Read Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) Online
Authors: Michel BUSSI
Il fallait qu’il l’appelle, il fallait qu’il lui parle. Il allait le faire, un peu plus tard. Pour l’instant, l’urgence, c’était Lylie. De sa main libre, tout en continuant de marcher, il pianota sur les touches de son téléphone portable, rédigeant un court SMS :
Lylie. Rappelle-moi, merde. Marc
.
Il se promit de recommencer l’opération dans une heure, de harceler Lylie, tant qu’elle ne répondrait pas.
Où pouvait-elle bien être ? Il repensa à l’avion miniature dans son sac. Cette idée de départ à l’autre bout du monde était-elle sérieuse ? Oui… Lylie avait les moyens financiers de partir vivre dans n’importe quel coin de la planète, dès ses dix-huit ans. D’y rester des années.
Tout en slalomant entre les voyageurs, Marc se récitait les dernières lignes du récit de Crédule Grand-Duc. Le compte en banque de Lylie. Le cadeau empoisonné de Mathilde de Carville. La vieille savait ce qu’elle faisait… Au fil des années, Marc avait fini par se persuader que c’était simplement l’argent qui avait creusé cette différence entre Lylie et lui, qui expliquait ces sentiments anormaux, cette attirance contre nature qui ne peut exister entre un garçon et une fille liés par le sang des mêmes parents.
L’argent expliquait tout. Pourtant, au fond de lui, une voix lui avait toujours soufflé qu’il n’en était rien ! Non ! Non !
La voix avait raison ! L’argent n’y était pour rien. Il avait désormais la preuve que sa grand-mère, même si elle n’en avait jamais rien montré, pensait comme lui !
Lylie portait la bague des Carville.
Sa grand-mère avait avoué en la lui offrant. Lylie n’était pas sa sœur ! Ils étaient libres.
Marc se sentait porté par une sorte d’euphorie. Il se glissa en souplesse dans la rame direction Nation. Il bouscula quelques voyageurs pour se faufiler jusqu’à l’allée centrale de la voiture, afin de gagner un peu de place, un maigre espace vital, suffisant pour pouvoir ouvrir le cahier.
Cinq stations avant Corvisart. A deux pas de la Butte-aux-Cailles, chez Grand-Duc.
Le temps de lire encore quelques pages…
Journal de Crédule Grand-Duc
C’est là que j’entre en scène. Enfin !
CRÉDULE GRAND-DUC, détective privé.
Je me suis fait attendre, non ? J’arrive un peu après la bataille, je vous l’accorde. C’est même là tout mon problème.
Mathilde de Carville pénétra dans mon bureau, à Belleville, rue des Amandiers, le lendemain de sa rencontre avec Nicole Vitral. Elle me donnait l’impression d’être déguisée en noir, d’avoir mis toute sa douleur dans ses vêtements. Je crois que cet entretien avec Nicole Vitral lui avait énormément coûté, elle avait pris la décision seule, sans en parler à son mari. Mathilde de Carville s’était humiliée sur le front de mer de Dieppe, mais elle avait compris que seul ce sacrifice pouvait faire fléchir Nicole Vitral. Il fallait que Nicole Vitral se sente la plus forte, à ce moment-là, sinon, jamais elle n’aurait accepté d’ouvrir un compte bancaire au nom de Lylie.
Plus jamais, plus jamais une telle humiliation, avait dû se dire par la suite Mathilde de Carville. Elle l’avait payée cher, la paix de sa conscience, beaucoup plus qu’un chèque de cent mille francs par an pour Lylie. Alors, après cette rencontre de Dieppe, Mathilde de Carville se glaça. Lorsqu’elle entra dans mon bureau, elle n’était plus qu’un glaçon, noir et poli.
Elle s’avança.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur Grand-Duc…
Ah ?
Elle se présenta et je fis vaguement le lien avec cette affaire dont les radios et les télés avaient parlé pendant quelques semaines, et dont je me foutais royalement à l’époque.
