Read Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) Online
Authors: Michel BUSSI
— Madame de Carville, Lylie n’est pas ma sœur ! Vous m’entendez bien ? Nous n’avons aucun lien de sang en commun… C’est Lyse-Rose qui a survécu, le soir du crash.
Le Mauser, en glissant sur le piano, fit un bruit sec. Les yeux de Malvina brillaient de surprise, de ravissement, comme si, brusquement, Marc était devenu un allié. Un espion qui enlevait son masque et révélait son identité.
Un des leurs !
A l’inverse, Mathilde de Carville demeura parfaitement immobile, marqua un long silence, puis prononça simplement quelques mots :
— Malvina, va promener ton papy dans le parc.
— Mais, mamy…
Les larmes montaient aux yeux de la jeune fille.
— Fais ce que je te dis, Malvina. Prends Léonce avec toi et va le promener dans le parc.
— Mais…
Cette fois-ci, Malvina ne retenait plus ses larmes. Elle sortit, poussant le fauteuil roulant dans lequel son grand-père, immobile, continuait de dormir.
27
2 octobre 1998, 12 h 55
Lylie tanguait dangereusement. Ce tabouret de bar aux pieds étroits avait dû être spécialement conçu pour basculer lorsque la personne assise dessus voulait vider le verre de trop.
Ça ne va pas tarder, pensa Lylie.
Un truc à breveter, ce tabouret branlant.
Elle porta le petit verre de gin à ses lèvres. Ça ne la brûlait plus, maintenant. Elle ne sentait plus rien, juste le roulis du tabouret.
Elle était la seule femme dans ce bar, le Barramundi, rue de Lappe. Le genre de bar où l’on ne va pas seule, même en journée, ou alors parce qu’on a une idée bien précise en tête. Les types du bar avaient beau faire semblant de ne pas s’intéresser à elle, de continuer à descendre leurs bières, leurs ballons de blanc aligoté, de gratter bruyamment des grilles de la Française des jeux, de fixer le téléviseur qui retransmettait du sport en boucle… elle sentait leurs regards insistants sur ses cuisses nues, ses jambes relevées le long du tabouret, leurs yeux remonter dans son dos, jusqu’à sa nuque…
Oublier…
Lylie vida le verre de gin d’un coup et se tourna vers le barman, un type placide avec une seule touffe de cheveux, grise et frisée, sur le dessus du crâne.
— Qu’est-ce que vous avez d’autre à me proposer ?
Elle avait déjà testé la vodka et la tequila. Pour l’instant, elle préférait la vodka, de loin. Mais elle n’était qu’au début de son apprentissage, elle n’avait jamais bu une goutte d’alcool avant ses dix-huit ans. Juste une flûte de champagne, trois jours auparavant. Elle rattrapait le temps perdu.
— Je crois que cela va aller comme cela, mademoiselle. Vous avez déjà pas mal bu, non ?
Qu’est-ce qu’il lui voulait, ce type chauve avec sa mèche à la con, il n’avait pas compris qu’elle était majeure depuis trois jours ? Lylie pensa lui coller sa carte d’identité devant le nez, mais cet enfoiré de serveur lui tournait déjà le dos, sans même la regarder.
Un homme en costume gris et cravate molle se tenait à deux mètres d’elle, au comptoir, noyé dans un verre contenant un fond de liquide marron. Il était le seul dans le bar à ne l’avoir pas déshabillée du regard. Lylie se pencha vers lui, en équilibre sur le tabouret bancal, s’accrochant au comptoir.
— Vous buvez quoi, vous ?
La cravate molle se redressa un peu.
— Classique. Un scotch…
— Je veux ça aussi ! Garçon, je veux ça !
Le serveur, toujours aussi calme, fronça le sourcil droit :
— Vous êtes sûre, mademoiselle ?
— Laisse, Jean-Charles, fit la cravate, c’est pour moi.
Jean-Charles fronça à nouveau le sourcil, le gauche cette fois-ci. Ce type devait avoir un sacré entraînement.
— Un dernier, alors ? J’veux pas d’emmerdes…
Avec une technique d’équilibre sur tabouret beaucoup mieux maîtrisée que celle de Lylie, le buveur de scotch, sans descendre de son perchoir, vint se coller à elle. Pas pour la consoler, loin de là ; tout au contraire ; ce type à la dérive ne devait survivre qu’à travers des conversations entre naufragés, des histoires de tempêtes, de survie, de bouteilles à la mer…
— Et vous ? Comment en êtes-vous arrivée là ? Mademoiselle…
— Libellule. Mademoiselle Libellule !
Le type semblait tout juste commencer à s’apercevoir que la fille qui l’avait abordé possédait un corps de mannequin longiligne, et que tout le bar observait leur manège, comme au théâtre.
