère contre
Bersumée, il se sentait détaché et presque triste. Il se tenait, massif, les
mains posées sur les cuisses, et entouré d’hommes de guerre armés jusqu’à la
tête, devant ce grabat où gisait une femme épuisée. Pourtant avait-il assez
détesté Marguerite lorsqu’elle était reine de Navarre et promise au trône de
France ! Que n’avait-il tramé pour la perdre, multipliant intrigues,
voyages, liguant contre elle et la cour d’Angleterre et la cour de
France ? L’hiver dernier encore, si puissant baron qu’il fût, si misérable
prisonnière qu’elle se trouvât, il l’eût volontiers broyée quand elle lui
opposait son refus. Maintenant, son triomphe le conduisait plus loin qu’il
n’eût voulu aller. Il n’éprouvait pas de pitié, seulement une espèce
d’indifférence écœurée, de lassitude amère. Tant de moyens mobilisés contre un
corps amaigri et malade, une pensée sans défense ! La haine, en Robert,
s’était éteinte soudain, parce qu’il ne rencontrait plus de résistance à la
mesure de sa force.

Il se prenait à regretter, oui,
sincèrement, que la lettre ne lui fût pas parvenue, et mesurait l’absurdité des
enchaînements du sort. Sans le zèle obtus de cet âne de Bersumée, Louis X,
à l’heure présente, eût été déjà en mesure de se remarier, Marguerite installée
en un couvent tranquille, et Marigny sans doute encore en liberté. Sinon même
toujours au pouvoir. Nul n’eût été acculé aux solutions extrêmes, et lui-même,
Robert d’Artois, ne se fût pas trouvé là, chargé d’exécuter une mourante.

— Ce veuvage est nécessaire,
mais il doit s’accomplir dans le secret de la famille, lui avait dit Charles de
Valois.

Et Robert avait accepté la mission,
pour cette raison d’abord qu’elle lui donnerait barre désormais et sur Valois
et sur le roi. De tels services se payent sans fin… Et puis le sort, à y mieux
regarder, n’était absurde qu’en apparence ; chacun, par les actes que lui
dictait sa propre nature, avait contribué à ce qu’il ne pût se dérouler
autrement. « N’est-ce pas moi qui ai commencé cette affaire l’année
dernière à Westminster ? Il me revient donc de la terminer. Mais aurais-je
eu à la commencer si Marigny, pour conclure les mariages de Bourgogne, ne
m’avait pas fait dépouiller du comté d’Artois au profit de ma tante
Mahaut ? Et Marigny, à cette heure, se morfond au Louvre. » Le destin
montrait quelque logique.

Robert s’aperçut que tout le monde
dans la pièce le regardait, Marguerite de dessus son grabat, Bersumée qui se
frottait la mâchoire, Lalaine qui avait repris la cruche, le valet Lormet
adossé contre le mur dans la pénombre, le chapelain serrant une écritoire sur
son ventre. Ils semblaient tous stupéfaits de le voir méditer.

Le géant s’ébroua.

— Vous voyez, ma cousine,
dit-il, combien Marigny est votre ennemi, comme il est notre ennemi à tous.
Cette lettre volée nous en fournit une nouvelle preuve. Sans Marigny, je gage
que vous n’auriez jamais été accusée, ni jugée, ni traitée de la sorte. Ce
félon s’est ingénié à vous nuire, autant qu’à nuire au roi et au royaume. Mais
aujourd’hui, il est arrêté, et je viens recueillir vos griefs contre lui afin
de hâter à la fois la justice du roi et votre grâce.

— Que dois-je déclarer ?
demanda Marguerite.

Le vin qu’elle avait bu lui faisait
battre le cœur plus vite encore ; elle respirait de manière hachée, et se
tenait la poitrine.

— Je vais dicter pour vous au
chapelain, dit Robert.

Le dominicain en disgrâce s’assit
par terre, la tablette à écrire posée sur ses genoux ; la chandelle posée
à côté de lui éclairait d’en bas les trois visages.

Robert sortit de son aumônière une
feuille pliée, portant un texte noté qu’il lut au chapelain.

— « Sire, mon époux, je me
meurs de chagrin et de maladie. Je vous supplie de m’accorder pardon, car si
vous ne le faites pas vite…»

— Un instant, Monseigneur, je
ne puis vous suivre, dit le chapelain ; je n’écris point comme vos clercs
de Paris.

«… car, si vous ne le faites pas
vite, je sens que j’ai bien peu à vivre et que l’âme va s’enfuir de moi. Tout
est de la faute de messire de Marigny qui m’a voulu perdre dans votre estime et
dans celle du feu roi par dénonciation dont je jure la fausseté, et qui m’a
fait par odieux traitement réduire…»

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