La Reine étranglée (11 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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— Comment, le Trésor est vide,
messire ? s’écria Valois. Et vous ne l’avez pas dit plus tôt ?

— Je voulais commencer par-là,
Monseigneur, mais vous m’en avez empêché.

— Et pourquoi, à votre avis,
sommes-nous dans cette pénurie ?

— Parce que les tailles d’impôt
rentrent mal quand on les prend sur un peuple en disette. Parce que les barons,
comme vous le savez le premier, Monseigneur, rechignent à payer les aides.
Parce que le prêt consenti par les compagnies lombardes a servi pour régler aux
mêmes barons les soldes de la dernière expédition de Flandre, cette expédition
que vous aviez si fort conseillée…

— … et que vous avez voulu
clore de votre chef, messire, avant que nos chevaliers aient pu y trouver
gloire, et nos finances profit. Si le royaume n’a pas tiré avantage des hâtifs
traités que vous êtes allé conclure à Lille, j’imagine qu’il n’en fut pas de
même pour vous, car votre habitude n’est point de vous oublier dans les marchés
que vous passez. J’en ai subi l’apprentissage à mon détriment.

Ces derniers mots faisaient allusion
à l’échange de leurs seigneuries respectives de Gaillefontaine et de Champrond
auquel ils avaient procédé, quatre ans plus tôt, à la demande de Valois
d’ailleurs, et dans lequel celui-ci s’était jugé dupé. Leur grande brouille
datait de là.

— Il n’empêche, dit
Louis X, que messire de Bouville doit être mis en chemin au plus tôt.

Marigny ne parut pas avoir entendu
que le roi parlait. Il se leva, et l’on eut la certitude que quelque chose d’irréparable
allait se produire.

— Sire, j’aimerais que
Monseigneur de Valois éclairât ce qu’il vient de dire au sujet des conventions
de Lille et de Marquette, ou bien qu’il retirât ses paroles.

Quelques secondes s’écoulèrent sans
qu’il y eût aucun bruit dans la chambre du Conseil. Puis Monseigneur de Valois
à son tour se leva, faisant tressauter les queues d’hermine qui lui ornaient
les épaules et la taille.

— Je déclare devant vous,
messire, ce que chacun prononce dans votre dos, à savoir que les Flamands vous
ont acheté le retrait de nos bannières, et que vous avez ensaché pour vous des
sommes qui eussent dû revenir au Trésor.

Les mâchoires contractées, son
visage grumeleux blanchi par la colère, et les yeux regardant comme au-delà des
murs, Marigny ressemblait à sa statue de la Galerie mercière.

— Sire, dit-il, j’ai entendu
aujourd’hui plus qu’un homme d’honneur ne saurait entendre en toute sa vie. Je
ne tiens mes biens que des bontés du roi votre père, dont je fus en toutes
choses le serviteur et le second pendant seize années. Je viens d’être devant
vous accusé de détournement, et de commerce avec les ennemis du royaume.
Puisque nulle voix ici, et la vôtre avant toutes, Sire, ne s’élève pour me
défendre contre pareille vilenie, je vous demande de nommer commission afin de
faire vérifier mes comptes, desquels je suis responsable devant vous, et devant
vous seul.

Les princes médiocres ne tolèrent
qu’un entourage de flatteurs qui leur dissimulent leur médiocrité. L’attitude
de Marigny, son ton, sa présence même, rappelaient trop évidemment au jeune roi
qu’il était inférieur à son père.

S’emportant lui aussi, Louis X
s’écria :

— Soit ! Cette commission
sera nommée, messire, puisque c’est vous-même qui le demandez.

Par cette parole, il se séparait du
seul homme capable de gouverner à sa place et de diriger son règne. La France
allait payer pendant de longues années ce mouvement d’humeur.

Marigny ramassa son sac à documents,
le remplit, et se dirigea vers la porte. Son geste irrita un peu plus le Hutin,
qui lui lança :

— Et jusque-là, vous voudrez
bien ne plus avoir affaire avec notre Trésor.

— Je m’en garderai bien, Sire,
dit Marigny depuis le seuil.

Et l’on entendit ses pas décroître
dans l’antichambre.

Valois triomphait, presque surpris
de la rapidité de cette exécution.

— Vous avez eu tort, mon frère,
lui dit le comte d’Évreux ; on ne force point un tel homme, et de telle
sorte.

— J’ai eu grand-raison, mon
frère, répliqua Valois, et bientôt vous m’en saurez gré. Ce Marigny est un mal
sur le visage du royaume, qu’il fallait se hâter de faire crever.

— Mon oncle, demanda
Louis X revenant impatiemment à son seul souci, quand mettrez-vous en
chemin notre ambassade auprès de la cour de Naples ?

Aussitôt que Valois lui eut promis
que Bouville partirait dans la semaine, il leva le conseil. Il était mécontent
de tout et de tous, parce qu’en vérité, il était mécontent de lui-même.

