Read Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) Online
Authors: Michel BUSSI
Ce type qui jouait avec sa bague (main gauche, maintenant) avait peut-être un petit talent de magicien de quartier, mais j’avais une dernière carte dans la main. Moi aussi, les années m’avaient appris la ruse.
— Si t’as vraiment vu la gourmette, la bonne, tu dois te douter de ce que je veux savoir !
Le yougo me regarda avec un sourire niais. Impossible de repérer s’il bluffait ou non ; s’il se foutait de ma gueule, me pigeonnait, ou s’il était le témoin, le seul, l’ultime, de mon enquête.
— Dix mille francs de plus, tu dis ? Pour la preuve ? Je peux te faire confiance ?
— Je suis réglo. Si t’es renseigné, on a dû te le confirmer…
Les mains du Samaritain s’agitèrent. Il rata son coup. La chevalière tomba sur la table. Il était nerveux. Ou il voulait me le faire croire, ce gros malin… J’attrapai le carton sous ma bière, mon stylo. J’écrivis.
Lise-Rose. 27 septembre 1980
.
Exactement comme sur l’annonce.
Je glissai le carton vers lui.
— Il y avait bien marqué ça sur la gourmette, tu confirmes ?
Le yougo se frotta les mains. La chevalière était revenue à sa place initiale, enfilée à son doigt.
— La date de naissance, tu m’excuseras, aucune idée. C’était il y a des années, et même à l’époque je ne me souviens plus si j’avais fait gaffe. Le prénom, par contre, c’est le bon…
Enculé ! pensais-je. Encore un enculé de profiteur…
— … sauf, continua le yougo sur le même ton, sauf que si je me souviens bien, ce n’était pas la même orthographe. Lyse était écrit avec un « y », pas un « i ».
Une nouvelle décharge électrique hérissa mon dos. Radjic n’était pas tombé dans le piège de l’annonce ! La fausse orthographe du prénom, pour coincer un éventuel faussaire.
Contrôle-toi, bordel, pensai-je.
— OK. T’as tout bon. T’as gagné dix mille francs de plus. Et la gourmette, finalement, tu l’as échangée à Pelletier, pour lui rendre service ?
Crédule,
je sais… Cela aurait été trop beau.
— Si j’avais su à l’époque qu’elle valait soixante-quinze briques… Tu penses. Mais non, il a dû se brosser, Pelletier, avec sa breloque à la con qu’il me tenait sous le nez. Pas de troc. Pas de came. Du cash, c’est tout.
Il me fixa avec ironie.
— Ou un chèque, éventuellement…
Merde !
— Pelletier est reparti avec son bijou, alors ?
— Ouais…
— Tu l’as revu, ensuite ?
— Jamais. A mon avis, vu l’état dans lequel il était, il n’a pas dû faire de vieux os…
Remerde !
Je fis le chèque. Sans remords. Mathilde de Carville n’était pas à vingt mille francs près. Même si le doute subsistait. Mon piège, le « i » transformé en « y », n’était pas difficile à repérer pour un escroc un peu prudent, les noms « Lyse-Rose de Carville » et « Emilie Vitral » avaient fait l’objet d’un paquet d’articles de journaux, à l’époque. Zoran le Samaritain pouvait très bien avoir gagné vingt mille francs avec un peu de jugeote et d’aplomb.
Ses mains vives attrapèrent le chèque qu’il examina avec attention. Finalement satisfait, il se leva. Me tendit la main, celle avec la chevalière.
— Merci. Tiens. Un dernier détail. Cadeau de la maison.
La chair de poule me picora le corps.
— Quel détail ?
— Je me souviens, maintenant. Si j’ai pas accepté le troc de Pelletier, c’est aussi que la gourmette était cassée. La chaîne, je veux dire. Il manquait une ou deux mailles.
Les tables et les chaises du bar se mirent à tourner autour de moi. Mon Dieu ! Personne. Personne, hormis Nazim et moi, ne pouvait connaître ce détail.
42
2 octobre 1998, 17 h 29
Pour une fois, le train Paris-Rouen était ponctuel. Il s’immobilisa sur le quai à dix-sept heures trente très exactement. Le Rouen-Dieppe partait dans huit minutes. La correspondance était calculée au plus juste, mais lorsque le Corail avait du retard, tous les autres trains régionaux patientaient sagement jusqu’à l’arrivée de leur grand frère de la capitale. Depuis qu’il étudiait à Paris, Marc avait effectué des dizaines de fois ce changement. Huit minutes, c’était plus qu’il n’en fallait. Après avoir refermé à regret le cahier de Grand-Duc, il se dirigea rapidement vers la boutique qui vendait divers sandwichs. Une seule personne patientait devant lui. Marc acheta une tarte aux pommes et une bouteille de San Pellegrino. Nicole allait sans doute lui préparer ce soir un festin dont elle avait le secret, mais ça n’empêchait pas Marc d’avoir depuis longtemps digéré le jambon-beurre avalé dans le RER.
