Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (30 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Pourquoi pas, après tout ?

 

Marc téléphona pour la troisième fois de la journée à Jennifer, sa collègue de France Telecom. Elle lui transmit avec empressement, par interminables séries de dix-huit SMS, la liste des numéros de téléphone qu’il souhaitait : cent cinquante-huit cliniques et hôpitaux dans Paris intra-muros…

Rien que ça !

Pendant plus d’une demi-heure, Marc joua les standardistes. Avec toujours le même rituel :

« Bonjour, madame, une jeune fille du nom d’Emilie Vitral a-t-elle été admise chez vous aujourd’hui ?… Non, je ne sais pas dans quel service… Les urgences, peut-être ? »

Chaque appel prenait entre quelques secondes et quelques minutes. La réponse était toujours la même, à quelques variantes près : « Non, monsieur, nous n’avons personne de ce nom. Vous êtes bien certain de son identité ? » Marc s’arrêta au vingtième numéro de la liste. Téléphoner aux cent cinquante-huit adresses allait lui prendre un temps infini. Il avait conscience de perdre de précieuses heures à la poursuite d’un indice bien mince : quelques sirènes d’ambulances… Elles auraient aussi bien pu passer en trombe dans n’importe quelle rue au moment où Lylie l’appelait…

Le serveur était déjà venu trois fois lui demander s’il souhaitait autre chose. Marc avait recommandé un jus d’orange, sans conviction, juste pour le faire patienter. Il n’y avait pas touché. Etait-ce ce qu’avait ressenti Crédule Grand-Duc toutes ces années ? Suivre jusqu’à l’obsession une direction qu’on sait fausse dès le départ ? S’accrocher à la flamme d’une allumette un soir de tempête ?

Marc leva les yeux vers le panneau d’affichage des trains au départ. Toujours rien d’indiqué pour le Rouen-Paris. Tout allait trop vite, pensa-t-il, beaucoup trop vite. Ces bruits de sirènes… Cette enveloppe bleue dans sa poche qu’après tout il n’avait qu’à ouvrir, en dépit des recommandations de Mathilde de Carville et de la promesse faite à Nicole… Et ce cahier, ces confidences de Grand-Duc, ce mauvais suspense qu’il entretenait… Et qui l’avait piégé.

Marc vida d’un trait son second jus d’orange. Le serveur se précipita, armé d’un torchon pour essuyer la table, esquissant presque un sourire de soulagement. Comme pour le narguer, Marc sortit le cahier vert.

Journal de Crédule Grand-Duc

En 1987, la gourmette avait atteint la somme de soixante-quinze mille francs. Vous imaginez ? Une fortune à l’époque, même pour un bijou de chez Tournaire. Mon enquête, elle, devenait franchement morose… Aucune piste nouvelle, je me contentais de labourer les anciennes, de lire et de relire, dix fois, les mêmes dossiers.

J’effectuai quelques séjours en Turquie, pour la forme. L’hôtel Askoc, la Corne d’Or, les marchands de tapis, le crépuscule sur le Bosphore, tout le « Lylie’s Mystery Tour » ; suivez le guide. Je revisitai le Québec également, Chicoutimi, chez les Bernier, une fois, par moins quinze degrés ! Pour rien.

J’étais retourné à Dieppe, aussi. Deux fois, je crois, dont une avec Nazim. Ce sont les bons souvenirs, ceux-là. Je les raconte un peu pour ça. Un peu aussi parce qu’il est important que vous compreniez, pour Lylie. Sa psychologie, je veux dire. Son environnement, le déterminisme, l’acquis et l’inné, toutes ces foutaises. Je vous donne les détails pour que vous puissiez juger par vous-mêmes. C’est important, si vous voulez vous faire votre propre opinion.

C’était en mars 1987. Il faisait un temps terrible. D’après ce que nous avait dit Nicole Vitral, la pluie et le vent à plus de soixante kilomètres-heure sur Dieppe n’avaient pas cessé depuis quinze jours. Il n’y avait pas un chat sur le front de mer. Nicole toussait à chaque fin de phrase. Ses poumons la torturaient au moindre effort.

