La Reine étranglée (28 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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— Monseigneur, puis-je… un
instant encore.

Le chapelain cherchait son grattoir
pour racler une aspérité du vélin.

Robert dut attendre un moment, avant
de reprendre et de terminer :

— «… réduire à la misère où je
suis. Tout est venu de ce méchant homme. Je vous prie encore de me sauver de
l’état où me voici et vous assure que je n’ai jamais cessé de vous être épouse
obéissante dans la volonté de Dieu. »

Marguerite s’était soulevée un peu
sur son grabat. Elle ne comprenait rien à l’énorme contradiction par laquelle
on voulait maintenant qu’elle se proclamât innocente.

— Mais alors, mon cousin, mais
alors, demanda-t-elle, tous les aveux que vous m’aviez demandés ?

— Ils ne sont plus nécessaires,
ma cousine, répondit Robert ; ce que vous allez signer ici remplacera
tout.

Car l’important à présent, pour
Charles de Valois, était de recueillir le plus de témoignages possible, vrais
ou faux, contre Enguerrand. Celui-ci était de taille, qui offrait en outre
l’avantage de laver, au moins d’apparence, le déshonneur du roi, et surtout de
faire annoncer par la reine l’imminence de son propre trépas. En vérité,
Messeigneurs de Valois et d’Artois étaient gens d’imagination !

— Et Blanche, que va-t-elle
devenir ? A-t-on pensé à Blanche ?

— Ne vous en souciez pas, dit
Robert. Tout sera fait pour elle.

Marguerite traça son nom au bas du
parchemin.

Robert d’Artois, alors, se leva et
se pencha au-dessus d’elle. Les assistants avaient reculé vers le fond de la
pièce. Le géant posa la main sur l’épaule de Marguerite.

Au contact de cette large paume,
Marguerite sentit une bonne chaleur apaisante lui descendre dans le corps. Elle
croisa ses mains décharnées sur les doigts de Robert, comme si elle craignait
qu’il les retirât trop vite.

— Adieu, ma cousine, dit-il.
Adieu. Je vous souhaite de bien reposer.

— Robert, demanda-t-elle à voix
basse en renversant la tête pour chercher son regard, l’autre fois que vous
êtes venu et m’avez voulu prendre, me désirez-vous vraiment ?

Nul homme n’est absolument mauvais.
Robert d’Artois eut à ce moment l’une des rares paroles de charité qui eusse
jamais passé ses lèvres.

« Oui, ma belle cousine, je
vous ai bien aimé. »

Et il sentit qu’elle se détendait
sous sa main, calmée, presque heureuse. Être aimée, être désirée avait été la
vraie raison de vivre de cette reine, bien plus qu’aucune couronne.

Elle vit son cousin s’éloigner
d’elle en même temps que la lumière ; il lui paraissait irréel tant il
était grand, et faisait songer, dans cette pénombre, au héros invincible des
lointaines légendes.

La robe blanche du dominicain, le
bonnet de loup de Bersumée disparurent. Robert poussait son monde devant lui.
Un instant il demeura sur le seuil, comme s’il éprouvait une hésitation et
avait encore quelque chose à dire. Puis la porte se referma, l’obscurité
redevint totale, et Marguerite avec émerveillement n’entendit pas l’habituel
bruit des verrous.

Ainsi, on ne la cadenassait plus, et
l’omission de ce geste, pour la première fois depuis 350 jours, lui parut la
promesse de la délivrance.

Demain, on la laisserait descendre,
et se promener à sa guise dans Château-Gaillard ; et puis, bientôt, une
litière viendrait la prendre et l’emporter vers les arbres, les villes et les
hommes…

« Pourrais-je me mettre
debout ? se disait-elle. Aurais-je la force ? Oh ! Oui, la force
me reviendra ! »

Son front, sa gorge, ses bras
étaient brûlants ; mais elle guérirait, elle savait qu’elle guérirait.
Elle savait aussi qu’elle ne pourrait pas dormir du reste de la nuit. Mais elle
aurait l’espoir pour compagnie jusqu’à l’aube !

Soudain, elle perçu un bruit infime,
pas même un bruit, cette sorte de froissement dans le silence Que produit le souffle
d’un être vivant. Quelqu’un se tenait dans la pièce.

« Blanche ! cria-t-elle.
Est-ce toi ? »

Peut-être avait-on déverrouillé
aussi les fermetures du second étage. Pourtant, il ne lui semblait pas que la
porte se fut rouverte. Et pourquoi sa cousine aurait-elle pris tant de
précaution pour avancer ? À moins que… Blanche n’était pas devenue folle
subitement…

« Blanche ! » répéta
Marguerite d’une voix angoissée.

