La Reine étranglée (12 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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Son regard devint plus étincelant,
plus aigu, sous ses sourcils épais.

— … à ce propos, avez-vous
bien pu détruire les preuves laissées imprudemment par vous au banquier
Tolomei, et dont les Lombards se sont servis pour me faire plier ?

L’archevêque eut un hochement de
tête qui pouvait être interprété comme une affirmation ; mais aussitôt il
se montra plus docile, et pria son frère de lui préciser ses instructions.

— Envoyez en Avignon, reprit
Enguerrand, deux émissaires, hommes d’Église d’une sûreté absolue, je veux dire
des gens à votre merci. Faites-les se promener à Carpentras, à Châteauneuf, à
Orange, partout où les cardinaux sont éparpillés, et répandre avec autorité,
comme venant de la cour de France, des assurances tout à fait opposées. L’un
annoncera aux cardinaux français que le nouveau roi permettrait le retour ou
Saint-Siège à Rome ; l’autre dira aux Italiens que nous inclinons à
établir la papauté plus près encore de Paris, pour qu’elle soit mieux sous
notre dépendance. Ce qui n’est rien que vérité, après tout, et des deux parts,
puisque le roi est incapable de juger de ces choses, que Valois veut le pape à
Rome et que je le veux en France. Le roi n’a en tête que l’annulation de son
mariage et ne voit pas plus loin. Il l’obtiendra, mais seulement à l’heure que
je le voudrai, et d’un pontife à ma convenance… Pour l’instant donc, retardons
l’élection. Veillez à ce que vos deux envoyés n’aient pas de lien entre
eux ; il serait même souhaitable qu’ils ne se connussent point.

Sur ces paroles, il congédia son
frère pour recevoir son fils Louis, qui attendait dans l’antichambre. Mais
quand le jeune homme fut entré, Marigny resta un moment silencieux. Il pensait
tristement, amèrement : « Jean me trahira dès qu’il y croira trouver
son profit…»

Louis de Marigny était un petit
garçon mince, de belle tournure, et qui s’habillait avec recherche. Il
ressemblait assez, pour les traits de figure, à l’archevêque son oncle.

Fils d’un personnage devant qui le
royaume entier s’inclinait, et de plus filleul du nouveau roi, le jeune Marigny
ne connaissait ni la lutte ni l’effort. S’il faisait montre, certes,
d’admiration et de respect pour son père, il souffrait en secret de l’autorité
brutale de celui-ci et de ses rudes manières qui disaient l’homme parvenu par
l’action. Pour un peu, il aurait reproché à son père de n’être pas assez bien
né.

— Louis, équipez-vous, dit
Enguerrand ; vous partez tout à l’heure pour Londres délivrer une lettre.

Le visage du jeune homme se
rembrunit.

— Cela ne saurait-il attendre
après-demain, mon père, ou bien n’avez-vous personne qui me puisse
remplacer ? Je dois chasser demain dans le bois de Boulogne… petite chasse
parce que c’est deuil, mais…

— Chasser ! Vous ne pensez
donc qu’à chasser ! s’écria Marigny. Ne demanderai-je jamais la moindre
aide aux miens, pour qui je fais tout, sans qu’ils commencent par
rechigner ? Apprenez que c’est moi que l’on chasse, présentement, pour
m’arracher la peau, et la vôtre avec… S’il me suffisait d’un quelconque
chevaucheur, j’y aurais songé tout seul ! C’est au roi d’Angleterre que je
vous envoie, afin que ma lettre lui soit remise de main à main, et qu’il
n’aille pas en circuler copies que le vent pourrait rabattre par ici. Le roi
d’Angleterre ! Cela flatte-t-il assez votre orgueil pour que vous
renonciez à une chasse ?

— Pardonnez-moi, mon père, dit
Louis de Marigny ; je vous obéirai.

— En donnant ma lettre au roi
Edouard, auquel vous rappellerez qu’il vous a distingué l’autre année, à
Maubuisson, vous ajouterez ceci, que je n’ai point écrit, à savoir que Charles
de Valois intrigue pour remarier le nouveau roi à une princesse de Naples, ce
qui tournerait nos alliances vers le Sud plutôt que vers le Nord. Voilà. Vous
m’avez entendu. Et si le roi Edouard vous demande ce qu’il peut faire dans mon
sens, dites-lui qu’il m’aiderait bien en me recommandant fortement au roi
Louis, son beau-frère… Prenez les écuyers et sommeliers qu’il vous faut ;
mais n’ayez pas trop grand train de prince. Et faites-vous bailler cent livres
par mon trésorier.

Quelques coups furent frappés à la
porte.

— Messire de Pareilles est
arrivé, dit l’huissier.

— Qu’il vienne… Adieu, Louis.
Mon secrétaire vous portera la lettre. Que le Seigneur veille sur votre chemin.

