La Reine étranglée (26 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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Et il tendit, au bout de son poing
énorme, la décharge remise par Tolomei.

— C’est un faux ! s’écria
l’archevêque.

— Si c’est un faux, répliqua
Robert, hâtons-nous alors de faire éclater la justice. Faites donc procès
devant le roi pour qu’on découvre le faussaire !

— La majesté de l’Église
n’aurait rien à y gagner…

— … et vous tout à y
perdre, j’imagine, Monseigneur.

L’archevêque s’était assis dans une
grande cathèdre. « Ils ne reculeront devant rien », pensait-il. Son
acte frauduleux remontait à plus d’un an ; les profits en étaient mangés.
Deux mille livres dont il avait eu besoin… et toute sa vie allait s’écrouler
pour cela. Le cœur lui cognait dans la poitrine, et il se sentait ruisseler de
sueur sous ses vêtements violets.

— Monseigneur Jean, dit alors
Charles de Valois, vous êtes encore bien jeune, et vous avez un bel avenir
devant vous, dans les affaires de l’Église comme celles du royaume. Ce que vous
avez commis là…

Il cueillit avec superbe le
parchemin aux doigts de Robert d’Artois.

— … est un errement
excusable dans ce temps que toute morale se défait ; vous avez agi sous de
mauvaises incitations. Si l’on ne vous avait pas commandé de condamner les
Templiers, vous n’auriez pas eu lieu à trafiquer de leurs biens. Il serait
grand dommage qu’une faute, qui n’est après tout que d’argent, ternît l’éclat
de votre position et vous obligeât à disparaître du monde. Car si cet écrit
venait aux yeux d’un tribunal d’Église, malgré le dépit que nous en aurions,
cela vous conduirait tout droit en la cellule d’un couvent… À la vérité,
Monseigneur, vous accomplissez un bien plus grave manquement en servant les agissements
de votre frère contre les vœux du roi. Pour moi, c’est la faute que je vous
reproche avant tout. Et, si vous acceptez de dénoncer cette seconde erreur, je
vous tiendrai volontiers quitte de la première.

— Que m’imposez-vous ?
demanda l’archevêque.

— Abandonnez le parti de votre
frère, qui ne vaut plus rien, et venez révéler au roi Louis tout ce que vous
savez de ses méchants ordres touchant le conclave.

Le prélat était de pâte molle. La
lâcheté lui venait spontanément dans les heures difficiles. La peur qu’il
ressentait ne lui laissa même pas le temps de penser à son frère auquel il
devait tout ; il ne songea qu’à lui-même. Et cette absence d’hésitation
lui permit de garder une apparente dignité dans le maintien.

— Vous m’avez ouvert la
conscience, dit-il, et je suis prêt, Monseigneur, à racheter mon erreur dans le
sens que vous me dicterez. J’aimerais seulement que ce parchemin me fût rendu.

— C’est chose faite, dit le
comte de Valois en lui remettant le document. Il suffit que Monseigneur d’Artois
et moi-même l’ayons vu ; notre témoignage vaut devant tout le royaume.
Vous allez nous accompagner dans l’instant à Vincennes ; un cheval vous
attend en bas.

L’archevêque se fit donner son
manteau, ses gants brodés, son bonnet, et il descendit lentement,
majestueusement, précédant les deux barons.

— Jamais, murmura d’Artois à
Charles de Valois, jamais je n’ai vu homme au monde ramper avec une telle
hauteur.

 

IV
L’IMPATIENCE D’ÊTRE VEUF

Chaque roi, chaque homme a ses
plaisirs qui, mieux que toute autre chose, révèlent les tendances profondes de
sa nature. Louis X montrait peu d’inclination à la chasse, aux joutes, aux
passes d’armes, et, de façon générale, à aucun exercice où il risquait
blessure. Il aimait depuis l’enfance la longue paume qui se jouait avec des
balles de cuir ; mais il s’y essoufflait et échauffait trop vite. Son
divertissement préféré consistait à s’installer, un arc en main, dans un jardin
fermé, et à tirer au vol, de fort près, des oiseaux, pigeons ou colombes, qu’un
écuyer laissait l’un après l’autre échapper d’un grand panier d’osier.

Profitant de l’allongement du jour,
il était occupé à ce délassement cruel, dans une petite cour de Vincennes
disposée comme un cloître, lorsque son oncle et son cousin, en fin
d’après-midi, lui amenèrent l’archevêque.

L’herbe verte et rase, qui couvrait
le sol de la cour, était souillée de plumes et de sang. Une colombe, clouée par
l’aile à une poutre du déambulatoire, continuait de se débattre et
criait ; d’autres, mieux atteintes, gisaient éparses, leurs pattes minces
roidies et crispées. Le Hutin poussait une exclamation de joie chaque fois
qu’une de ses flèches perçait un oiseau.

— Une autre ! lançait-il
aussitôt à l’écuyer.

