Il pouvait se permettre ce ton de
semonce ; il s’en était acquis le droit pour dix mille livres, non pas
versées de sa poche, mais qu’il avait garanties.
— Vous ne m’avez point demandé
d’avis ; je ne vous en ai donc pas donné, reprit-il. Mais j’aurais pu vous
certifier qu’un homme aussi puissant et aussi averti que l’est messire
Enguerrand ne s’amusait pas à mettre les mains dans les coffres du roi. Des
comptes purs ? Bien sûr que ses comptes sont purs. S’il a trafiqué, c’est
d’autre manière.
Puis, s’adressant directement au
comte de Valois :
— Je vous ai obtenu quelque
argent, Monseigneur Charles, afin de vous hisser dans la confiance du roi. Cet
argent devait être promptement rendu.
— Mais il le sera, messer
Tolomei, il le sera.
— Et quand cela,
Monseigneur ? Je n’aurai point l’audace de douter de votre parole. Je suis
certain de la créance ; encore m’intéresserais-je à savoir quand et par
quels moyens elle sera remboursée. Or vous n’avez plus la gestion du
Trésor ; la voici repassée à Marigny. D’autre part, je ne vois pas qu’ait
été promulguée aucune ordonnance concernant l’émission des monnaies, ce qui
nous tenait fort à cœur, ni aucune non plus rétablissant le droit de guerre
privée. Marigny y fait obstacle.
— Et qu’avez-vous à proposer
pour venir à bout de ce sanglier puant ? s’écria Robert d’Artois. Nous y
sommes aussi attachés que vous, croyez-le, et si vous pouvez avancer une idée
meilleure que les nôtres, elle sera bienvenue. C’est une chasse où nous avons
besoin de chiens de relais.
Tolomei lissa les plis de sa robe,
croisa les mains sur son ventre.
— Messeigneurs, je ne suis pas
chasseur, répondit-il, mais je suis Toscan de naissance, et je sais que, quand
on ne peut abattre son ennemi de face, il faut l’attaquer de profil. Vous vous
êtes portés trop franchement au combat. Cessez donc d’accuser Marigny et de
répandre partout qu’il est un voleur, puisque le roi a certifié qu’il ne
l’était point. Paraissez pour un temps accepter qu’il gouverne ; feignez
même de vous réconcilier avec lui ; et puis, par-derrière, faites enquêter
dans les provinces. N’en chargez point les officiers royaux, car ils sont les
créatures de Marigny, et justement ceux qu’il vous faut viser. Mais dites aux
nobles, grands et petits, sur qui vous avez influence, de vous instruire des
agissements des prévôts. En bien des lieux, la moitié seulement des tailles
perçues parvient au Trésor. Ce qu’on ne prend point en argent, on le prend en
vivres que l’on revend à prix prohibés. Faites enquêter, vous dis-je ; et
d’autre part obtenez du roi qu’il convoque tous les prévôts, receveurs et
commis de finances afin que leurs livres soient examinés. Par qui ? Par
Marigny, assisté bien sûr des barons et des conseillers aux comptes. Et en même
temps vous produirez vos enquêteurs. Alors je vous dis qu’il apparaîtra de telles
malversations, et si monstrueuses, que vous pourrez sans peine en rejeter la
faute sur Marigny, et sans plus vous soucier de savoir s’il est innocent ou
coupable. Ce faisant, Monseigneur Charles, vous aurez les nobles pour vous, qui
rechignent à voir sur leurs fiefs les sergents de Marigny se mêler à
tout ; et vous aurez aussi le bas peuple qui crève de famine et cherche
des responsables à sa misère. Voilà, Messeigneurs, le conseil que je m’autorise
à vous donner, et celui que je porterais au roi si j’étais en votre position…
Sachez de surcroît que nos compagnies lombardes, qui tiennent comptoir en de
nombreux endroits, peuvent si vous le souhaitez aider à votre enquête.
Valois réfléchit quelques instants.
— Le difficile, dit-il, sera de
décider le roi, car il est pour l’heure tout entiché de Marigny et de son frère
l’archevêque, dont il attend un pape.
— En ce qui regarde
l’archevêque, ne vous inquiétez pas, répliqua le banquier. Je dispose à son
usage d’une muselière dont je me suis déjà servi une fois, et que je lui
repasserai au nez le moment venu.
Lorsque Tolomei fut sorti, d’Artois
dit à Valois :
— Ce bonhomme-là décidément est
plus fort que nous.
— Plus fort… plus fort…
répondit Valois. C’est-à-dire qu’il nous précise dans son langage de marchand
les choses que nous pensions déjà.
Mais il s’empressa, dès le
lendemain, de se conformer aux instructions du capitaine général des Lombards,
lequel pour une garantie de dix mille livres donnée à ses confrères italiens,
s’était offert le luxe de diriger la France.
