Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (31 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Monsieur Pelletier… Quel est le rapport avec moi ? Quel est le rapport avec le 23 décembre, avec l’accident ?

— J’y suis. J’y suis. J’étais terriblement inquiet. Vous ne pouvez pas imaginer. Aucune nouvelle. J’ai fait mon enquête auprès des autres SDF de Besançon. Ce n’était pas facile… Mais bon, je vous passe les détails, ils ont fini par me lâcher que Georges était parti se mettre au vert. Il en avait marre du trottoir. Il y avait surtout pas mal de types à Besançon qui cherchaient à le coincer. Des mauvais deals, si vous voyez. Des types de la police aussi, hein, vous voyez ?

Je voyais…

— Ils m’ont dit que la dernière fois qu’il avait donné des nouvelles, il vivait dans une cabane, en pleine nature, dans la montagne, à la frontière suisse. Le mont Terrible, ça s’appelait. On en avait beaucoup parlé à l’époque, à cause de l’accident… Voilà, c’est la dernière fois que j’ai entendu parler de mon frère. C’était il y a près de sept ans, maintenant. J’ai fouillé pendant des mois. Sans succès. Depuis, j’ai plus ou moins abandonné les recherches, et l’espoir de le revoir un jour, aussi. Ça n’a pas traumatisé ma femme, vous vous en doutez. Mais quand j’ai lu vos annonces, sept ans après, ça m’a fait un choc ! Je me suis dit : Pourquoi pas ? Si quelqu’un continue de chercher à comprendre ce qui s’est passé là-haut, cette nuit-là, peut-être qu’indirectement il aurait pu tomber sur la trace de mon frère…

Augustin avait terminé sa tirade ! Mes mains s’accrochaient aux accoudoirs du fauteuil comme un capitaine à la barre de son trois-mâts. Mes yeux recherchèrent l’horizon lointain à travers la vitre, les cimes arrondies, là-haut, maintenant perdues dans le brouillard. Et si ce Georges dormait dans la fameuse cabane, cette nuit du 22-23 décembre 1980 ? Et si ce Georges était ce que je n’avais jamais espéré, jamais même recherché, en sept ans d’enquête ?

Un témoin !

Un témoin direct de la catastrophe. Et si Georges avait été le premier sur la scène du drame ? Et si Georges l’avait trouvée, le premier, à côté du bébé miraculé, la fameuse gourmette de Lyse-Rose ? Et si Georges avait creusé cette tombe ?

Les questions me vinrent spontanément :

— Georges possédait-il un chien ?

Augustin afficha une mine ahurie.

« Remets-toi, Augustin, faillis-je lui glisser. Ça fait sept ans que je bosse sur l’affaire ! »

— Heu… oui. Un bâtard, marron et court sur pattes. Pourquoi ?

Je prenais déjà des notes au dos d’un prospectus posé devant moi.

— Et il fumait quoi, comme cigarettes je veux dire, votre frère ?

— Des gitanes, je crois… Sans certitude.

— Il chaussait du combien ?

— Je dirais 43 ou 44.

— Il buvait quoi, comme marque de bière ?

— Comme bière ? Alors là… Aucune idée… Vraiment…

Augustin semblait ne plus suivre. Il arrêta le jeu :

— Mais… monsieur Grand-Duc, pourquoi toutes ces questions ? Vous avez retrouvé Georges ? Mort ? C’est ça ? Vous avez retrouvé son corps ?…

On se calme, Augustin !