Nazim était heureux. Il aimait bien venir à Dieppe. Il aimait bien la pluie. Il aimait bien Marc, aussi, même si le gosse avait un peu peur de lui. Nazim n’avait pas de gosses, pas plus que moi. Mais lui avait une femme, au moins ! La belle Ayla, avec ses formes aussi rondes que ses kebabs. Nazim, forcément, supportait l’équipe turque de football. Marc se moquait de lui : quelques années auparavant, l’équipe de Turquie, pendant les éliminatoires de la Coupe du monde 86, avait perdu 8-0 contre l’Angleterre ! « Un score de baby-foot », rigolait Marc.

Nazim voulut montrer à Marc qu’il n’était pas rancunier, il lui avait rapporté un maillot de Dündar Siz, l’ailier gauche de Galatasaray, le quartier « gaulois » d’Istanbul… Le nom de Dündar Siz ne vous dit sûrement rien. Essayez de le traduire en français… Vous y êtes ? Didier Six… Le joueur français avait dû prendre la nationalité turque, pour pouvoir emmener Galatasaray au titre de champion, l’année suivante. Didier Six… Comment peut-on avoir pour idole Didier Six ! Un type qui a fait toute sa vie la même feinte, faux départ sur l’aile et crochet intérieur… Un type qui surtout a tiré dans les bras du gardien son penalty à Séville en 1982, en demi-finale de la Coupe du monde, contre l’Allemagne. Il jouait à Stuttgart, à l’époque, ce vendu… On en a fusillé pour moins que ça !

Et voilà que Nazim, cinq ans plus tard, ne trouvait rien de mieux que de ramener à Marc un maillot de Dündar Siz ! Le maillot d’un traître vivant en exil sous un faux nom ! Bel exemple pour la jeunesse. Marc, jeune et naïf, enfila le maillot sans se poser de questions. Normal, il n’avait pas connu 82, la nuit de Séville, le traumatisme d’une génération entière…

La petite Emilie, elle, s’en fichait. Ce jour de mars 1987, elle bravait le vent et la pluie. Elle avait enfilé un ciré mauve fluo, avec une capuche qui lui bouffait le visage, d’où seuls des cheveux blonds dépassaient. Elle portait des bottes de la même couleur et sautait dans les flaques du caniveau de la rue Pocholle. Elle courait après les chats ! Nicole, presque émue aux larmes, m’avait expliqué pourquoi.

Emilie avait sept ans, six mois de CP, savait lire, et dévorait déjà les
Contes du chat perché
, de Marcel Aymé. Les contes rouges. Delphine et Marinette, les animaux de la ferme qui parlent…

« Les
Contes du chat perché !
me disait Nicole, me prenant à témoin. A sept ans ! En CP ! Crédule, vous vous rendez compte ? »

Il devait y avoir moins de vingt bouquins dans leur petite maison de pêcheurs, et celui-ci était le seul livre pour enfants. Quel rapport avec les chats du quartier, me direz-vous ? J’y viens. Emilie avait adoré l’histoire du chat de la ferme qui, pour emmerder le monde, passait tous les jours lors de sa toilette sa patte derrière son oreille, attirant immanquablement la pluie pour le lendemain. Des semaines de déluge par la seule faute de l’humeur du chat et de son mauvais caractère, jusqu’à ce que les fermiers décident de se débarrasser du chat… et que Delphine et Marinette le sauvent in extremis. Déduction logique pour Emilie, si le déluge s’était abattu sur Dieppe depuis quinze jours, pluie, vent, grêle et galets volants, c’était la faute des chats du quartier, qui devaient eux aussi passer leur patte derrière leur oreille. Une seule solution s’imposait : convaincre les chats du quartier de se laver autrement. Tous les chats du Pollet. Vous imaginez, un quartier de pêcheurs ! Emilie passait des heures à les approcher, les apprivoiser, leur expliquer doucement qu’à cause d’eux sa grand-mère Nicole ne pouvait pas travailler. Qu’eux aussi, qui aimaient tant le soleil, ne pouvaient pas sortir dehors pour se faire dorer sur le goudron.

