Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (36 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Connard !

— C’est Marc, idiot ! précisa Nicole.

— OK, je te mets une belle pièce alors. Il va comment, Marc ?

Nicole répondit évasivement. Des banalités. Perdue dans ses pensées. Paya.

— Merci, Gilbert. Cette semaine, je passerai te laisser des tracts de la mairie, pour le port. Tout est écrit dessus.

Le poissonnier soupira.

— Encore leurs conneries. A la mairie, ils feraient mieux de s’occuper des commerçants plutôt que des dockers. Crois-moi, c’est nous qui crèverons les premiers, avant les pêcheurs même…

Nicole s’éloignait déjà. Gilbert Letondeur était le meilleur poissonnier de Dieppe, mais aussi un crétin rangé dans le camp des armateurs et de la Chambre de commerce et d’industrie de Dieppe. Bref, un type qui votait à droite… Nicole admettait que sa vision des choses était un peu réductrice, mais elle voyait la ville de Dieppe comme cela. Deux camps opposés. Malgré son camion sur le front de mer, jamais elle ne s’était rangée dans celui des commerçants.

Une traîtresse !

Doublement traîtresse. Elle mangeait le poisson du camp d’en face.

Nicole continua vers le front de mer. Elle apprécia le temps sec. Le vent régulier. Elle goûta aussi l’agitation sur la pelouse. On finissait d’installer quelques dizaines de petits chapiteaux blancs, tous jumeaux, alignés, coiffés des drapeaux multicolores représentant les Etats du monde entier. Comme tous les deux ans, pendant dix jours, Dieppe vivait au rythme du Festival international de cerf-volant.

Le ciel était déjà encombré de losanges bariolés, d’immenses cercles immobiles, de triangles décrivant des courbes serrées. Très haut dans le ciel, on découvrait un dragon chinois, un masque inca, un chat bleu gigantesque, un cercle évidé dans lequel tournait à toute vitesse une girouette. Autant de constellations imaginaires et colorées.

Nicole Vitral avança, la tête en l’air, un peu nostalgique. Elle ne pouvait s’empêcher de repenser aux précédentes éditions du festival. Dieppe avait été la première des stations balnéaires, à la fin des années soixante-dix, à se lancer dans le festival de cerf-volant. Depuis, ce genre de manifestation avait été copié sur toutes les grandes plages de sable ventées du nord de l’Europe.

Nicole avait vécu avec Pierre les trois premiers festivals, en 1980 et 1982. Deux fois dix jours de souvenirs. Festifs. Lucratifs, aussi. Leur friterie ambulante, sur le front de mer, était déjà une institution à l’époque. Lors de la première édition, leur belle-fille, Stéphanie, était enceinte, presque à terme. Elle avait tout de même passé le week-end à les aider. Comme elle pouvait. Pierre et Pascal, père et mari attentionnés, s’étaient efforcés de la convaincre de rester assise sur une chaise, de lui faire comprendre que ce n’était surtout pas le moment d’accoucher, ce week-end-là ! Finalement, Emilie était née quelques jours plus tard, le 30 septembre, comme si elle avait pris soin d’attendre…

Survint le drame de l’Airbus… Puis le jugement. Pierre Vitral connut un second festival, en 1982, avant de s’endormir pour ne jamais se réveiller, le 7 novembre, au Tréport. Le festival rythmait la vie de Nicole, comme un symbole macabre : la vie et la mort ne tenaient qu’à un fil, au gré du vent. Nicole continua pourtant de garer son camion sur le front de mer, pendant les dix jours de fête, sans Pierre pour l’aider. Elle n’avait pas le choix, le festival restait sa plus grosse recette, une fois tous les deux ans.