— Monsieur Grand-Duc, vos qualités sont, paraît-il, la discrétion, la ténacité, la patience, la rigueur… Ce sont celles que j’exige. L’affaire que je vous propose est simple : reprendre l’ensemble du dossier de l’accident du mont Terrible, depuis le début, tous les détails, un par un. En trouver d’autres, si possible.
A l’époque, même si je n’étais encore qu’un détective privé parmi des dizaines d’autres, je commençais à me faire une relative réputation. J’avais résolu une à une les petites affaires que l’on m’avait confiées, le coup des casinos sur la côte et quelques autres. Je n’avais pas encore connu l’échec, comme le boxeur qui ne gagne que des petits combats, mais qui les gagne tous et finit par se croire invincible. J’ignorais pourquoi elle m’avait choisi, mais pourquoi pas moi, après tout ? Peu importe, je n’allais pas laisser passer l’occasion.
Mathilde de Carville s’avançait encore. Je restai assis, je ne suis pas très grand, à vue de nez, elle faisait bien cinq centimètres de plus que moi. Je me redressai tout de même sur ma chaise et je pris un air important.
— C’est une affaire complexe, madame. Une affaire qui ne peut se traiter à la légère… Une affaire qui prendra du temps…
— Je ne suis pas venu ici pour marchander, monsieur Grand-Duc…
Et vlan !
Elle se tint droite devant moi, m’écrasant de son ombre noire. Trop tard pour me lever…
— Monsieur Grand-Duc, ma proposition est à prendre ou à laisser… Je suis persuadée que je n’aurai pas de mal à trouver un autre enquêteur, mais je pense que vous l’accepterez. A partir d’aujourd’hui, vous recevrez cent mille francs par an, pendant dix-huit ans, jusqu’à ce que Lyse-Rose, ma petite-fille, si elle est encore vivante, devienne majeure. A la fin septembre 1998. Le 30 et non le 27, puisque la justice en a décidé ainsi…
Cent mille francs annuels ! Multipliés par dix-huit ! Je n’arrivais pas à compter les zéros. Ils formaient dans mon crâne comme un long collier de perles. Pendant dix-huit ans. Une véritable rente de fonctionnaire pour un détective qui n’aurait plus de « privé » que le titre…
Sauf que… J’ai beau porter ce prénom stupide de « Crédule », j’avais besoin de détails… Oui, je vous le confirme, aussi étrange que ce soit, « Crédule » est mon véritable prénom.
— Pour une telle somme, madame, qu’exigez-vous exactement de moi ? Si au bout de dix-huit ans je n’ai rien trouvé, je vous rembourse ?
Question prémonitoire ? J’aurais dû me méfier. Oui, après tout, je mérite bien mon prénom, « Crédule »… L’ombre noire se pencha davantage, m’écrasant encore un peu plus.
— Monsieur Grand-Duc… Cette affaire reposera sur ma confiance en vous, uniquement sur elle. Vous n’avez aucune obligation de résultat. Mais j’exige par contre que vous mettiez en œuvre tous les moyens possibles pour la résoudre. Je souhaite que rien, aucune piste, aucune hypothèse, ne soit laissé au hasard. Vous aurez tout le temps, tout l’argent pour cela. S’il existe une preuve quelque part de l’identité de la rescapée du mont Terrible, je veux qu’elle soit découverte. Que je sois très claire, monsieur Grand-Duc, je veux découvrir la vérité, quelle qu’elle soit, y compris si elle ne m’est pas favorable.
Une sorte d’immense vertige commençait à me saisir.
— Et vous pensez qu’une telle enquête prendra… dix-huit ans ?
— Vous serez payé pendant dix-huit ans. Vous disposerez donc de toutes ces années pour découvrir la vérité. Je n’exige pas de vous que vous vous consacriez exclusivement à cette affaire pendant toutes ces années. Je vous fournis simplement tous les moyens possibles d’aller au bout de l’enquête : le temps et l’argent.
— Et… et si je découvre cette vérité en cinq mois ?