Emilie avait essayé de m’entraîner, ainsi que Nazim, dehors sous la pluie, pour attraper les chats. Pour leur faire peur ! Il y en avait qui ne l’écoutaient pas. Les sauvages, surtout.

« Allez, viens, Crédule-la-Bascule ! »

« Allez, suis-moi, Moustache ! »

Elle nous tirait de sa petite main. Les gouttes coulaient encore le long de son ciré. Nazim éclatait d’un gros rire, mais restait au sec devant un café. Moi aussi. Seul Marc, du haut de ses huit ans, finissait par céder, par sortir, sous la pluie battante. Le maillot turc de Didier Six, trop grand, enfilé par-dessus son manteau marron. Trempé, presque transparent.

Aussi transparent que Dündar Siz, isolé sur l’aile gauche au Parc des Princes.

 

Je vous lasse peut-être avec mes souvenirs dégoulinants. Je comprends. C’est l’enquête qui vous intéresse… Rien que l’enquête. J’y viens, j’y viens. Je n’avais pas renoncé, malgré tout. Vous verrez, vous n’allez pas être déçus. Le 22 décembre 1987, comme chaque année, je me rendis à mon pèlerinage du mont Terrible. J’arrivai le soir sur les bords du Doubs pour poser mes bagages. J’avais déjà mes habitudes de vieux garçon. La patronne, Monique Genevez, une femme un peu forte et adorable, à l’accent franc-comtois si marqué qu’il me rappelait presque celui des Québécois, me réservait toujours la même chambre, la 12, avec vue sur le mont Terrible, et me faisait mûrir un bon mois à l’avance la cancoillotte qu’elle me servait avec un vin d’Arbois. L’enquête s’enlisait, je creusais ma névrose, déjà… J’avais bien droit à quelques compensations.

 

Ce jour-là, donc, Monique, qui me guettait au bout du chemin, ne me laissa même pas le temps de garer ma voiture :

— Monsieur Grand-Duc, il y a quelqu’un pour vous !

Je la regardai, stupéfait. Elle insista :

— Il est là depuis deux heures. Il a téléphoné plusieurs fois le mois dernier, il voulait vous voir, je lui ai dit que vous arriveriez comme tous les ans, le 22 décembre dans l’après-midi… Je crois que c’est rapport à votre enquête.

Monique avait gloussé devant moi comme Miss Moneypenny face à James Bond. Etonné, excité, j’entrai rapidement dans le salon. Un homme, la cinquantaine entretenue, portant un long manteau d’hiver sombre, m’attendait en lisant des prospectus sur la région. Il se leva vers moi.

— Augustin Pelletier. Cela fait des mois que je souhaite vous rencontrer, monsieur Grand-Duc. Je suis tombé par hasard sur vos petites annonces, dans
L’Est républicain
. Je pensais que toute l’enquête sur l’accident du mont Terrible était bouclée depuis longtemps… Mais, apparemment, vous cherchez encore. Vous allez peut-être pouvoir m’aider…

C’était plutôt le contraire que j’attendais. De l’aide de sa part, mais bon… Augustin Pelletier m’avait l’air d’un homme équilibré, le genre cadre d’entreprise, décidé, au sens des responsabilités précis. Pas un affabulateur.

Je m’installai à côté de lui, dans le hall du gîte. De la baie vitrée, on pouvait admirer toute la ligne de crête, dont le mont Terrible, pas encore enneigé cette année.

— Je vais faire mon possible, monsieur Pelletier. Vous me surprenez…

— C’est une vieille histoire, monsieur Grand-Duc. Je vais aller au plus court. Je suis à la recherche de mon frère, Georges, Georges Pelletier. Il a disparu, depuis des années maintenant. La dernière trace que j’ai de lui remonte à décembre 1980. A cette époque, il vivait en ermite sur le mont Terrible, dans une petite cabane, pas très loin de l’endroit où s’est produit le crash de l’Airbus.