Un bon mois d’insistance fut
nécessaire à Monseigneur de Valois pour convaincre le roi. En vain Valois
répétait à son neveu :
— Rappelez-vous les derniers
mots de votre père. Rappelez-vous comme il vous a dit : « Louis,
sachez au plus tôt l’état de votre royaume. » Eh bien, c’est en convoquant
tous les prévôts et receveurs que vous connaîtrez cet état. Et notre saint
aïeul dont vous portez le nom vous montre l’exemple en cela aussi. Il ordonna
une grande enquête de la sorte, l’an 1247…
Or Marigny n’était pas hostile au
principe d’une telle réunion ; il y voyait l’occasion de reprendre en main
les agents royaux. Car lui aussi constatait des relâchements dans
l’administration. Mais il estimait sage de surseoir à la convocation ; il
affirmait que le moment était mal choisi, alors que la misère aigrissait le
peuple et que les ligues de barons s’agitaient, pour éloigner de leurs
résidences, d’un seul coup, tous les officiers du roi.
Il était indéniable que, depuis la
mort de Philippe le Bel, l’autorité centrale s’affaiblissait. En réalité, deux
pouvoirs s’opposaient, s’empêtraient, s’annulaient l’un l’autre. On obéissait
ou bien à Marigny, ou bien à Valois. Tiraillé entre les deux partis, mal
renseigné, ne sachant distinguer la calomnie de l’information véritable, et
incapable par nature de trancher franchement, Louis X accordait sa
confiance tantôt à gauche, tantôt à droite, et croyait gouverner alors qu’il ne
faisait que subir.
Cédant à la violence des ligues, et
sur avis de la majorité de son Conseil, Louis, le 19 mars de cette année 1315,
c’est-à-dire après trois mois et demi de règne, signa la charte aux seigneurs
normands, qui allait être suivie presque aussitôt des chartes aux
Languedociens, aux Bourguignons, aux Champenois, aux Picards, la dernière intéressant
tout particulièrement le comte de Valois et Robert d’Artois. Ces édits
effaçaient toutes les dispositions, scandaleuses aux yeux des privilégiés, par
lesquelles Philippe le Bel avait interdit les tournois, guerres privées et
gages de bataille. Il était à nouveau permis aux gentilshommes « de
guerroyer les uns aux autres, chevaucher, aller, venir et porter les
armes »… Autrement dit, la noblesse française retrouvait son droit
ancestral et chéri à se ruiner en vraies ou fausses batailles, à se massacrer,
et à ravager à l’occasion le royaume pour vider des querelles de personnes.
Quel souverain monstrueux, en vérité, et dont la mémoire méritait d’être
honnie, que celui qui pendant trente ans l’avait privée de ces honnêtes
passe-temps !
Également, les seigneurs
redevenaient libres de distribuer des terres et de se créer de nouveaux
vassaux, donc souvent de nouveaux profits, sans avoir à en référer au roi. Pour
tout litige, les nobles ne devaient désormais comparaître que devant des
juridictions nobles. Les sergents et prévôts du roi ne pouvaient plus arrêter
les délinquants ou les citer en justice sans en référer d’abord au seigneur du
lieu. Les bourgeois et paysans libres n’étaient plus autorisés, sauf en
quelques cas exceptionnels, à sortir des terres des seigneurs pour venir se
réclamer de la justice du roi. Relativement aux subsides militaires et aux
levées de troupes, les barons reprenaient une espèce d’indépendance qui leur
permettait de décider s’ils voulaient ou non participer aux guerres nationales,
et, dans l’affirmative, combien ils souhaitaient se faire payer.
Marigny parvint à faire inscrire à
la fin de ces chartes une formule vague concernant la suprême autorité royale
et tout ce qui « d’ancienne coutume appartenait au souverain prince et à
nul autre ». Cette formule de droit laissait la possibilité à un monarque
fort de reprendre pièce par pièce tout ce qui venait d’être cédé. Valois
pourtant y consentit, car pour lui, lorsqu’on disait « anciennes
coutumes », il entendait « Saint Louis ». Mais Marigny
nourrissait peu d’illusions ; en esprit comme en fait, c’étaient toutes
les institutions du Roi de fer qui s’effondraient. Marigny sortit de ce conseil
du 19 mars en déclarant qu’on y avait creusé le lit pour de grands troubles.
Dans le même temps, la convocation
des prévôts, trésoriers et receveurs fut enfin décidée ; on expédia, dans
tous les bailliages et sénéchaussées, des enquêteurs officiels qu’on appela des
« réformateurs », mais sans leur accorder les délais convenables à
une inspection sérieuse, puisque la réunion était fixée au milieu du mois
suivant ; et comme on cherchait un lieu où tenir cette assemblée, Charles
de Valois proposa Vincennes, en souvenir de Saint Louis.
