Read Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) Online
Authors: Michel BUSSI
L’écarter.
L’écarter parce que ce qu’elle voulait entreprendre était risqué, dangereux.
L’écarter parce qu’il n’aurait pas été d’accord.
Couper les branches mortes…
Et si Lylie avait découvert la vérité et cherchait tout simplement à se venger ?
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Journal de Crédule Grand-Duc
L’avantage, avec les journalistes de presse régionale, c’est qu’ils décrochent rarement des scoops avant Paris. Même lorsque les faits divers se déroulent sous leur nez, dans leur jardin, les médias parisiens sont tout de même prévenus avant eux, arrivent les premiers, et obtiennent les interviews des principaux acteurs de l’événement dès le journal du soir. Alors, lorsque la presse régionale tient une info qui peut intéresser la France entière, elle ne s’en prive pas… Mieux même, elle déploie des trésors d’ingéniosité pour la faire fructifier, en presser tout le jus, jusqu’à la dernière goutte.
Un quart d’heure après le coup de téléphone de Pierre Vitral, un journaliste des
Informations dieppoises
débarquait chez eux, rue Pocholle. Lucile Moraud avait fait au plus vite.
L’Est républicain
appartenait au même groupe de presse que les
Informations dieppoises
, l’hebdomadaire local. Le pigiste dieppois avait pour mission de récupérer les premières informations, les premiers clichés, et de faxer ensuite le reste au siège, à Nancy. Lucile Moraud négocia son scoop aux télévisions régionales, FR3-Franche-Comté et FR3-Haute-Normandie. La stratégie était calculée au plus juste pour vendre un maximum de journaux le lendemain : il fallait sensibiliser l’opinion, donner quelques détails à la télévision, la veille au soir, pour que chacun ait envie de lire l’interview exclusive des Vitral, en intégralité, en page deux de
L’Est républicain
. Les courts reportages des télévisions régionales furent repris dès le soir par les chaînes nationales. Une équipe de TF1 arriva même à coincer Léonce de Carville devant chez lui, à Coupvray, avant que ses avocats aient eu le temps de s’interposer et de le faire taire. Il se chargea lui-même de mettre de l’huile sur le feu médiatique.
Non, il ne niait pas.
Oui, il avait proposé de l’argent aux Vitral.
Oui, il avait la conviction intime que la rescapée était sa petite-fille, Lyse-Rose, et il avait simplement agi par générosité pour les Vitral, ou par pitié, les deux semblaient se confondre pour lui. Dieu, bien entendu, avait épargné sa famille. Il ne pouvait pas en être autrement.
Le lendemain, le 18 février 1981, il ajouta même, en direct à l’antenne de RTL, au journal de dix heures :
— En cas de doute, si on ne connaît pas la vérité avec certitude, alors le juge doit penser à l’intérêt de l’enfant, uniquement à l’intérêt de l’enfant. Si c’était possible, ce devrait être au bébé de choisir. S’il le pouvait, qui peut douter que ce nouveau-né choisirait l’avenir que je lui offre, et non celui des Vitral ?
Je l’ai appris en travaillant sur cette affaire, la machine médiatique fonctionne comme une énorme boule de neige lancée sur une pente, que plus personne ne peut maîtriser. Si vous vous rappelez encore aujourd’hui l’affaire « Libellule », c’est sans doute ce moment-là dont vous vous souvenez, ces quelques semaines qui précédèrent le jugement. Entre février et mars 1981, à l’exception de la campagne présidentielle bien entendu, on ne parla plus que de cela. La France était coupée en deux. En gros, si je caricature, les riches contre les pauvres. Deux camps pas égaux, donc. Si on coupe la France en deux selon la richesse moyenne, il y a beaucoup plus de monde en dessous qu’au-dessus. La grande majorité des Français prit donc fait et cause pour la famille Vitral, qui multiplia les passages à la télévision, à la radio, dans les journaux. Vous pensez, un feuilleton dont on ne connaissait pas la fin !
Carville dut endosser, malgré lui, le rôle du méchant. La série
Dallas
commençait à déferler sur la France. Léonce de Carville n’avait rien, physiquement, d’un J.R. Ewing, et pourtant on ne se gêna pas pour faire le parallèle. L’occasion était trop belle. Et comme dans
Dallas
, J.R. de Carville pouvait l’emporter.
Suspense. Emotion.
Peut-être aviez-vous choisi votre camp, vous aussi, à l’époque ?
Moi non. A ce moment-là, je me foutais complètement de l’affaire « Libellule ». Tous les détails, je les ai appris par la suite, lors de ma longue et minutieuse enquête. En février 81, j’étais toujours sur mes affaires de casino ; de la côte basque, j’étais passé à la Côte d’Azur et à la Riviera, côté italien. Des planques, toujours des planques. Un boulot soporifique qui rapportait de moins en moins. Je me souviens tout de même d’avoir entraperçu un morceau d’émission, une sorte de téléréalité avant l’heure, un soir, assez tard, alors que je zonais dans une chambre d’hôtel. On y recevait Nicole Vitral. C’est elle qui, progressivement, avait pris en main les relations avec les médias. Pierre Vitral était dépassé depuis longtemps par la machine qu’il avait mise en branle. Il fuyait les caméras. S’il avait pu, il aurait peut-être tout arrêté, laissé faire la justice, même au risque de tout perdre.