Monique Genevez, impeccable dans son rôle d’hôtesse, nous apporta du thé et des gâteaux secs, genre spéculoos, mais en version jurassienne, plus épais et plus longs. Augustin n’y toucha pas. Tout en grignotant pour deux, je lui racontai tout, ma découverte, l’année précédente. La cabane, les mégots, la tombe… Augustin Pelletier fut presque déçu, je n’avais découvert aucune trace concrète de son frère… Je le rassurai tout en trempant mes biscuits dans le thé bouillant. Je ne pouvais pas lui affirmer que j’allais retrouver son frère Georges, encore moins que j’allais le retrouver vivant, mais je lui assurai que j’allais y consacrer toute mon énergie dans les mois suivants. Je ne mentais pas. J’allais le serrer de près, mon seul témoin potentiel ! Augustin avait bien fait de se taper le voyage depuis Besançon, il avait gagné un détective privé, à temps plein, sur la trace de son frère, tous frais payés par Mathilde de Carville. Et pas le moins borné. Il me laissa sa carte. Il était responsable clientèle à la Société générale à Besançon. Je lui promis encore une fois de faire tout mon possible.

 

Cette nuit-là, je ne dormis que quelques heures. Un peu à cause de l’excitation, beaucoup à cause de la bouteille de vin d’Arbois que j’avais bue pour fêter la nouvelle la veille au soir, suivie de quelques godets de vin de paille pour bien marquer le coup. Ma logeuse en avait un excellent.

 

Le lendemain matin, dès l’aube, je partis, équipé jusqu’aux épaules. Pelles, râteaux, tamis… J’étais décidé à jouer les pilleurs de tombes pour vérifier que c’était bien le bâtard marron court sur pattes de Georges qui était enterré à côté de la cabane. Je portais également des sacs étanches et des éprouvettes, le dernier cri de la police scientifique, pour y fourrer les mégots, les capsules de la cabane, vérifier l’identité des derniers occupants. J’en avais dans le sac à dos pour près de quinze kilos. Quand je passai devant la Maison du Parc naturel régional du Haut-Jura, après le méandre du Doubs, Grégory Morez, l’ingénieur, me fit un signe de la main. Il s’amusa de mon harnachement :

— Si tu veux te faire un huit mille mètres, c’est pas par là…

Grégory… En dehors de quelques rares visites de groupes scolaires, l’ingénieur devait pratiquement passer toute sa journée à draguer les stagiaires à l’accueil. C’est du moins l’impression qu’il donnait. Ce salopard semblait embellir année après année, avec sa crinière qui virait poivre et sel, pendant que les stagiaires, elles, avaient exactement le même âge à chaque rentrée. Il laissa en plan une petite blonde jolie comme un cœur qui le couvait de ses grands yeux et me lança :

— Allez, Crédule, j’ai pitié, je te monte en 4 × 4. Tu devras te taper à pince les derniers kilomètres, mais le plus dur sera fait. Julie, je reviens dans vingt minutes, tu ne bouges pas si tu veux connaître la suite de ce qui m’est arrivé cette nuit-là sur le Spitzberg…

 

L’ingénieur me déposa lorsque le chemin de terre prit fin, me fit un clin d’œil et retourna baratiner sa blonde. Je l’avais questionné en route, il n’avait jamais entendu parler de ce Georges Pelletier. Logique, tout cela remontait à plus de sept ans…

 

Tout en marchant, je tentais d’organiser mes souvenirs vieux d’un an, la pluie froide, la lumière de la torche, les pierres entassées sur la tombe. Je retrouvai sans difficulté la cabane. J’étais en sueur. Le temps n’avait rien à voir avec celui de l’année précédente. Un beau soleil d’hiver inondait le sommet et faisait dorer la cime des sapins, comme une sorte d’été indien se retirant au rythme suisse. Tout juste si les primevères, les jonquilles et les gentianes ne pointaient pas.

L’excitation me gagnait, comme lors de ma première planque. Cela ne m’était pas arrivé depuis très longtemps, dans cette enquête. Je commençai par la cabane. Rien ne semblait avoir bougé. Il y avait d’ailleurs toutes les chances que personne d’autre que moi ne soit entré dans ce refuge du bout du monde depuis l’année précédente. Minutieux, muni de gants, je recueillis divers échantillons des détritus jonchant le sol. Je grattai un peu pour déterrer divers objets enfoncés dans la terre meuble.