Si la flèche, manquant son but,
allait s’épointer sur un mur, Louis reprochait alors à l’écuyer d’avoir lâché
la colombe au mauvais instant ou du mauvais côté.

— Sire mon neveu, dit Charles
de Valois, vous me paraissez plus habile aujourd’hui que jamais ; mais si
vous consentiez à interrompre un instant vos exploits, je pourrais vous
entretenir des choses bien plus graves que je vous ai annoncées.

— Quoi ? Qu’est-ce
encore ? dit le Hutin avec impatience.

Il avait le front moite et les
pommettes rouges. Il aperçut l’archevêque, et fit signe à l’écuyer de
s’éloigner.

— Alors, Monseigneur, dit-il en
s’adressant au prélat, est-il vrai que vous m’empêchiez d’avoir un pape ?

— Hélas, Sire ! répondit
Jean de Marigny. Je viens vous faire révélation de certaines choses que je
croyais commandées par vous et dont je suis durement peiné d’apprendre qu’elles
sont contraires à votre volonté.

Là-dessus, avec l’air de la
meilleure foi du monde et quelque emphase dans le ton, il rapporta au roi les
manœuvres d’Enguerrand pour retarder la réunion du conclave et faire échec à
toute candidature, aussi bien celle de Duèze que celle d’un cardinal romain.

— Si dur qu’il soit, Sire,
acheva-t-il, d’avoir à vous découvrir les mauvais actes de mon frère, il m’est
plus dur encore de le voir agir contre le bien du royaume, en même temps que
celui de l’Église, et s’appliquer à trahir tout ensemble son seigneur sur la
terre et le Seigneur du ciel. Je ne le tiens plus pour étant de ma famille,
puisque, quand on est homme de mon état, on n’a de vraie famille qu’en Dieu et
en son roi.

« Le bougre arriverait pour un
peu à vous tirer les larmes, pensait Robert d’Artois. Vraiment ce coquin-là
sait se servir de sa langue ! »

Une colombe oubliée s’était posée
sur la toiture de la galerie. Le Hutin tira une flèche qui, traversant
l’oiseau, fit bouger les tuiles.

Puis soudain s’emportant il
cria :

— À quoi donc cela me sert-il,
ce que vous me chantez là ? Il est bien temps de dénoncer le mal, quand il
est accompli ! Fuyez, messire archevêque, car je me courrouce.

Robert d’Artois entraîna
l’archevêque, dont la besogne était terminée. Valois resta seul avec le roi.

— Me voici en belle posture à
présent ! continuait celui-ci. Enguerrand m’a trompé, soit ! Et vous
triomphez. Mais cela m’avance-t-il, moi, que vous triomphiez ? Nous sommes
au milieu d’avril ; l’été s’approche. Vous vous rappelez, mon oncle, les
conditions de Madame de Hongrie : « Avant l’été. » D’ici à huit
semaines, m’aurez-vous fait un pape ?

— Honnêtement, mon neveu, je ne
le crois plus possible.

— Alors, il n’y a point motif à
vous faire si gros et tant vous rengorger.

— Je vous avais assez
conseillé, depuis l’hiver, de chasser Marigny.

— Mais puisque cela ne fut pas,
hurla Louis X, le mieux n’est-il pas encore d’employer Marigny ? Je
m’en vais l’appeler, le semoncer, le menacer ; il faudra bien qu’il
obéisse, à la parfin !

Aussi enragé que têtu, le Hutin en
revenait toujours à Marigny, comme à l’unique recours. Il arpentait la cour à
grands pas désordonnés, des plumes blanches collées sur ses souliers.

En vérité, chacun avait si bien
poussé son jeu personnel, le roi, Marigny, Valois, d’Artois, Tolomei, les
cardinaux, la reine de Naples elle-même, que tout le monde se retrouvait bloqué
dans une impasse, se meurtrissant réciproquement, mais sans plus pouvoir
avancer d’un pas. Valois s’en rendait bien compte, comme il se rendait compte
aussi qu’il lui fallait, s’il voulait garder l’avantage, fournir à tout prix un
moyen d’issue. Et le fournir vite…

— Ah ! Vraiment, mon
neveu, s’écria-t-il, quand je pense que j’ai été veuf par deux fois en ma vie,
et de deux épouses exemplaires, je me dis que c’est bien grande pitié que vous
ne le soyez point d’une femme éhontée.

— Certes, certes, dit
Louis ; si cette gueuse pouvait seulement trépasser…

Brusquement il s’arrêta de marcher,
regarda Valois, et comprit que celui-ci n’avait pas seulement parlé par
boutade, ou pour déplorer les injustices du sort.

— L’hiver fut froid ; les
prisons sont mauvaises pour la santé des femmes, reprit Charles de Valois, et
voici longtemps que Marigny ne nous a point informés de l’état de Marguerite.
Je m’étonne qu’elle ait pu résister au régime auquel on l’a soumise… Peut-être
Marigny… ce serait bien un tour de sa manière… vous cache-t-il qu’elle est près
de sa fin. Il conviendrait d’y aller voir.