Marc et Emilie étaient trop jeunes pour se souvenir. Le festival, pour eux, n’était qu’un gigantesque carnaval attendu des semaines durant. Marc ne se débrouillait pas mal, les fils à la main, pour épater sa petite sœur. Un voisin lui avait offert un cerf-volant en forme d’insecte géant, rouge et or, avec une très longue queue enrubannée et des ailes en papier vitrail transparent. Bien entendu, Marc avait baptisé son cerf-volant « Libellule » ; parce qu’on appelait encore parfois Emilie ainsi. Des connards. Des commerçants de Dieppe, par exemple.

Emilie, elle, fonçait tête baissée. Elle courait de stand en stand, parcourant tous les pays du monde. Pérou. Chine. Plateaux éthiopiens. Mongolie. Equateur. Yémen. Québec. Le cerf-volant comme un fil tendu entre tous les enfants de la planète : juste un peu de vent, rien besoin d’autre.

L’art d’apprivoiser le ciel, juste pour rire.

Toujours plus haut. Sans passagers, sans voyageurs.

Sans crash.

Nicole, après 1980, n’avait plus jamais regardé le ciel comme avant. La petite Emilie avalait des kilomètres. Japon. Mali. Colombie. Elle revenait en courant au Citroën de type H, les yeux pétillants. Toutes les tribus du monde se donnaient rendez-vous sur sa pelouse.

« Tu as vu, mamy ? Tu as vu, mamy ? »

 

Nicole quitta le front de mer. Bouleversée. Emilie, cette année, pour la première fois de sa vie, manquerait les cerfs-volants de Dieppe.

 

Elle entra dans la boulangerie. Elle redoutait d’avoir à affronter le même cirque qu’avec le poissonnier. Elle avait raison.

— Une baguette, Nicole ?

— Une baguette. Et tu me mets un Salammbô avec.

— Vrai ? Un Salammbô ? Marc est de retour ?

Un Salammbô. Le gâteau préféré de Marc. Quand il avait dix ans, du moins. Nicole se savait ridicule de continuer à vouloir satisfaire ainsi son grand garçon avec les envies de son enfance. Mais après tout ça lui faisait plaisir, et Marc était un garçon poli.

Nicole regarda sa montre. Son petit-fils serait là dans deux heures. Elle longea à pas lents le port de plaisance, vers le pont transbordeur qui séparait le quartier du Pollet du reste de Dieppe. Une île au cœur de la ville.

Malgré elle, elle repensait à son dialogue téléphonique avec Marc. L’enveloppe bleue de Mathilde de Carville. Le test ADN confié à son petit-fils. L’interdiction d’ouvrir le cadeau pour sa mamy.

La garce !

Nicole dut stopper sa marche. Le pont transbordeur se levait, laissait passer un paquebot pas bien gros, pavillon nigérian. Il en restait encore quelques-uns. Bananes ? Ananas ? Bois exotique ?

Qu’est-ce qu’elle croyait, la Carville ? Qu’elle avait le monopole de la clairvoyance ? Qu’elle était la seule à avoir pensé au test ADN ? Que Crédule Grand-Duc était à sa solde ? Qu’il avait ponctionné une goutte de sang à Emilie comme ça, tranquillement, sans que sa grand-mère réagisse ?

La file de voitures s’allongeait devant le pont. Nicole toussa grassement dans l’odeur mêlée de marée et de gaz d’échappement. Elle n’avait pas tout compris, la Carville ! Grand-Duc n’était pas un tel salaud. Il n’avait pas fait de jalouses. Il avait commandé deux tests ADN. Deux enveloppes bleues. Une pour chaque grand-mère.

Nicole tourna la tête. Un cerf-volant géant, le dragon chinois, dépassait la cime des immeubles du front de mer. Elle sourit. Dans le second tiroir de sa commode, sous clé, elle avait rangé l’enveloppe bleue confiée par Grand-Duc. Le résultat du test de comparaison de son propre sang avec celui d’Emilie, qui confirmerait celui reçu par Mathilde de Carville, que Marc lui apportait, bien sagement.