— C’est joli… ça… Libellule. Moi, c’est Richard… Je suis prof de collège, à Boieldieu, dans le vingtième, donc vous devinez que…
Lylie le poussa du bras pour attraper le verre de scotch. Elle trempa ses lèvres et grimaça. Décidément, rien ne valait la vodka ! Richard comprit qu’elle se fichait de ses soucis académiques et changea de sujet :
— Une belle fille comme vous… Vous n’avez pas l’air d’une professionnelle. Comment c’est possible ? Etre là ? Quand on est si jolie ?
Lylie pencha vers Richard le tabouret, qui résista par miracle.
— Viens là, toi.
Brusquement, Lylie attrapa sa cravate, tirant la tête avec, et approcha l’oreille du prof contre sa bouche :
— Je vais te dire, la cravate. En vrai, je ne suis pas jolie. C’est un déguisement que je porte.
Richard prit une mine ahurie.
— Hein ?
— Mes jambes… Mes seins… Ma bouche… Ma peau… Tout ce que tout le monde mate, veut toucher, dans la rue, partout… Eh bien, c’est juste un déguisement, un truc de latex, comme en portent les plongeurs.
— Tu… tu ?
— Je te mens pas. Tout le monde me croit belle, mais en réalité je suis un monstre en dedans !
— Tu…
— T’es bouché ou quoi ? Je t’explique que je suis comme les lézards… J’ai plusieurs peaux. Tu vois, comme les monstres de la série
V
, à la télé, ceux qui ressemblent à des êtres humains mais qui sont immondes sous leur peau. Surtout leur chef, la fille, un reptile gluant dans le corps d’un super canon. Je suis comme elle, comme ces lézards qui bouffent des souris vivantes. Ça y est, tu vois ce que je veux dire ?
— Heu, pas trop. Tu sais, les séries télé, moi je suis prof de…
Une traction sur la cravate lui coupa net le son.
— Je vais te dire autre chose, la cravate, de pire encore. Je ne suis pas toute seule, on est deux, à l’intérieur de la combinaison. Deux dans le même corps, tu le crois, ça ?
— Ben, heu… je dirais que…
— Chut… Dis rien, ça vaut mieux… Va falloir que j’y aille. Dans quelques minutes… Tu sais où ? Faut que j’aille faire un truc moche. Un truc dont je n’ai vraiment pas envie. Je me dégoûte. Et pourtant, faut que je le fasse…
Richard se cramponna à l’épaule de Lylie, c’était ça ou basculer. Il laissa traîner le bras contre le sein de Lylie et bafouilla, en approchant ses lèvres de celles de la fille :
— Pourquoi ? On n’est jamais obligé de rien. Si je t’aidais… à retirer ton déguisement, pour vous voir dedans. Toi et ta copine…
Richard s’enhardissait. Toujours tenu par la cravate, il n’avait pas une grande marge de manœuvre, mais sa main droite glissa sous la jupe noire. Lylie ne broncha pas.
— C’est trop tard, je te dis… Tu peux plus rien pour moi, personne ne peut plus rien. Tu vois, là, je vais aller tuer quelqu’un qui n’y est pour rien, qui n’a rien demandé… Parce que c’est comme ça…
— D’accord, d’accord… Mais on a encore le temps. Quelques minutes. Faut que tu me montres ta deuxième peau, avant… Si tu veux que je te croie…
La main droite remonta plus haut sur la cuisse, la main gauche se posa sur la poitrine de Lylie. Le serveur réagit immédiatement, les deux sourcils en accent circonflexe. Il posa avec violence un verre sur le comptoir.
— Mollo, Richard. Mollo avec la gamine. Vire tes pattes, t’as déjà assez d’emmerdes comme ça, non ?
Richard hésita. La cravate se tendit, lui tordant le cou.
— Dis, tu m’écoutes ? Je te dis que je vais tuer un innocent !
Lylie se pencha encore. Cette fois-ci, le tabouret ne résista pas. Elle s’effondra d’un coup. Lylie avait lâché la cravate en tombant, mais Richard n’en avait pas moins une large marque rouge de strangulation autour du cou.
Comme un pendu miraculé, pas rancunier, il se leva pour aider Lylie.
— Me touche pas ! hurla-t-elle. Vire tes sales pattes ! Casse-toi !