Ils furent sensibles, tous deux, au
silence qui les environnait. Il est précieux, entre princes, de si bien se
comprendre que les paroles cessent d’être nécessaires…

— Vous m’aviez assuré, mon
neveu, dit seulement Valois après un moment, que vous me donneriez Marigny le
jour que vous auriez un pape.

— Je pourrais vous le donner
aussi bien, mon oncle, le jour que je serais veuf, répondit le Hutin en
baissant la voix.

Valois passa ses doigts bagués sur
ses larges joues couperosées.

— Il faudrait me donner Marigny
d’abord, puisqu’il commande toutes les forteresses, et empêche qu’on entre à
Château-Gaillard.

— Soit, répondit Louis X.
Je lève ma main de dessus lui. Vous pourrez dire à votre chancelier de me
présenter à signer tous ordres que vous jugerez utiles.

Ce même soir, après l’heure du
souper, Enguerrand de Marigny, enfermé dans son cabinet, rédigeait le mémoire
qu’il avait décidé d’adresser au roi pour réclamer, conformément aux nouvelles
ordonnances, gage de bataille. En clair, il allait provoquer le comte de Valois
en combat singulier, et se trouvait ainsi le premier à demander l’application
de ces « chartes aux seigneurs » contre lesquelles il avait tant
lutté. Ce fut alors qu’on lui annonça Hugues de Bouville, qu’il reçut aussitôt.
L’ancien grand chambellan de Philippe le Bel montrait une mine sombre et semblait
tiraillé par des sentiments contraires.

— Enguerrand, je suis venu te
prévenir, dit-il en regardant le tapis. Ne dors point cette nuit chez toi, car
on veut t’arrêter ; je le sais.

— M’arrêter ? C’est un mot
jeté au vent ; ils n’oseront pas, répondit Marigny. Et qui viendrait
m’arrêter, je te le demande ? Alain de Pareilles ? Jamais Alain
n’accepterait d’exécuter un tel ordre. Il soutiendrait plutôt un siège dans mon
hôtel avec ses archers…

— Tu as tort de ne point me
croire, Enguerrand ; et tu as eu tort aussi, je t’assure, d’agir comme tu
l’as fait ces derniers mois. Quand on est aux places où nous sommes, travailler
contre le roi, quel que soit le roi, c’est travailler contre soi-même. Et moi
aussi je suis en train de travailler contre le roi en ce moment, pour l’amitié
que je te porte, et parce que je voudrais te sauver.

Le gros homme était sincèrement
malheureux. Serviteur loyal du souverain, ami fidèle, dignitaire intègre,
respectueux des commandements de Dieu et des lois du royaume, les sentiments qui
l’animaient, tous également honnêtes, soudain devenaient inconciliables.

— Ce que je viens t’apprendre,
Enguerrand, poursuivit-il, je le sais par Monseigneur de Poitiers, qui pour
l’heure est ton seul et dernier soutien. Monseigneur de Poitiers voudrait
mettre de l’espace entre toi et les barons. Il a conseillé à son frère de
t’envoyer gouverner quelque terre lointaine, Chypre par exemple.

— Chypre ? s’écria
Marigny… Me laisser enfermer dans cette île au bout de la mer, alors que j’ai
commandé le royaume de France ? Est-ce là qu’on veut m’exiler ? Je
continuerai à marcher en maître sur la terre de Paris, ou bien j’y mourrai.

Bouville secoua tristement ses
mèches noires et blanches.

— Crois-moi, cette nuit ne dors
point chez toi, répéta-t-il. Et si tu juges ma maison un assez sûr asile… Fais
comme tu voudras ; je t’aurai prévenu.

Aussitôt Bouville sorti, Enguerrand
rejoignit dans leur appartement son épouse et sa belle-sœur Chanteloup pour les
mettre au courant. Il avait besoin de parler, et de sentir la présence de ses
proches. Les deux femmes furent d’avis qu’il fallait partir dans l’instant pour
quelqu’une de leurs terres, aux confins normands, et puis, de là, si le danger
se précipitait, gagner un port et se réfugier auprès du roi d’Angleterre.

Mais Enguerrand s’emporta.

— Ne suis-je donc environné,
s’écria-t-il, que de femelles et de chapons !

Et il s’alla coucher comme les
autres soirs. Il caressa son chien favori, se fit déshabiller par son
chambellan, et le regarda tirer les poids de l’horloge, objet peu répandu
encore, même dans les hôtels nobles, et qu’il avait acquis à grand prix. Il
tourna un moment dans sa pensée les dernières phrases de son mémoire au roi, et
les nota ; il s’approcha de la fenêtre, écarta le rideau et contempla les
toits de la ville éteinte. Les sergents du guet passaient dans la rue des
Fossés-Saint-Germain, répétant tous les vingt pas, de leur voix
machinale :

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