Mégots, capsules, papiers gras.

Tout cela pourrait servir, peut-être, pour retrouver la trace de Georges Pelletier, même s’il avait sans doute quitté les lieux depuis un bon bout de temps.

Je sortis de la cabane. Le plus difficile m’attendait. La tombe. Je m’avançai devant les pierres amoncelées. La petite croix de bois était toujours plantée. A son pied, le jasmin dans son pot était fané. Personne n’était donc revenu fleurir la tombe pendant l’année. Pourquoi ? Pourquoi l’avoir fleurie toutes les années précédentes et pas cette année-ci ? Il faisait très chaud, j’avais retiré mon pull pour me retrouver en chemise et je suais tout de même. Le vent frais du matin se contentait du minimum, il soufflait au sommet des grands pins. Comme dans la chanson.

Je me penchai devant le rectangle de pierres.

Un détail étrange m’alerta. Une impression bizarre, tenace : les pierres n’étaient pas ordonnées de la même façon que la dernière fois ! On les avait déplacées.

Je tentai de me raisonner. Comment pouvais-je posséder une telle certitude ? J’avais observé ces cailloux un an auparavant, de nuit, sous la pluie, je les avais remués au petit bonheur, à la lumière de ma torche…

N’empêche. Ce n’était pas qu’une impression. Quelqu’un était revenu ! J’avais depuis un an gravé dans ma mémoire des repères, la forme même des pierres, leur volume, leur équilibre, une image précise, même nocturne. Sans me vanter, je suis assez doué pour cela, je possède une mémoire visuelle quasi infaillible.

Croyez-moi sur parole, tout avait été bousculé !

Tant pis. Je n’allais pas trouver la réponse à mes questions sans me salir les mains. Je commençai à soulever les pierres avec une infinie précaution. Cela me prit une bonne demi-heure. Le soleil radieux évitait à la scène de devenir trop macabre. Je m’arrêtai plusieurs fois pour boire.

Lorsque le dernier caillou fut jeté de côté, je continuai à la pelle, avec délicatesse. Tout cela pour quoi ? pensais-je. Pour déterrer un cadavre de chien ! Qu’est-ce que je pouvais espérer d’autre ? Un bébé enterré en haut du mont Terrible ?

Je creusai donc, pendant presque une heure. Le soleil s’était déplacé vers l’ouest et l’ombre bienfaitrice des pins s’étendait désormais sur la tombe profanée. Le trou que j’avais dégagé était profond, plus d’un mètre. J’avais enlevé la croix, creusé en dessous aussi. Je continuai encore une demi-heure, obstiné.

Au final… rien !

Même pas un os de chien, de chèvre ou de lapin.

Rien, vous dis-je !

Ce mausolée de pierre, cette croix, cette plante fanée n’étaient érigés que sur un sous-sol de terre vierge. Je m’effondrai, épuisé, anéanti. J’avais dépensé une telle énergie, sans aucun résultat. Je bus tout en réfléchissant. Ma chemise était maculée de boue. Dans l’ombre, en sueur, j’avais maintenant un peu froid. Je fis quelques pas pour me réchauffer tout en continuant de réfléchir, parlant tout seul, faisant la conversation aux sapins… Soudain, je me mis à sourire de ma stupidité !

Non ! Bien entendu, je n’avais pas creusé pour rien. Le pire pour moi, pour mon enquête, aurait été au contraire de trouver un cadavre d’animal enterré. Voilà ce qui aurait terminé en cul-de-sac toute cette histoire de tombe. Si j’avais déterré les os du bâtard de Georges, qu’aurais-je fait, ensuite ? Rapporter les restes du chien de son frère à Augustin ?