« Naïf », oui c’est Naïf, pas Crédule, que ma mère aurait dû me choisir comme prénom.
— Vous ne comprenez pas, monsieur Grand-Duc ? N’ai-je pas été suffisamment claire ? Vous serez payé pendant dix-huit ans, quoi qu’il arrive… Il s’agit d’un contrat moral entre nous, monsieur Grand-Duc. J’exige simplement de vous que vous mettiez tout en œuvre pour découvrir l’identité de la rescapée, c’est tout ce qui compte pour moi.
Elle se penchait toujours vers moi, la croix de bois qui pendait à son cou se balançait au-dessus de mon nez. Elle continua :
— Monsieur Grand-Duc, je me réserve bien entendu le droit de rompre, unilatéralement, à tout moment, ce contrat, si j’avais l’impression que vous ne jouiez pas le jeu… Si j’avais l’impression que vous profitiez de la situation. Mais cela ne se produira pas, n’est-ce pas ? On m’a parlé de vous comme d’un homme d’honneur…
Pas de contrat !
Vous imaginez ? J’étais tombé sur une vieille allumée qui ne savait pas comment dépenser sa fortune !
Le miracle. Une folle… Jusqu’où était-elle prête à aller ?
— Il faudra se rendre en Turquie, fis-je. Longtemps…
— En plus de vos honoraires annuels, toutes vos notes de frais seront prises en charge…
Pousser le bouchon encore plus loin ?
— Je… je ne parle pas le turc. Je n’y arriverai pas tout seul…
— Si c’est nécessaire à l’enquête, vous pouvez bien entendu engager des collaborateurs. Leurs frais aussi seront remboursés…
Nom de Dieu…
Je n’avais pas posé la question pour rien, j’avais déjà en tête de travailler, au moins au début, en duo avec un gars avec lequel j’avais bourlingué en Asie centrale pendant des mois, Nazim Ozan, le seul type en France que je connaissais qui parlait turc, et en qui j’avais à peu près confiance.
Mathilde de Carville me fit un premier chèque, une somme colossale pour l’époque, cent mille francs, et quitta mon bureau aussi sombrement qu’elle était entrée. Je ne fis pas attention à l’atmosphère glaciale que ce reptile froid laissait derrière lui dans la pièce. J’avais l’impression d’avoir remporté le pactole au Loto, sans même avoir joué : pour la première fois, mon prénom et mon nom s’accordaient, en harmonie.
Crédule, parce que j’y croyais, à cette enquête, à la chance qui tourne, au tremplin vers la fortune… Grand-Duc, comme la tournée que je fis, pendant trois jours, pour fêter ma chance… Et qui n’entama même pas mes cent mille francs.
Notes de frais…
Comment aurais-je pu deviner, à ce moment-là, que je tombais dans un puits sans fond ? Que la lumière qui m’attirait alors m’entraînait dans le néant ?
Un trou noir.
Un tremplin au-dessus du vide.
17
2 octobre 1998, 11 h 13
La rue Jean-Marie-Jégo montait en pente raide, une cinquantaine de mètres de dénivelé jusqu’au sommet de la Butte-aux-Cailles ; une jolie petite rue de carte postale, qui donnait l’impression de grimper vers la place d’un village, avec son église, sa mairie, son bar et son terrain de pétanque à l’ombre des platanes. En plein Paris ! Marc savait vaguement que la Butte-aux-Cailles restait l’un des derniers « quartiers » parisiens, il était venu une fois prendre un pot ici, un soir, au Temps des Cerises. Un étudiant bobo, du genre qu’il détestait, fils de diplomate ou quelque chose comme ça, lui avait expliqué que la butte était protégée des promoteurs à cause des carrières de calcaire souterraines, qui rendaient impossible toute construction en hauteur. Marc avait simplement retenu qu’une maison dans ce quartier bourgeois coûtait une véritable fortune.
Marc gravit un dernier escalier d’une vingtaine de marches et déboucha en haut de la butte. Tout en se tenant à la rampe, il attrapa son téléphone et envoya à nouveau un SMS à Lylie.