Le pont transbordeur se baissa enfin. Les voitures piaffaient. Nicole toussa à nouveau.

Nicole avait ouvert l’enveloppe en 1995. Elle avait la réponse, elle aussi, depuis trois ans maintenant.

Il fallait qu’elle en parle à Marc. Il le fallait, bien entendu. Dès ce soir. Elle pouvait encore sauver une vie. Après, ce serait trop tard. Elle aurait dû le faire avant, bien sûr. Facile à dire.

Une telle réponse.

Une délivrance ?

Peut-être…

A condition d’accepter de tout perdre.

41

2 octobre 1998, 17 h 11

Le train Corail longeait la côte des Deux-Amants, traversa sans ralentir le pont ferroviaire du Manoir-sur-Seine, dépassa la gare de Pont-de-l’Arche. Marc ne ressentait même pas le froid de la vitre contre son front. Il s’était contenté d’allumer la veilleuse au-dessus de sa tête.

Journal de Crédule Grand-Duc

Les premières années de la décennie 90 furent comme des années mortes. De nouveaux séjours en Turquie, au Canada ; Corne d’Or et Chicoutimi, je vous épargne les cartes postales nostalgiques. Sans oublier mes pèlerinages annuels au mont Terrible. Nazim resta en planque près de la cabane des journées entières. Pour rien !

Strictement rien de neuf. Ce fut le début de ma déprime. Du moins, s’il fallait trouver une date, je dirais ça. Entre 1990 et 1992. La fin des illusions.

C’était l’impasse aussi, côté Georges Pelletier. Evaporé, le SDF. Happé par je ne sais quel manège, Tagada ou train fantôme. Le cours de la gourmette ne grimpait plus. Bloqué à soixante-quinze mille francs.

A quoi bon aller plus haut ? Je vivais une retraite dorée, ou presque.

Je n’avais pas travaillé sur l’affaire depuis près de trois semaines lorsque je reçus le coup de téléphone de Zoran Radjic. Les annonces,
75 000 francs la gourmette
, continuaient de passer dans une dizaine de journaux, toutes les semaines, payées à l’avance par virement automatique.

— Crédule Grand-Duc ?

— Oui…

— Zoran Radjic. J’ai lu votre annonce, à propos d’une prime pour une gourmette en or perdue. Je pense avoir des informations à vous fournir.

Vous imaginez ma réaction ? J’étais méfiant, échaudé par un faussaire turc, des années plus tôt, dans une autre vie.

— Vous savez où se trouve la gourmette ?

— Oui… Je le crois…

Excité, malgré tout.
Crédule
. On ne se refait pas !

 

On se rencontra deux heures plus tard, dans un bar, l’Espadon, rue Gay-Lussac. On avait tous les deux commandé une bière. Zoran Radjic avait tout du petit escroc de quartier, de l’arnaqueur du coin, à lui donner le diable sans barguigner. Avec une telle figure de fouine, le regard fuyant, les cheveux aussi, vers l’arrière, plaqués, c’en était à se demander comment il pouvait faire la moindre affaire.

Etait-il possible que ce soit ce type qui m’amène la preuve, la seule preuve utile ? Une gourmette ramassée sur le mont Terrible, douze ans auparavant… Tout le reste pouvait partir à la poubelle, la couleur des yeux, le goût pour le piano, la tombe à côté de la cabane… Il me suffirait de tenir ce foutu bijou entre mes doigts et j’emporterais la mise sur toute la ligne : le bébé miraculé éjecté de l’avion s’appellerait Lyse-Rose de Carville.

— Alors ? fis-je, désireux d’en dire le moins possible.

— J’ai lu votre annonce, hier. Je ne lis pas souvent les journaux. Ça a fait « tilt »…

Zoran jouait avec sa chevalière.
ZR
en majuscules. En argent. Qui porte encore ce genre de truc ?

— Et…

Le laisser venir.