Le silence retomba, et Marguerite à
un moment pensa que sa fièvre inventait des présences. Mais, l’instant d’après,
elle entendit le même souffle retenu, plus près, et un très léger crissement
sur le sol, comme celui que produisent les ongles d’un chien. On respirait à
côté d’elle. C’était peut-être vraiment un chien, le chien de Bersumée entré sur
les pas de son maître et oublié là. Ou bien des rats… les rats avec leurs
petits pas d’hommes, leurs frôlements, leurs complots affairés, leur manière
étrange de travailler la nuit à de mystérieuses tâches. À plusieurs reprises,
les rats étaient apparus dans la tour, et Bersumée avait amené son chien,
justement, pour les tuer. Mais on n’entend pas les rats respirer.

Elle se dressa brusquement sur sa
couche, le cœur affolé ; un objet de métal, arme ou boucle, venait de
racler la pierre du mur. Les yeux désespérément ouverts, Marguerite
interrogeait les ténèbres autour d’elle.

— Qui est là ?
cria-t-elle.

De nouveau ce fut le silence. Mais
elle savait à présent qu’elle n’était pas seule. Elle retenait elle aussi,
inutilement, sa respiration. Une angoisse comme jamais elle n’en avait ressenti
l’étreignait. Elle allait mourir dans quelques instants ; elle en avait
l’intolérable certitude ; et l’horreur qu’elle éprouvait dans cette
attente de l’inadmissible se doublait de l’horreur de ne savoir comment elle
allait mourir, ni en quelle place son corps allait être frappé, ni quelle était
la présence invisible qui s’approchait d’elle le long du mur.

Une forme ronde, un peu plus noire
que la nuit, heurta soudain le lit. Marguerite poussa un hurlement que Blanche
de Bourgogne, à l’étage au-dessus, perçut à travers les pierres et qu’elle se
souviendrait toujours d’avoir entendu. Le cri fut tranché court.

Deux mains avaient rabattu le drap
sur la bouche de Marguerite, et le tordaient autour de sa gorge. Le crâne
maintenu contre une épaisse poitrine, les bras battant l’air et tout le corps
luttant pour tenter de se délivrer, Marguerite râlait à bruits étouffés.
L’étoffe qui lui emprisonnait le cou se resserrait comme un collier de plomb
brûlant. La reine suffoquait. Ses yeux s’emplirent de feu ; d’énormes
cloches de bronze se mirent à battre dans ses tempes. Mais le tueur possédait
un tour de main bien à lui ; la corde des cloches se cassa brusquement, et
Marguerite tomba dans le gouffre obscur, sans parois et sans terme.

Quelques minutes plus tard, dans la
cour de Château-Gaillard, Robert d’Artois, qui gagnait du temps en buvant un
gobelet de vin avec ses écuyers, vit Lormet s’approcher de lui et feindre de
sangler son cheval. Les torches avaient été éteintes ; le jour allait
poindre. Hommes et montures flottaient dans une brume grise.

— C’est fait, Monseigneur,
murmura Lormet.

— Point de traces ?
demanda Robert à voix basse.

— Je ne pense pas, Monseigneur.
La face ne sera pas noire ; j’ai rompu les os du col. Et j’ai remis le lit
en ordre.

— Cela n’était point travail
aisé.

— Vous savez bien que je suis
comme les chouettes, Monseigneur ; j’y vois la nuit.

D’Artois, s’étant hissé en selle,
appela Bersumée.

— J’ai trouvé Madame Marguerite
bien mal en point, lui dit-il. Je crains fort, à voir son état, qu’elle ne dure
pas la semaine. Si elle venait à trépasser, voici les ordres : tu cours à
Paris sans autre allure que le galop, et tu te présentes tout droit chez
Monseigneur de Valois, pour lui apprendre la nouvelle à lui le premier, et à
lui seul. Chez Monseigneur de Valois, tu m’as bien entendu. Tâche cette fois à
ne pas te tromper d’adresse, et sache clore ton bec. Rappelle-toi que ton
Monseigneur de Marigny est en prison, et que tu pourrais bien avoir une place
dans la fournée qui s’apprête pour les potences du roi.

L’aube commençait à paraître
derrière la forêt des Andelys, soulignant d’une mince lueur, entre le gris et
le rosé, l’horizon des arbres. En bas, le fleuve miroitait faiblement.

Robert d’Artois, descendant de la
falaise de Château-Gaillard, sentait sous lui les mouvements réguliers de son
cheval dont les flancs tièdes frémissaient contre ses bottes. Il s’emplit les
poumons d’un grand coup d’air matinal.

— C’est bon tout de même d’être
vivant, murmura-t-il.

— Oui, Monseigneur, c’est bon,
répondit Lormet. Pour sûr, ça va être une belle journée de soleil.