Le même. Il l’avait mémorisé.
Lylie. Rappelle-moi, merde. Marc
.
Il vérifia par acquit de conscience. Sans succès. Son répondeur demeurait désespérément vide.
La rue de la Butte-aux-Cailles était calme, à l’exception du va-et-vient autour de la boulangerie, apparemment le seul commerce actif de la rue. Pour le reste, il était trop tôt, les restaurants semblaient encore vides. Marc s’avança, leva les yeux vers les façades, puis marcha jusqu’au 21. Il découvrit une petite maison sur un seul niveau, posée au milieu d’un adorable jardinet d’une vingtaine de mètres carrés… Le genre de pavillon minuscule, ridicule dans n’importe quel coin de campagne de France… Mais là, situé au cœur de Paris, il devenait un incroyable produit de luxe ! Une maison individuelle. Sans étage. Entourée d’un jardin ! Même avec les cent mille francs annuels versés par Mathilde de Carville, une telle maison semblait hors des moyens de Grand-Duc…
Marc continua l’examen de la maison. Les volets vert clair étaient fermés. Il appuya à tout hasard sur la sonnette, entre la boîte aux lettres jaune un peu rouillée et la barrière écaillée.
Personne.
Il attendit une minute, sonna à nouveau. Sans succès. Il se passa la main dans les cheveux, perplexe. Grand-Duc n’était pas chez lui, c’était à prévoir. Il jeta un coup d’œil plus approfondi sur la maison, le jardin, cherchant une idée… Il avança dans la rue.
La solution s’imposa, comme une évidence.
Sur le côté droit de la maison, le coin d’un carreau d’une fenêtre était brisé. Avec de la chance, il pourrait passer le bras, saisir la poignée, ouvrir la fenêtre, entrer chez Grand-Duc. Marc tourna la tête : personne ne faisait attention à lui dans la rue. Il n’hésita pas et sauta par-dessus le muret de pierres blanches pour se retrouver, presque à l’abri des regards indiscrets, près de la fenêtre. Il posa sa main sur le montant. Il n’eut pas besoin d’en faire plus, à sa grande surprise, la fenêtre s’ouvrit. Elle était simplement repoussée !
Mars s’étonna un instant de cet étrange concours de circonstances favorables, de cette absence de prudence chez le détective privé. Un instant seulement. La seconde suivante, il se glissait dans la maison de Grand-Duc.
Le bâtard est chez Grand-Duc, pensa Malvina. Elle avait parfaitement vu dans le rétroviseur Marc Vitral s’avancer, sauter le muret de pierre. Fait comme un rat, pensa encore Malvina. Il portait un sac à dos ! A tous les coups, le cahier de Grand-Duc était dedans. Tout se présentait bien. Malvina essaya de bouger un peu, de décoller sa tête de la portière, d’étendre mieux ses jambes. Sa nuque lui faisait mal à force d’être tordue à la hauteur du volant, mais elle s’en fichait. Elle voulait bien rester là des heures et porter une minerve le reste de ses jours, si c’était pour coincer Vitral à la sortie, ouvrir ce putain de cahier, arracher une à une ces pages bourrées de mensonges, comme on arrache les ongles d’un type pour le faire parler. Doigt par doigt. Tenir Vitral au bout de son flingue, le faire parler, lui aussi. Elle improviserait. Elle inventerait, le moment venu, les règles d’un jeu délicieusement sadique.
L’odeur de cendres et de fumée prit immédiatement Marc à la gorge, comme si une cheminée avait fonctionné dans la maison pendant des heures sans que l’on ait aéré la pièce depuis. Marc toussa. Il se trouvait dans une petite remise, une sorte de débarras où étaient rangés des conserves et divers outils de jardinage ou de bricolage. Il poussa la porte, monta trois marches de béton, ouvrit une seconde porte. Elle donnait directement dans ce qui devait être le salon de Grand-Duc.