Le train express régional pour Dieppe était presque vide. Après la cohue du Paris-Rouen, le contraste était saisissant. Marc s’installa près de la fenêtre, comme à son habitude. Il n’y avait que deux autres passagers dans le wagon. Un adolescent, le baladeur vissé aux oreilles, et un grand type qui dormait, occupant deux sièges et dépassant quand même.
Marc ouvrit la tablette grise devant lui, posa le sac dessus, puis sortit de son Eastpack le journal de Grand-Duc. Il restait tout au plus vingt pages à lire, Ensuite, il ferait le point. Il repensa aux messages de Lylie, il disposait d’une soirée et d’une nuit pour tout résoudre.
Sur le quai, un chef de gare siffla nerveusement.
Marc tourna la tête par réflexe. Il s’immobilisa, le front figé contre la vitre, comme assommé.
C’était elle !
La frêle silhouette lança un regard mauvais au chef de gare, murmura quelques insultes entre ses dents et sauta dans le train presque en marche.
Malvina de Carville.
Marc demeura de longues minutes à scruter les portes coulissantes des deux plateformes qui commandaient l’entrée dans le compartiment. En pure perte. Malvina devait se cacher quelque part dans le train, mais Marc n’avait aucune envie de lui courir après. Il n’allait pas se laisser coincer comme un gamin deux fois de suite. Pour l’instant, il lui restait vingt pages à lire.
Ensuite, il s’occuperait de la folle.
Journal de Crédule Grand-Duc
Je quittai Zoran Radjic, à l’Espadon, habité d’une quasi-certitude : ce petit escroc de bazar m’avait dit la vérité ! Plus j’y pensais, plus tout s’enchaînait logiquement. Georges Pelletier, squattant dans sa cabane, avait été un témoin direct du crash du mont Terrible, le 23 décembre 1980. Il avait été le premier à se trouver sur le lieu du drame. Il s’était trouvé nez à nez avec le bébé miraculé. Il avait ramassé la gourmette en or, avant qu’arrivent les secours, comme un misérable prédateur en manque.
Vous me suivez ? Le bébé miraculé, éjecté de l’avion, était donc Lyse-Rose de Carville… C’était une quasi-certitude, désormais. Et c’était là tout le problème, d’ailleurs, ce « quasi »… Car, malgré les apparences, Zoran Radjic pouvait très bien avoir imaginé toute l’affaire, en pro de l’arnaque qu’il était. Il avait eu des années pour la peaufiner… On en revenait au point de départ : il n’existait que des présomptions, de fortes présomptions certes, mais seulement des présomptions. Aucune certitude définitive…
Des présomptions… des soupçons… des évidences… des faisceaux de convergences… Appelez cela comme vous voulez. Après tout, je vous ai tout raconté, vous en connaissez maintenant autant que moi sur l’affaire. Débrouillez-vous !
Pour être tout à fait honnête, il n’y a qu’une chose dont je ne vous ai pas encore parlé. Un sentiment d’ailleurs, plus qu’une chose. C’est tellement plus compliqué à expliquer, un sentiment, bien davantage que de décrire une exploration sur le mont Terrible ou de retranscrire une conversation avec un témoin. Pour tout vous dire, j’en étais arrivé au point de penser que toutes les preuves accumulées, la gourmette, la tombe, les habits du Grand Bazar, ne valaient pas mieux qu’un tas de vieux objets à foutre à la poubelle. Idem pour la couleur des yeux ou le don pour la musique.
La vérité était ailleurs, la vérité reposait sur un sentiment. Sur une relation, plus précisément.
Marc et Emilie.
C’est le moment, je crois, d’aborder leur étrange relation. Ils n’y pouvaient rien, les pauvres enfants. La vie avait décidé pour eux.
Malgré toute sa bonne volonté, Nicole était trop loin. Trop loin d’eux, je veux dire, trop éloignée de Marc et d’Emilie. Le travail, jours, nuits et week-ends. Le quotidien. La différence d’âge. Pas de maman pour élever Marc et Emilie. Pas de papa. Plus de papy. Logiquement, Emilie et Marc se sont rapprochés. Deux têtes blondes. Deux faces d’ange, à poser dans des pubs. Et pourtant, ils étaient si différents…
Allez, je me lance. Je sais que Lylie et Marc liront ces lignes. Je vais essayer d’être à la hauteur. Je ne serai plus là, de toute façon, pour affronter leur appréciation.
Marc… Des yeux bleu ciel, comme perdus vers les horizons lointains, comme tournés vers l’âge d’or de la piraterie dieppoise. Des yeux d’attrape-sirène. Et pourtant, Marc était un faux rêveur. Il aimait simplement sa maison, son quartier, ses potes, sa grand-mère… et surtout Emilie.
Marc aimait ce qu’il connaissait, tout simplement, d’un amour qui s’accumulait avec le temps, avec une immense générosité, une générosité… domestique. Marc le discret. Marc le timide. Marc le muet, presque.
L’idole des midinettes, pourtant, si tant est que l’on peut qualifier de midinettes les lycéennes de Dieppe. L’idole indifférente. Marc n’avait pas d’autre ambition, depuis le jour où je l’ai connu, où j’ai commencé à l’observer, tel un enquêteur minutieux, que se dévouer pour Emilie, être à la fois son frère, son père, son grand-père. Tout ce qui lui manquait. Son paravent. Son paratonnerre. Son parapluie.