 

II
ENGUERRAND DE MARIGNY

Précédé comme à l’ordinaire de deux
sergents massiers portant bâton à fleur de lis, escorté de secrétaires et
d’écuyers, Enguerrand de Marigny, regagnant sa demeure, étouffait de fureur.
« Ce coquin, ce brochet, m’accuser de trafiquer des traités ! Le
reproche est pour le moins plaisant venant de lui, qui a passé sa vie à se
vendre au plus offrant… Et ce petit roi qui a de la cervelle comme une mouche
et de la hargne comme une guêpe, n’a pas dit un mot à mon adresse, sinon pour
m’ôter la gestion du Trésor ! »

Il marchait sans rien voir des rues
ni des gens. Il gouvernait les hommes de si haut depuis si longtemps qu’il avait
perdu l’habitude de les regarder. Les Parisiens s’écartaient devant lui,
s’inclinaient, lui tiraient de grands coups de bonnet, et puis le suivaient des
yeux en échangeant quelque remarque amère. Il n’était pas aimé, ou ne l’était
plus.

Parvenu à son hôtel de la rue des
Fossés-Saint-Germain, il traversa la cour d’un pas pressé, jeta son manteau au
premier bras qui se tendait et, toujours tenant son sac à documents, gravit
l’escalier tournant.

Gros coffres, gros chandeliers,
tapis épais, lourdes tentures, l’hôtel n’était meublé que de choses solides et
faites pour durer. Une armée de valets y veillait au service du maître, et une
armée de clercs y travaillait au service du royaume.

Enguerrand poussa la porte de la
pièce où il savait trouver sa femme. Celle-ci brodait au coin du feu ; sa
sœur, madame de Chanteloup, une veuve bavarde, était auprès d’elle. Deux
levrettes d’Italie, naines et frileuses, sautillaient à leurs pieds.

Au visage que montrait son mari,
madame de Marigny aussitôt s’inquiéta.

— Bon ami, que s’est-il
produit ? demanda-t-elle.

Alips de Marigny, née de Mons,
vivait depuis bientôt cinq ans dans l’admiration de l’homme qui l’avait
épousée, en secondes noces, et brûlait pour lui d’un dévouement constant et
passionné.

— Il se produit, répondit
Marigny, que, maintenant que le roi Philippe n’est plus là pour les tenir sous
le fouet, les chiens se sont lancés après moi.

— Puis-je vous aider d’aucune
sorte ?

Il la remercia, mais si durement,
ajoutant qu’il savait assez bien se conduire seul, que les larmes vinrent aux
yeux de la jeune femme. Enguerrand alors se pencha pour la baiser au front, et
murmura :

— Je ne méconnais point, Alips,
que je n’ai que vous pour m’aimer !

Puis il passa dans son cabinet de
travail, jeta son sac à documents sur un coffre. Il marcha un moment d’une
fenêtre à l’autre, pour donner à sa raison le temps de prendre le pas sur sa
colère. « Vous m’avez ôté le Trésor, jeune Sire, mais vous avez omis le
reste. Attendez donc ; vous ne me briserez pas si aisément. »

Il agita une clochette.

— Quatre sergents, promptement,
dit-il à l’huissier qui se présenta. Les sergents demandés montèrent de la
salle des gardes. Marigny leur distribua les ordres :

— Toi, va quérir messire Alain
de Pareilles, au Louvre. Toi, va quérir mon frère l’archevêque, qui doit ce
jour être au palais épiscopal. Toi, messires Dubois et Raoul de Presles ;
toi, messire Le Loquetier. S’ils ne sont point en leurs hôtels, affairez-vous à
les rembûcher. Et dites à tous que je les attends céans.

Les quatre hommes partis, il écarta
une tenture et ouvrit la porte de communication avec la chambre des secrétaires
privés.

— Quelqu’un pour la dictée.

Un clerc arriva, portant pupitre et
plumes.

Marigny, le dos au feu,
commença :

— « À très puissant, très
aimé et très redouté Sire, le roi Edouard d’Angleterre, duc d’Aquitaine… Sire,
en l’état que me trouve le retour à Dieu de mon seigneur, maître et suzerain,
le très pleuré roi Philippe et le plus grand que le royaume ait connu, je me
tourne devers vous pour vous instruire de choses qui regardent le bien des deux
nations…»

Il s’interrompit pour agiter à
nouveau la clochette. L’huissier reparut. Marigny lui commanda de faire
chercher Louis de Marigny, son fils. Puis il continua sa lettre.

Depuis 1308, date du mariage
d’Isabelle de France avec Edouard II d’Angleterre, Marigny avait eu
l’occasion de rendre à ce dernier maints services politiques ou personnels.