 

VI
LE CHEMIN DE MONTFAUCON

Malgré l’étroitesse du soupirail,
Marigny pouvait voir, entre les gros barreaux scellés en croix, le tissu
somptueux du ciel où brillaient les étoiles d’avril.

Il ne souhaitait pas dormir. Il
épiait les rares rumeurs nocturnes de Paris, le cri des sergents du guet, le
roulement des charrettes campagnardes apportant leurs chargements à la halle
aux légumes… Cette ville dont il avait élargi les rues, embelli les édifices,
calmé les émeutes, cette ville nerveuse, où l’on sentait à tout instant battre
le pouls du royaume et qui avait été pendant seize ans au centre de ses pensées
et de ses soucis, il s’était mis, depuis deux semaines, à la haïr comme on hait
une personne.

Ce ressentiment datait précisément
du matin où Charles de Valois, craignant que Marigny ne trouvât au Louvre des
complicités, avait décidé de le transférer à la tour du Temple. À cheval,
entouré de sergents et d’archers, Marigny, en traversant une partie de la
capitale, s’était rendu compte que le peuple, dont il ne voyait depuis tant
d’années que les nuques inclinées, le détestait. Les insultes lancées sur son
passage, l’explosion de joie dans les rues, les poings tendus, les moqueries,
les rires, les menaces de mort, tout cela avait représenté pour l’ancien
recteur du royaume un effondrement pire peut-être que son arrestation
elle-même.

Celui qui a longtemps gouverné les
hommes, s’efforçant d’agir pour le bien général, et qui sait les peines que
cette tâche lui a coûtées, lorsqu’il s’aperçoit soudain qu’il n’a jamais été ni
aimé ni compris, mais seulement subi, connaît une immense amertume, et se prend
à s’interroger sur l’emploi qu’il a fait de sa vie.

« Les honneurs, je les ai eus
tous, mais jamais le bonheur, car jamais je ne pensais avoir parfait mon
labeur. Valait-il d’œuvrer autant pour des gens qui me tenaient en si grande
aversion ? »

La suite n’était pas moins affreuse.
Enguerrand avait été ramené à Vincennes, non plus cette fois pour siéger parmi
les dignitaires, mais pour comparaître devant un tribunal de barons et de
prélats, et entendre le clerc Jean d’Asnières, dans l’office de procureur,
faire lecture de l’acte d’accusation.

— 
Non nobis, Domine, non
nobis, sed nomini tuo
[15]
…,
s’était écrié Jean d’Asnières en commençant.

Au nom du Seigneur, il retenait
contre Marigny quarante et un chefs d’accusation : concussion, trahison,
prévarication, rapports secrets avec les ennemis du royaume, tous griefs fondés
sur d’étranges assertions. Il était reproché à Marigny d’avoir fait pleurer de
chagrin le roi Philippe le Bel, d’avoir trompé Monseigneur de Valois sur
l’estimation de la terre de Gaillefontaine, d’avoir été vu parlant seul à seul,
au milieu d’un champ, avec Louis de Nevers, fils du comte de Flandre…

Enguerrand avait demandé la
parole ; elle lui avait été refusée. Il avait réclamé le gage de
bataille ; refusé également. On le déclarait coupable sans même le laisser
se défendre, et c’était tout juste comme si l’on jugeait un mort.

Or, parmi les membres du tribunal se
trouvait Jean de Marigny. Enguerrand ne pouvait que trop facilement imaginer
l’ignoble marché conclu par son frère pour conserver l’archidiocèse qu’il lui
avait obtenu ! Tout le temps de ce procès sans débat, Enguerrand cherchait
le regard de son cadet ; mais il ne rencontra qu’un visage impassible, des
yeux détournés, et de belles mains qui lissaient d’un geste lent les rubans
d’une croix pectorale.

— Me regarderas-tu,
Judas ? Me regarderas-tu, Caïn ? grommelait Enguerrand.

Si même son frère se rangeait avec
un tel cynisme au nombre de ses accusateurs, comment attendre de quiconque un
geste de loyauté ou de gratitude ?

Ni le comte de Poitiers, ni le comte
d’Évreux ne siégeaient, ne pouvant manifester que par l’absence leur
réprobation pour cette parodie de justice.

Les huées populaires avaient de
nouveau accompagné Marigny, sur son trajet de retour de Vincennes au Temple où,
cette fois, les fers aux pieds, il s’était vu enfermer dans le même cachot qui
avait servi pour Jacques de Molay. Sa chaîne avait été rivée au même anneau où
l’on rivait naguère la chaîne du grand-maître, et le salpêtre portait encore
les marques faites par le vieux chevalier pour compter l’écoulement des jours.

« Sept ans ! Nous l’avons
condamné à passer ici sept ans, pour ensuite l’envoyer brûler. Et moi qui ne
suis emprisonné que depuis une semaine, je comprends déjà tout ce qu’il a
souffert. »

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