Enguerrand de Marigny étreignit son
fils, geste dont il n’était pas coutumier. Puis il se tourna vers Alain de
Pareilles qui entrait, l’empoigna par le bras, et lui montrant un siège devant
la cheminée, lui dit :

— Chauffe-toi, Pareilles.

Le capitaine général des archers
avait des cheveux couleur d’acier, un visage durement marqué par le temps et la
guerre, et ses yeux avaient tant vu de combats, de coups de force, d’émeutes,
de tortures, d’exécutions qu’ils ne pouvaient plus s’étonner de rien. Les
pendus de Montfaucon lui étaient spectacle habituel. Dans la seule année en
cours, il avait conduit le grand-maître des Templiers au bûcher, conduit les
frères d’Aunay à la roue, conduit les princesses royales en prison.

Il commandait au corps des archers,
aux sergents d’armes de toutes les forteresses ; le maintien de l’ordre
dans le royaume était son affaire, ainsi que l’application des arrêts de
justice répressive ou criminelle. Marigny, qui ne tutoyait aucun membre de sa
famille, tutoyait ce vieux compagnon, instrument exact, sans défaut ni
faiblesse, du pouvoir d’État.

— Deux missions pour toi,
Pareilles, dit Marigny, et qui relèvent toutes deux de l’inspection des
forteresses. D’abord, je te demande de te rendre à Château-Gaillard afin de
secouer l’âne qui en est gardien… Comment se nomme-t-il, déjà ?

— Bersumée, Robert Bersumée.

— Tu diras donc à ce Bersumée
qu’il se conforme mieux aux instructions reçues. J’ai su que Robert d’Artois
était là-bas, et qu’il avait eu accès auprès de Madame de Bourgogne. C’est en
contrevenant aux ordres. La reine, pour autant qu’on puisse la dire telle, est
condamnée au mur, c’est-à-dire au secret. Aucun sauf-conduit ne vaut pour
l’approcher s’il ne porte mon sceau, ou le tien. Seul le roi peut aller la
visiter ; je vois petite chance que telle envie le prenne. Donc, ni ambassade,
ni message. Et que l’âne sache bien que je lui fendrai les oreilles s’il
n’obéit point.

— Que souhaites-tu,
Monseigneur, qu’il advienne de Madame Marguerite ? interrogea Pareilles.

— Rien. Qu’elle vive. Elle me
sert d’otage et je la veux garder. Qu’on veille bien à sa sûreté. Qu’on
adoucisse au besoin sa chère et son logis, s’ils devaient nuire à sa santé…
Deuxièmement : aussitôt que revenu de Château-Gaillard, tu piqueras sur le
Midi, avec trois compagnies d’archers que tu iras installer dans le fort de
Villeneuve, pour y renforcer notre garnison en face d’Avignon. Je te prie de
bien montrer ton arrivée et de faire défiler tes archers six fois de suite
devant la forteresse, de sorte que de l’autre rive on puisse croire qu’ils sont
deux mille à y pénétrer. C’est aux cardinaux que je destine cette parade de
guerre, pour compléter le tour que je leur monte d’autre part. Cela fait, tu
reviens au plus tôt ; ton service peut m’être grandement nécessaire ces
temps-ci…

— … où l’air qui souffle à
l’environ ne nous plaît guère, n’est-ce pas, Monseigneur ?

— Certes non… Adieu, Pareilles.
Je dicterai tes instructions.

Marigny était plus calme. Les
diverses pièces de son jeu commençaient à se disposer. Resté seul, il réfléchit
un moment. Puis il entra dans la chambre des secrétaires. Des stalles de chêne
sculpté couvraient les murs à mi-hauteur, ainsi que dans le chœur d’une église.
Chaque stalle était équipée d’une tablette à écrire où pendaient des poids qui
maintenaient les parchemins tendus, et de cornes fixées aux accoudoirs pour
contenir les encres. Des lutrins tournants, à quatre faces, soutenaient
registres et documents. Quinze clercs travaillaient là, en silence. Marigny au
passage parapha et scella la lettre au roi Edouard ; et il gagna la salle
suivante où les légistes qu’il avait mandés se trouvaient réunis, et d’autres
avec eux, tels Bourdenai et Briançon, venus de leur propre chef aux nouvelles.

— Messires, leur dit
Enguerrand, on ne vous a pas fait l’honneur de vous convier au conseil de ce
matin. Aussi allons-nous tenir entre nous un conseil fort étroit.

— Il n’y manquera que notre
Sire le roi Philippe, dit Raoul de Presles avec un sourire triste.

— Prions pour que son âme nous
assiste, dit Geoffroy de Briançon.

Et Nicole Le Loquetier ajouta :

— Lui ne doutait pas de nous.

— Siégeons, messires, dit
Marigny.

Et quand chacun fut assis :

— Il me faut d’abord vous
apprendre que la gestion du Trésor vient de m’être ôtée, et que le roi va
commettre à viser les comptes. L’offense vous atteint en même temps que moi.
Gardez-vous, messires, de vous indigner ; nous avons mieux à nous
employer. Car je désire présenter des comptes bien nets. Pour ce faire…

Il prit un temps, et se renversa un
peu sur son siège.