Donc, au jour dit, Louis Hutin, ses
pairs, ses barons, les dignitaires et principaux officiers de la couronne, les
membres du Conseil et de la Chambre des Comptes, se rendirent en grand équipage
au manoir de Vincennes. Cette belle chevauchée attira les gens sur le pas des
portes ; les gamins suivaient en criant : « Vive le Roi ! »
dans l’espoir de recevoir une poignée de dragées. Le bruit s’était répandu que
le roi allait juger les receveurs d’impôts, et rien, à défaut de pain, ne
pouvait davantage satisfaire le peuple.
Le temps d’avril était doux avec des
nuages légers qui couraient dans le ciel au-dessus des chênes de la
forêt ; un vrai temps de printemps qui redonnait espérance. Si la disette
continuait de sévir, au moins en avait-on fini du froid, et l’on se disait que
la récolte prochaine serait bonne, si les saints de glace ne tuaient pas les
blés nouveaux.
À proximité du manoir royal, une
immense tente avait été dressée, comme pour quelque fête ou grand mariage, et
deux cents receveurs, trésoriers et prévôts s’y tenaient alignés, les uns sur
des bancs de bois, les autres par terre, assis en tailleur.
Sous un dais brodé aux armes de
France, le jeune roi, couronne en tête, sceptre en main, vint occuper son
faudesteuil, sorte de pliant hérité du siège curule et qui, depuis les origines
de la monarchie française, servait de trône au souverain en déplacement. Les
accoudoirs du faudesteuil de Louis X étaient sculptés de têtes de
lévriers, et le fond garni d’un coussin de soie rouge.
Pairs et barons prirent place de
part et d’autre du roi, et les conseillers aux Comptes s’installèrent derrière
de longues tables posées sur des tréteaux. Les fonctionnaires royaux, portant
leurs registres, furent alors appelés, en même temps que les réformateurs qui
avaient circulé dans leurs circonscriptions respectives. Pour hâtives qu’aient
été les enquêtes, elles avaient quand même permis de recueillir bon nombre de
dénonciations locales dont la plupart se trouvèrent rapidement avérées. Presque
tous les comptes présentaient des traces de gaspillages, d’abus et de
malversations, surtout dans les derniers mois, surtout depuis la mort de
Philippe le Bel, surtout depuis qu’on avait sapé l’autorité de Marigny.
Les barons commençaient à murmurer,
comme s’ils eussent tous été eux-mêmes des parangons d’honnêteté, ou comme si
les dilapidations eussent atteint leurs biens propres. La peur gagnait les
rangs des fonctionnaires, et certains de ceux-ci préférèrent disparaître
subrepticement par le fond de la tente, repoussant à plus tard de s’expliquer.
Quand on arriva aux prévôts et receveurs des régions de Montfort-Amaury,
Dourdan et Dreux, sur lesquels Tolomei avait fourni aux réformateurs des
éléments fort précis d’accusation, il se fit autour du roi une très vite
agitation. Mais le plus indigné de tous les seigneurs, celui qui le plus haut
laissa éclater sa colère, fut Marigny. Sa voix couvrit toutes les voix, et il
s’adressa à ses subordonnés avec une violence qui leur fit courber le dos. Il
exigeait des restitutions, promettait des châtiments. Monseigneur de Valois, se
levant, lui coupa soudain la parole.
— C’est beau rôle que vous
jouez là devant nous, messire Enguerrand, s’écria-t-il ; mais il ne sert à
rien de tonner si fort au nez de ces coquins, car ils sont hommes que vous avez
mis en place, dévoués à vous, et tout dénonce que vous avez partagé avec eux.
Un si profond silence suivit cette
accusation publique qu’on put entendre un coq chanter dans la campagne. Le
Hutin, visiblement surpris, regardait de droite et de gauche. Chacun retenait
son souffle, car Marigny marchait sur Charles de Valois.
— Messire, répondit-il d’une
voix rauque, s’il se trouve en toute cette chiennaille…
Il désignait de la main ouverte
l’assemblée des prévôts.
— … s’il se trouve un
seul, parmi ces mauvais serviteurs du royaume, pour affirmer en conscience et
jurer sur la foi qu’il m’a soudoyé en quelque manière, ou remis le moindre
profit de ses recettes, je veux qu’il approche.
Alors, poussé par la grande patte de
Robert d’Artois, on vit s’avancer le prévôt de Montfort, dont les comptes
étaient en cours d’examen.
— Qu’avez-vous à dire ?
Vous venez chercher votre corde ? lui lança Marigny.
Tout tremblant, sa face ronde
marquée d’une tache lie de vin, le prévôt restait muet. Pourtant, il avait été
bien endoctriné, par Guccio d’abord, puis par Robert d’Artois qui, la veille,
lui avait promis qu’il échapperait à tout châtiment, à condition de témoigner
contre Marigny.