— Ça remonte à loin. Presque dix ans. 1983 ou 1984, je dirais. C’est un type mal en point qui me l’a montrée. Je vais pas vous le cacher. A l’époque, je dépannais un peu les gens dans la merde.

J’étais tombé sur un bon Samaritain…

— Bon, je vais pas vous le cacher non plus : je refilais de la drogue, un peu aussi. Enfin, « je refilais »… Je vendais. Le type était vraiment en manque. Je le connaissais un peu. Il zonait depuis un bout de temps dans le quartier. Il n’avait plus de cash, plus rien. Il voulait m’échanger sa dose contre un bijou. Une gourmette. Un truc en or, à ce qu’il disait. Pas banal, hein ?

Le Samaritain s’amusait avec sa bague, comme si de rien n’était. Comme s’il ne se rendait pas compte qu’il jouait avec mes nerfs. Ou bien, c’était un vrai malin, un pro, il me faisait mariner. Son truc, c’était peut-être d’avoir tellement l’air d’un escroc, pas finaud, repérable du premier coup, qu’à se croire plus malin que lui on finissait par ne plus se méfier.

Ne pas tomber dans le piège, si c’en était un. Le laisser venir, encore.

— Je pense que le nom du type vous intéresse, hein ?

Et là, le contrer :

— Le nom du type, je le connais. C’est des preuves que je recherche. Mieux même, la gourmette. Les soixante-quinze mille francs, c’est pour la gourmette. Pour le reste, on négocie.

La chevalière disparut dans la main droite du Samaritain. Il serra fort sa paume.

— OK. Je veux bien jouer. On parle peut-être pas du même mec, après tout. Combien pour le nom ?

Banco. La chevalière venait de réapparaître dans la main gauche du yougo. Comment il faisait ça, ce con ?

— Dix mille francs, fis-je. Pour le nom. Si c’est le bon…

— Je ne marche pas. Comment je sais si tu ne m’arnaques pas ? Je te donne le nom, t’as qu’à me dire que ce n’est pas celui que tu attends et tu te casses. Je suis marron.

Pas si con, le yougo.

— OK, fis-je. T’as un stylo ?

— Ouais…

— J’écris le nom sous le carton de ma bière. Tu fais pareil. Si c’est le même nom, t’as gagné dix mille francs. Et on continue…

Le Samaritain eut un sourire de gamin. La chevalière était repassée dans la main droite.

— Je marche. J’adore ce genre de jeu.

On se pencha tous les deux sur nos cartons de bière, cachant comme on pouvait ce qu’on écrivait derrière notre main gauche. Des gamins jouant au baccalauréat.

Dix mille francs la partie, tout de même.

On souleva nos cartons ensemble.

Georges Pelletier
.

Sur les deux.

Un frisson m’électrisa de la nuque à la chute des reins. On parlait bien du même type ! C’est bien mon Georges Pelletier qui avait proposé une gourmette à cet escroc. Tout collait.

Attention, Crédule ! me souffla une petite voix intérieure. Ne t’emballe pas. T’as remué ciel et boue dans les bas-fonds de Paris depuis cinq ans pour retrouver Pelletier. La rumeur court vite, dans les ruelles. Le moins informé de tous les indics de la capitale doit être au courant du nom du type que tu cherches. Faire le lien avec la petite annonce à soixante-quinze mille francs est à la portée du premier Samaritain venu…

— OK, fis-je, t’as gagné dix mille francs. Rien que du légal, je te rassure. Je te fais un chèque… Je te laisse même mon carton en souvenir. Dédicacé au nom de Georges…

L’autre fit un peu la grimace. Un chèque ? Il n’était sans doute pas habitué à ce genre de règlement.

— Tu l’as vue, la gourmette ?

— Ouais… Combien pour l’info ?

— Dix mille si ça vaut le coup, fis-je. T’as des détails ?

— Faut voir. Tu veux savoir quoi ?

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