Nicole Vitral devait avoir environ quarante-sept ans à l’époque. Elle était une jeune grand-mère. Elle n’était pas vraiment belle, au sens classique du terme, mais elle était incontestablement ce que les médias appellent, ça aussi je l’ai appris depuis, une bonne cliente. Elle dégageait une sorte d’énergie communicative, sa cause était une croisade, elle en était la sainte, la martyre, elle la prêchait avec un franc-parler et un accent cauchois inimitables… Elle était sincère, simple, émouvante, drôle, et tout ceci passait merveilleusement à l’écran. Son visage, creusé, abîmé par des années de vents d’iode de la Manche, ne supportait pas spécialement les gros plans. A quarante-sept ans, elle était déjà une femme assez forte… Rien d’un top model…
Sauf que ce soir-là, seul devant ma télé, sans rien connaître de l’affaire ou de sa croisade, ce bout de femme que je n’avais jamais vu m’avait troublé. Physiquement, j’entends.
Je ne devais pas être le seul. Il y avait ses yeux bleus, pétillants, du genre à faire la nique à la vie et à tous ses malheurs, certes… Mais il y avait surtout ses seins. Nicole Vitral avait depuis toujours une façon très naturelle d’enserrer sa poitrine, qu’elle avait généreuse, dans des robes décolletées ou des chemisiers ouverts. Cela devait sans doute aider les ventes sur le front de mer de Dieppe. Pour pimenter le tout, elle portait également presque toujours un gilet, une veste, et passait son temps à le refermer pour dissimuler ses formes dénudées. Je l’ai souvent observée depuis, c’était devenu chez elle un tic, un réflexe : vous lui parlez, forcément, à un moment donné, votre regard dévie, même un très court instant ; alors, presque instantanément, sans que Nicole Vitral lâche la conversation, se sente gênée ni même le remarque, ses mains referment le gilet, qui retombera à nouveau, quelques secondes plus tard.
Jeu étrange, troublant, que j’ai toujours trouvé irrésistible.
Le jeu était plus pervers encore à la télévision. Le rideau de sa veste s’ouvrait et se refermait sur ses seins au gré du regard du présentateur, progressivement de plus en plus gêné. Mais, lorsqu’il se tournait pour interroger un autre invité de l’émission, le téléspectateur possédait un avantage quasi divin : il pouvait observer le rideau ouvert sur l’opulente poitrine, sur laquelle un cameraman zoomait avec pudeur et un fort sens de la suggestion, sans que le détecteur inconscient de Nicole en soit alerté et que la veste vienne alors couvrir sa poitrine.
Nicole Vitral, peut-être même sans qu’elle s’en aperçoive, par son charme atypique, avait troublé la France en février 1981. M’avait troublé aussi, ce soir-là, moi qui ne la connaissais pas, qui ne l’ai rencontrée que des mois plus tard. M’a troublé toutes ces dix-huit années. Me trouble encore, aujourd’hui, à près de soixante-cinq ans. C’est-à-dire également mon âge, à quelques mois près.
Vous l’avez compris, la cause des Vitral et de la petite Emilie devint rapidement tout à fait défendable. Les meilleurs avocats de France, du moins ceux qui n’étaient pas déjà au service de Carville, proposèrent leurs services à la famille dieppoise. Gratuitement, cela va de soi ! La publicité autour de l’affaire était maximale, ils avaient l’opinion publique pour eux… Une aubaine ! Les professionnels en lice étaient désormais aussi compétents d’un côté que de l’autre.
Le premier travail des avocats des Vitral, nouveaux, compétents, influents, médiatiques, fut de mener une véritable guérilla, de février à mars 1981, contre le juge Le Drian. Ils le soupçonnaient de partialité, persuadés qu’au final il donnerait raison aux Carville, Le Drian et les Carville appartenant au même monde. Lions Clubs, Rotary, francs-maçons, dîners chez l’ambassadeur, tout y passa, et pas que des insinuations très nobles… La Chancellerie finit par céder ! Le juge Le Drian donna sa démission le 1
er
avril, un gag, et on nomma un nouveau juge, un cador du tribunal de Strasbourg, le juge Weber, un petit type droit à lunettes, sorte de croisement entre Eliot Ness et Woody Allen… Un type dont personne ne remit jamais en cause la probité, par la suite, pas même les Carville.
L’audition des premiers témoins débuta le 4 avril. Quoi qu’il en soit, un mois plus tard, on saurait. Le juge devait choisir. Les deux parties étaient d’accord pour éviter toute solution intermédiaire, tout jugement instituant une double identité, préconisant un arrangement tel que la garde partagée, la semaine chez l’une des familles, les vacances chez l’autre. L’éclosion d’un monstre à deux noms. Lylie, pour la vie.