La situation, dans le duché
d’Aquitaine, était toujours difficile et tendue, de par le statut singulier de
cet immense fief français tenu par un souverain étranger. Cent ans et plus de
guerre, de disputes incessantes, de traités contestés ou reniés, y avaient
laissé leurs séquelles. Quand les vassaux guyennais, selon leurs intérêts et
leurs rivalités, s’adressaient à l’un ou l’autre des souverains, Marigny,
toujours, s’appliquait à éviter les conflits. D’autre part, Edouard et Isabelle
ne formaient guère un ménage harmonieux. Quand Isabelle se plaignait des mœurs
anormales de son mari et lui reprochait des favoris avec lesquels elle vivait
en lutte déclarée, Marigny prêchait le calme et la patience pour le bien des
royaumes. Enfin la trésorerie d’Angleterre connaissait des difficultés
fréquentes. Quand Edouard se trouvait trop à court de monnaie, Marigny
s’arrangeait pour lui faire consentir un prêt.

En remerciement de tant
d’interventions, Edouard, l’année précédente, avait gratifié le coadjuteur
d’une pension à vie de mille livres
[7]
.

Aujourd’hui, c’était au tour de
Marigny d’en appeler au roi anglais et de lui demander soutien. Il importait
aux bonnes relations entre les deux royaumes que les affaires de France ne
changeassent point de direction.

— «… Il y va, Sire, plus que de
ma faveur ou de ma fortune ; vous saurez voir qu’il y va de la paix des
empires, pour laquelle je suis et je serai toujours votre très fidèle
servant. »

Il se fit relire la lettre, y
apporta quelques corrections.

— Recopiez, et présentez-moi à
signer.

— Cela doit-il partir aux
chevaucheurs, Monseigneur ? demanda le secrétaire.

— Non point. Et je scellerai de
mon petit sceau.

Le secrétaire sortit. Marigny
dégrafa le haut de sa robe ; l’action lui faisait gonfler le cou.

« Pauvre royaume, pensait-il.
En quelle brouille et misère vont-ils le mettre, si je ne m’y oppose !
N’aurai-je donc autant fait que pour voir mes efforts ruinés ? »

Les hommes qui pendant un temps très
long ont exercé le pouvoir finissent par s’identifier à leur charge et par
considérer toute atteinte faite à leur personne comme une atteinte directe aux
intérêts de l’État. Marigny en était à ce point, et donc prêt, sans nullement
s’en rendre compte, à agir contre le royaume, dès l’instant qu’on lui limitait
la faculté de le diriger.

Ce fut dans cette disposition qu’il
accueillit son frère l’archevêque.

Jean de Marigny, long et serré dans
son manteau violet, avait une attitude constamment étudiée que n’aimait pas le
coadjuteur. Enguerrand avait envie de dire à son cadet : « Prends
cette mine pour tes chanoines, si cela te plaît, mais non pas devant moi qui
t’ai vu baver ta soupe et te moucher dans tes doigts. »

En dix phrases il lui raconta le
conseil dont il sortait et lui communiqua ses directives, du même ton sans
réplique qu’il avait pour parler à ses commis.

— Je ne désire point de pape
pour l’instant, car aussi longtemps qu’il n’y a point de pape, ce méchant petit
roi est dans ma main. Donc pas de cardinaux bien rassemblés et prêts à entendre
Bouville quand celui-ci reviendra de Naples. Pas de paix en Avignon. Qu’on s’y
dispute, qu’on s’y déchire. Vous ferez ce qu’il convient, mon frère, pour qu’il
en soit ainsi.

Jean de Marigny, qui avait commencé
par se montrer tout indigné de ce que lui rapportait Enguerrand, se rembrunit
aussitôt qu’il fut question du conclave. Il réfléchit un moment, contemplant
son anneau pastoral.

— Alors, mon frère ? J’attends
votre acquiescement, dit Enguerrand.

— Mon frère, vous savez que je
ne veux que vous servir en tout ; et je pense que je pourrais mieux le
faire encore si je deviens quelque jour cardinal. Or, à semer dans le conclave
plus de discorde qu’il n’en pousse déjà, je risque fort de m’aliéner l’amitié
de tel ou tel papable, Francesco Caëtani par exemple, qui, s’il se trouvait
plus tard élu, me refuserait alors le chapeau…

Enguerrand éclata.

— Votre chapeau ! Voilà
bien l’heure d’en parler ! Votre chapeau, si jamais vous devez l’avoir,
mon pauvre Jean, c’est moi qui vous en coifferai comme je vous ai déjà tissé
votre mitre. Mais si de sots calculs vous font ménager mes adversaires, comme
ce Caëtani, je vous dis que bientôt vous irez, non seulement sans chapeau, mais
sans souliers, en misérable moine qu’on reléguera dans quelque couvent. Vous
oubliez trop vite, Jean, ce que vous me devez, et de quel mauvais pas encore je
vous ai tiré, voici deux mois à peine, pour ce trafic que vous aviez fait des
biens du Temple. À ce propos, ajouta-t-il…

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