Son paradis, à lui.
La petite Emilie le lui rendait bien. Elle éclaboussait de vie tout ce qu’elle croisait. Belle comme tout, c’est-à-dire comme rien de ce qui l’entourait, les usines qui fermaient, les murs de brique et de silex, les caniveaux. Belle comme tout le reste, le coucher de soleil sur la plage de Dieppe, l’automne dans la forêt d’Arques. Un arc-en-ciel sur les falaises.
Comme un papillon égaré. Une libellule, si vous insistez…
Emilie multipliait la surface habitable de la petite maison des Vitral par deux, par dix, simplement en la gonflant de musique, de mélodies de Chopin ou de Satie, en la faisant s’envoler haut, au-dessus des falaises, comme une baudruche de bonheur, puis en la faisant exploser d’un éclat de rire.
Quand elle était triste, elle se soignait en musique.
Un insecte égaré.
Différente seulement. Pas fière. Seule. Et encore, pas toujours. Emilie n’hésitait pas non plus à hurler dans les tribunes à chaque plaquage boueux de Marc dans le stade Maurice-Thoumyre. A enfiler les baskets pour s’avaler en courant sa dizaine de kilomètres, six valleuses et cinq cents mètres de dénivelé. Dieppe-Pourville-Varengeville-Puys.
Un gros soleil de cité. Qui me faisait fondre, moi aussi, quand elle était gamine.
Crédule-la-Bascule
.
Elle avait trop failli perdre la vie à trois mois pour en laisser se gaspiller une miette. Et puis, elle aussi, elle était si fière de son Marc. Son ange gardien. Son ange blond…
Marc et Emilie surent très tôt qu’ils n’étaient pas frère et sœur. Pas vraiment, au moins. Pas comme les autres. Le secret jalousement gardé par Nicole Vitral explosa dès la cour de récréation de la classe maternelle. Les parents parlent, les enfants répètent. Déforment.
Les enfants de l’école Paul-Langevin inventèrent un jeu : courir autour d’Emilie, bras grands ouverts, tête baissée, en imitant le bruit d’un réacteur ; en mimant, en tournant sur eux-mêmes, l’avion qui part en toupie, et qui se scratche, à quelques centimètres d’elle. C’était cela, le jeu favori de la cour de l’école Paul-Langevin : terminer allongé sur le goudron, sous le préau, en singeant la mort.
Autour d’Emilie, Marc jouait les pilotes de chasse, inlassablement. Du haut de ses centimètres supplémentaires, tel un King Kong perché sur son dôme, il broyait les avions-crétins qui passaient à sa portée. Jusqu’à la punition. Et tout recommençait.
Marc et Emilie ne furent jamais réellement frère et sœur. Ils grandirent dans le doute.
« Oh, les amoureux ! » se moquaient les moins cruels, dans la cour de récré.
Oui, ils s’aimaient. Cela crevait les yeux. Mais de quel amour ?
Je pense que Marc a dû commencer à se poser la question vers dix ans. Depuis sa naissance, enfin, depuis la catastrophe, lui et Emilie dormaient dans la même chambre. Lui en bas et Emilie au-dessus, dans le lit superposé. Nicole les aida comme elle put : Marc garda pour lui seul la petite chambre qu’il partageait avec sa sœur et Emilie se tassa dans la chambre de sa grand-mère.
Nicole faisait avec les moyens du bord. Elle fit bien, presque toujours.
Quel amour ? disais-je.
Je l’avoue, j’ai tenté d’aller plus loin. Je les ai espionnés, comme le plus ignoble des paparazzis. J’ai collé un téléobjectif dans les mains de Nazim. Au cas où…
Pour rien. Les sentiments n’impriment pas les pellicules.
Quel amour ?
Eux seuls possèdent la réponse. Et encore…
Moi non…
Même la science ne m’a pas aidé.
C’était un peu plus tard.
Lylie avait quinze ans…
Le test ADN… Ce putain de test ADN.
Je n’allais pas y couper. Je me doutais bien que Mathilde de Carville finirait par me le demander, finirait par foutre sa bioéthique au panier, souhaiterait faire parler les gènes, malgré Dieu, malgré sa foi. Elle voulait savoir. C’était humain. C’est déjà un miracle qu’elle ait résisté aussi longtemps.
Pour ma part, je n’étais pas fier. J’avais surtout la trouille. Mettez-vous à ma place, mes quinze ans d’enquête ne faisaient pas le poids face à trois gouttes de sang dans une éprouvette.
Quelle pitié ! Saloperie de science !
*
* *
Les mots de Grand-Duc dansaient sous les yeux de Marc.
« Quel amour ? Eux seuls possèdent la réponse. Et encore… »
Les ondulations du pays de Caux défilaient devant ses yeux. Les lignes à haute tension aussi, celles des centrales nucléaires dont on suivait la direction jusqu’à Dieppe.
« Quel amour ? »
Qu’avait-il pu comprendre, ce vieux détective avec son misérable espionnage au téléobjectif ? Qui pouvait comprendre ?