Non, le juge Weber devait trancher. Prendre une décision de vie et de mort. Décider qui avait survécu, qui avait péri. Lyse-Rose de Carville ou Emilie Vitral ? Je me suis posé la question, depuis. Un autre juge a-t-il eu un jour un tel pouvoir : tuer un enfant pour qu’un autre puisse vivre ? Etre à la fois le sauveur et le bourreau. Une famille gagnait, l’autre perdait tout. C’était mieux ainsi, tout le monde en convenait…
Trancher.
Certes. Mais à partir de quoi ?
Depuis, j’ai relu des dizaines de fois le dossier d’instruction, les centaines de pages qu’avait entre les mains le juge Weber ; j’ai écouté en boucle les dizaines d’heures d’audition pendant le jugement, j’avais eu l’autorisation d’y avoir accès, des années plus tard, grâce aux Carville…
Du vent ! Des expertises et des contre-expertises auxquelles on pouvait faire dire tout et son contraire. Les audiences se résumèrent à des querelles d’experts convoqués par les deux parties, tous partiaux. Les experts impartiaux n’avaient rien à dire ! Après des jours d’audience, on en était toujours au même point : le bébé avait les yeux bleus… Comme les Vitral. Les Vitral menaient aux points, et encore, de très peu, les avocats des Carville dénichèrent au dernier moment une cousine éloignée aux yeux clairs… Ben voyons !
Le juge Weber devait avoir une pièce de monnaie dans la poche, la soupeser secrètement pendant les auditions, interminables.
Les avocats de Carville mirent toute leur énergie à faire oublier les sorties médiatiques désastreuses de leur client, à changer son image, à retourner l’opinion. Ce n’était pas gagné, et pourtant ils y parvinrent, en partie au moins. Ils s’attaquèrent publiquement à ce qu’ils appelèrent « le clan Vitral » ; « le clan », cela voulait dire à la fois la famille, le quartier, la région…
Face au clan, face à l’opinion publique défavorable, Léonce de Carville était finalement seul dans sa dignité, ses principes, sa morale. Les avocats réussirent tant bien que mal à lui faire enfiler le costume de la victime sacrifiée, du baudet soumis au haro populaire ; lui firent incarner le rôle de l’homme dur mais honnête, qui s’est battu toute sa vie pour réussir et à qui l’on refuse pourtant le droit au repos. Le droit d’être papy. Le droit d’être « papet » plutôt, le « papet » de Pagnol, de Jean de Florette, qui commet les pires erreurs pendant toute sa vie, mais à la fin, lorsque le cours des événements se retourne contre lui, au lieu de crier « Bien fait ! », le lecteur est ému aux larmes.
C’est ce rôle-là que devait tenir Léonce de Carville lors des audiences devant les journalistes : le chêne brisé ! Le doute s’insinua, forcément, auprès du public, auprès des journalistes : et si, au final, c’était Carville qui disait vrai… et si on s’était laissé abuser par les gesticulations médiatiques des Vitral, par leur misère qu’ils étalent si impudiquement… par les gros seins de Nicole Vitral…
Les avocats de Carville possédaient un réel savoir-faire…
Tout le dossier poussait donc vers le match nul ; malgré l’urgence, on s’apprêtait à jouer les prolongations. Les tirs au but s’annonçaient interminables.
C’est alors, le dernier jour des audiences, qu’entra en jeu le plus jeune avocat des Vitral, maître Leguerne. Depuis, je peux vous le confirmer, il est plutôt réputé sur la place parisienne. Il possède un cabinet sur trois étages rue Saint-Honoré. Mais à l’époque, en 1981, c’était un parfait inconnu. Il faisait partie de ces avocats qui défendaient gratuitement la cause des Vitral. Comme quoi il y a une morale, défendre la veuve et l’orphelin insolvables peut aussi rapporter gros…
Leguerne avait méticuleusement préparé ses effets. Il demanda au juge Weber s’il pouvait prendre la parole en dernier, comme s’il allait sortir de sa manche à l’ultime minute une pièce à conviction décisive…
13
2 octobre 1998, 10 h 47,
Saint-Lazare
Un brouhaha soudain obligea Marc à tourner la tête. Les portes du compartiment s’ouvrirent et la foule, déjà compacte sur le quai, s’efforça de se tasser dans le wagon, jusqu’alors presque vide. Ce n’était pas la cohue du matin ou du soir, mais la densité des corps debout par mètre carré obligea tout de même Marc à se lever. Le strapontin claqua contre la paroi de fer. Marc se recula dans le coin, collé à la vitre. Il n’avait pas lâché le cahier. Il se cala fermement, les pieds légèrement écartés pour bien conserver son équilibre. La main d’un type s’accrochant à la rampe d’acier passait juste sous son nez, pendant que, de l’autre, il dévorait avec avidité un thriller en collection de poche. Marc se tourna légèrement, afin lui aussi de pouvoir continuer à lire. Avec les secousses, la petite écriture serrée de Grand-Duc dansait devant ses yeux, mais la déchiffrer demeurait possible.