34

2 octobre 1998, 15 h 09

Marc leva les yeux. Les lettres lumineuses du panneau d’affichage se mélangèrent comme les lettres d’un jeu de Scrabble électronique.

Paris-Caen. Quai 23.

Une bonne partie de la foule, jusqu’alors immobile dans la salle des pas perdus, se précipita vers l’étroit quai 23, comme autant de grains colorés entraînés dans le goulot d’un sablier. Marc avait appris qu’on pouvait caser plus de mille personnes dans un train. La population moyenne d’un chef-lieu de canton… Pas étonnant, alors, cette foule dans la salle des pas perdus : deux ou trois trains annoncés en retard et c’était plusieurs milliers de voyageurs debout sur les quais…

Comme ceux du Paris-Rouen, dont la voie n’était toujours pas indiquée. Marc regarda son téléphone, il fallait qu’il continue ses appels aux cliniques, suivre sa seule piste pour retrouver Lylie, aussi infime soit-elle. Sa main hésita entre le téléphone et le cahier vert, mais la curiosité fut la plus forte. Il pouvait bien se donner quelques minutes, lire encore quelques pages. Grand-Duc avait-il réellement trouvé un témoin du crash du mont Terrible ?

Journal de Crédule Grand-Duc

Les nuages venaient de Suisse. C’était plutôt rare. Après des années d’expérience, je commençais à maîtriser la climatologie locale du Haut-Jura.

— Georges est mon petit frère, expliqua Augustin Pelletier. Il a toujours été plus fragile que moi. Une personnalité compliquée. On était très différents. Quand il a commencé à fuguer de la maison, à Besançon, il n’avait pas quatorze ans. Il traînait avec les bandes du quartier. Les policiers le ramenaient à mes parents. A la fin, Georges a été placé deux ans en établissement spécialisé, rien n’y a fait.

Je tapotai avec mes mains sur les accoudoirs de mon fauteuil. Où l’Augustin voulait-il en venir ?

— J’arrive à l’épisode du mont Terrible, monsieur Grand-Duc, fit Augustin, qui avait dû percevoir mon impatience. N’ayez crainte. A seize ans, Georges a définitivement quitté la maison. Je ne vous fais pas un dessin. Il dormait dans la rue. Alcool. Drogue. Il dealait aussi, un peu. Rien de bien méchant. Il était tout simplement devenu clodo. On dit SDF, maintenant. Il était connu sur Besançon, avec quelques autres. Mes parents ont renoncé. Moi aussi, à l’époque j’avais un travail, une femme qui ne voulait plus entendre parler de lui, vous pouvez imaginer ce que c’est, hein, monsieur Grand-Duc ? Pas facile d’inviter un junky au réveillon de Noël…

Mes doigts continuaient de danser sur les accoudoirs, mais Augustin ne les regardait plus, ou faisait semblant.

— Je gérais, comme je pouvais, continua-t-il. Je conservais une espèce de lien indirect, par les services sociaux, par la police aussi. Georges ne voulait pas d’aide. A chaque fois que j’avais tendu la main, j’avais pris une claque, enfin tout comme, si vous voyez ce que je veux dire…

Je voyais. Et je m’en foutais. Je le montrai. Abrège, Augustin.

— J’y suis, monsieur Grand-Duc. Nous gardions toujours quelques nouvelles de Georges, avec des périodes plus ou moins longues où il disparaissait. Un ou deux ans au plus. En mai 1980, j’ai perdu définitivement sa trace. Georges avait alors quarante-deux ans, il en paraissait au moins quinze de plus. Plus aucune nouvelle depuis huit ans.

Je n’y tenais plus. Les nuages blancs, suisses, s’accrochaient à la ligne de crête, jouant à cache-cache avec le mont Terrible.

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