Mais une sépulture vide ! C’était presque inespéré, à bien y penser. Ce trou béant m’ouvrait toutes les possibilités. Je m’épongeai le front puis sortis le sandwich au comté que Monique m’avait préparé. Il n’y avait au fond que deux explications possibles…

On pouvait tout d’abord penser qu’il s’agissait d’une tombe symbolique, comme ces croix qu’on fleurit et ces bouquets qu’on dépose le long des nationales, dans les virages, à l’endroit même où un proche s’est tué dans un accident de la route. Cela se tenait… La famille d’une des victimes de l’Airbus 5403 Istanbul-Paris pouvait avoir eu envie d’effectuer un tel geste. De venir ici, en pèlerinage. D’improviser une tombe, vide, faute de cadavre… N’importe laquelle des familles des cent soixante-huit victimes pouvait avoir réagi ainsi. Mais alors, pourquoi ici, à deux kilomètres, et pas sur le lieu même du drame ? Pourquoi creuser cette tombe, rectangulaire, juste de la taille de celle d’un nourrisson ? Il n’y avait que deux nourrissons dans l’Airbus… Qui avait planté la croix, ramassé les pierres, arrosé le jasmin jaune toutes ces années ? Un membre de la famille Vitral ? De la famille Carville ? Lequel ? Quand ? Pourquoi ?

Restait la seconde hypothèse. Il y avait bien un squelette sous les pierres. Quelqu’un, tous les ans, venait rendre hommage à cet être disparu, fleurir sa tombe, discrètement, secrètement. Mais cette année, en revenant, cette mystérieuse personne avait constaté que la tombe avait été fouillée. Le secret était éventé, ou risquait de l’être. En suivant une telle logique, cette personne n’avait alors qu’une seule solution : vider la tombe ! Déplacer les pierres, déterrer le squelette, replacer les pierres…

Car les pierres avaient été déplacées, j’en avais la certitude.

Cette seconde hypothèse laissait autant de questions ouvertes que la première. Pourquoi mettre en scène un tel rituel, prendre de telles précautions ? Pour un cadavre de chien ? Quel fou pouvait agir ainsi ? Georges Pelletier ?

Ça ne tenait pas debout !

 

Je m’épongeai encore le front. J’étais serein, calme. De nouvelles questions, un quelconque rebondissement, c’est au fond tout ce que j’attendais dans cette enquête. J’avais tout mon temps pour tester chacune de mes hypothèses. Je fouillai dans mon sac et sortis le tamis que j’avais pris soin d’emporter. Un tamis de bois et de nylon, du genre de ceux dont se servent encore les chercheurs d’or dans les rivières ou dans le sable. J’allais le passer au peigne fin, ce tas de terre ! S’il restait le moindre bout d’os, de chien, de nourrisson ou de diplodocus, je le trouverais.

J’y passai plus de cinq heures, sans exagérer. Un archéologue n’aurait pas eu ma patience.

 

La récompense à mon obstination ne me fut offerte qu’au milieu de l’après-midi. Je les méritais bien, après tout, mes cent mille francs annuels. Dans mon tamis, une fois le moindre caillou écarté du bout de l’index, une fois toute la terre transformée en poussière, brillait, sous le soleil, une minuscule boucle dorée.

La maille d’un bijou.

Un ovale d’à peine un millimètre sur deux.

En or.

 

*

* *

 

— Tu veux ma photo, connard ?

Marc leva les yeux, encore perdu au sommet du mont Terrible, comme expulsé brusquement d’un rêve. Le brouhaha de la gare contrastait avec le silence de la forêt de pins où sa lecture l’avait emporté.

Comme une bonne partie des voyageurs de la salle des pas perdus, il se retourna vers ce cri de démente. Il ne s’agissait que d’un incident de gare banal : une fille hystérique insultait son voisin… Les voyageurs haussèrent les épaules et se désintéressèrent de la scène… Tous sauf Marc.

Marc avait reconnu la voix féminine… Le rêve se transformait en cauchemar. A une trentaine de mètres, devant un guichet automatique, Malvina de Carville invectivait un type derrière elle ; l’homme la dépassait d’au moins trois têtes. Aucun doute. Pas de hasard, juste la folie qui s’entêtait.

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