— … pour ce faire,
répéta-t-il, vous voudrez donner ordre à tous prévôts et receveurs de finances,
en tous bailliages et sénéchaussées, de payer tout ce qu’on doit, sur-le-champ.
Qu’on règle les fournitures, les travaux en cours, et tout ce qui a été
commandé par la Couronne, sans omettre ce qui regarde la maison de Navarre.
Qu’on paie partout, jusqu’à épuisement de l’or, et même ce qui pouvait souffrir
délai. Et pour le solde, on fera l’état des dettes.

Les légistes regardèrent Marigny, se
regardèrent entre eux. Ils avaient compris ; et quelques-uns ne purent
s’empêcher de sourire. Marigny fit craquer ses phalanges, comme s’il cassait
des noix.

— Monseigneur de Valois veut
s’assurer mainmise sur le Trésor ? acheva-t-il. Eh bien ! Il se
retournera les ongles à le racler, et il lui faudra chercher ailleurs la
monnaie de ses intrigues !

 

III
L’HÔTEL DE VALOIS

Or le rude affairement qui régnait
rive gauche en l’hôtel de Marigny n’était que petite agitation en regard de ce
qui se passait, rive droite, à l’hôtel de Valois. Là, on chantait victoire, on
criait triomphe, et l’on eût, pour un peu, mis les pavois aux fenêtres.

« Marigny n’a plus le
Trésor ! » La nouvelle, d’abord chuchotée, maintenant se clamait.
Chacun savait, et voulait montrer qu’il savait ; chacun commentait, chacun
supputait, chacun prédisait, et cela tissait toute une rumeur de vantardises,
de conciliabules, de flatteries quémandeuses. Le moindre bachelier prenait une
autorité de connétable pour rabrouer les valets. Les femmes commandaient avec
plus d’exigence, les enfants glapissaient avec plus d’énergie. Les chambellans,
jouant l’importance, se transmettaient gravement de futiles consignes, et il
n’était jusqu’au dernier clerc aux écritures qui ne voulût se donner la mine
d’un dignitaire.

Les dames de parage caquetaient
autour de la comtesse de Valois, haute, sèche, altière. Le chanoine Étienne de
Mornay, chancelier du comte, passait comme un navire entre des vagues de nuques
plongeant avec respect. Toute une clientèle effervescente, cauteleuse, entrait,
sortait, se tenait dans l’embrasure des fenêtres, donnait son avis sur les
affaires publiques. L’odeur du pouvoir s’était répandue dans Paris, et chacun
s’empressait à la flairer du plus près.

Il en fut ainsi pendant une entière
semaine. On venait, feignant d’avoir été appelé et par espoir de l’être, car Monseigneur
de Valois, enfermé dans son cabinet, consultait beaucoup. On vit même
apparaître, fantôme de l’autre siècle, que soutenait un écuyer à barbe blanche,
le vieux sire de Joinville, croulant et aminci par l’âge. Le sénéchal
héréditaire de Champagne, compagnon de Saint Louis durant la croisade de 1248,
et qui s’était institué son thuriféraire, avait quatre-vingt-onze ans. À demi
aveugle, la paupière mouillée et l’entendement diminué, il apportait au comte
de Valois la caution de l’ancienne chevalerie et de la société féodale.

Le parti baronnial, pour la première
fois depuis trente ans, l’emportait ; et l’on eût dit, devant la grande
bousculade de ceux qui se hâtaient de le rallier, que la vraie cour ne se
tenait pas au palais de la Cité, mais à l’hôtel de Valois.

Demeure de roi, d’ailleurs. Nulle
poutre aux plafonds qui ne fût sculptée, nulle cheminée dont la hotte
monumentale ne s’ornât des écus de France, d’Anjou, du Valois, du Perche, du
Maine ou de Romagne, et même des armes d’Aragon ou des emblèmes impériaux de
Constantinople, puisque Charles de Valois avait, fugitivement et nominalement,
porté tour à tour la couronne aragonaise et celle de l’Empire latin d’Orient.
Partout les pavements disparaissaient sous les laines de Smyrne, et les murs
sous les tapis de Chypre. Les crédences, les dressoirs soutenaient un
étincellement d’orfèvrerie, d’émaux, de vermeil ciselé.

Mais cette façade d’opulence et de
prestige cachait une lèpre, le mal d’argent. Toutes ces merveilles étaient aux
trois quarts engagées pour couvrir la fabuleuse dépense qui se faisait en cette
maison. Valois aimait paraître. À moins de soixante convives, sa table lui
semblait vide ; et à moins de vingt plats par service, il se croyait
réduit à menu de pénitence. Comme il en allait à ses yeux des honneurs et des
titres, il en allait des bijoux, des vêtements, des chevaux, des meubles, des
vaisselles ; il lui fallait trop de tout pour lui donner le sentiment
d’avoir assez.

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