28
2 octobre 1998, 13 h 11
Mathilde de Carville tira doucement le double rideau et observa par la fenêtre si sa petite-fille exécutait ses ordres. Marc regarda dans la même direction, il s’arrêta un instant sur la main ridée puis, à travers les fines mailles du tulle blanc qui tombait devant la vitre, ses yeux embrassèrent le vaste parc vert et ocre. La Roseraie semblait baigner dans l’ambiance ouatée d’un mauvais film de genre : décor bourgeois, flou désuet et tons pastel. Malvina passa au loin, sur l’allée de gravier rose, poussant nerveusement son grand-père. La tête de l’infirme avait dû lentement glisser sur le chemin chaotique, son cou se tordre progressivement : ses yeux fixes s’ouvraient béants vers le ciel blanc, ou vers la cime des arbres peut-être, vers le vol lent des dernières feuilles rousses du grand érable. Pas une fois Malvina ne se pencha vers son grand-père pour le redresser.
Mathilde attendit quelques secondes. Malvina et Léonce de Carville s’éloignaient le long des rosiers en direction de la serre et du belvédère sur la Marne. Lentement, elle referma le double rideau. La pièce fut à nouveau baignée d’une légère pénombre où luisaient les silhouettes blanches et immobiles des meubles recouverts de draps ; et la laque immaculée du Petrof, bien entendu. Mathilde de Carville se retourna vers Marc.
— Marc… Vous permettez que je vous appelle Marc ? Mon âge me l’autorise, je pense. Puisque vous êtes venu, j’aimerais vous poser une question. Une simple question. Lorsque vous avez revu Lylie, ces jours derniers, depuis qu’elle est majeure, Lylie portait-elle un bijou ? Une bague ?
Marc s’était rapproché du piano. Ses doigts couraient sur le clavier, sans appuyer sur les touches.
Pourquoi mentir ?
— Oui, elle la portait… Une bague. Un saphir clair…
Aucun sourire ne s’afficha sur le visage de Mathilde de Carville. Aucune manifestation de triomphe. Aucune jubilation. Marc trouva cela étrange. Elle réagissait comme un flic qui n’ose pas accepter les aveux d’un truand.
La main de Marc glissa sur le piano. Le Mauser était toujours posé sur le bois blanc, à quatre-vingts centimètres de ses doigts. Par la fenêtre, Marc chercha à repérer à nouveau Malvina dans le parc, mais le rideau tiré ne lui dévoilait qu’un trait de lumière pâle.
— Elle est folle, fit soudain la voix calme de Mathilde de Carville. Ma petite-fille est devenue presque folle. Vous vous en êtes rendu compte, je présume ?
Marc ne répondit rien, Mathilde continua :
— Et vous, Marc qu’en pensez-vous ?
Rien, Marc attendait.
— De la folie, Marc. Je vous parle de la folie… Qu’en pensez-vous ?
Les doigts de Marc dansaient sur les touches d’ivoire pour éviter que leur tremblement soit trop perceptible.
— Je vous parle, Marc, insista la voix glaciale de Mathilde de Carville. Je parle de vous. Tout comme Malvina, votre petit cerveau d’enfant a dû affronter le doute. Qu’est-il arrivé à votre petite sœur ? Vivante ? Morte ? Vous en êtes-vous mieux sorti que Malvina, au final ?
Marc leva la tête, sans prononcer un mot.
— Quelle torture, n’est-ce pas, Marc ? Toutes ces années. Ne pas savoir quel sentiment vous éprouvez pour la fille que vous aimez le plus au monde. S’agit-il d’un chaste amour fraternel ? Ou s’agit-il d’un brûlant amour charnel ? Comment grandir, avec ce doute ?
Le ton avait changé. Sa voix se faisait plus forte, menaçante. Mathilde de Carville s’avança vers le piano.
— Pour vivre, pour survivre, on s’arrange avec ses sentiments, n’est-ce pas, Marc ? Toutes ces années d’enfance, le petit Marc recherche l’affection de la petite Emilie, adorable petite sœur… puis le petit Marc grandit… Pourquoi ne pas profiter du doute, l’occasion est trop belle, non ? Enterrer la petite Emilie et tomber amoureux de Lyse-Rose, la belle et riche héritière des Carville ?
Les doigts de Mathilde de Carville se rapprochaient du revolver, sa voix montait encore en puissance :
— J’ai souffert, Marc. Mon Dieu que j’ai souffert. J’ai expié, toutes ces années, j’ignore quelle faute, mais je l’ai expiée tout de même. Ma revanche possède un goût amer, Marc, croyez-moi.
Marc toussa. Aucun autre son ne parvenait à sortir de sa gorge. Mathilde se tenait maintenant debout à moins d’un mètre devant lui. De quelle revanche parlait-elle ?
Soudain, Mathilde de Carville se détourna. La vieille femme se dirigea vers la bibliothèque, dans le coin opposé de la pièce. Son ombre recouvrit d’un éphémère voile gris le Petrof. Elle attrapa sans hésiter un livre épais dont Marc ne put lire le titre, l’ouvrit et saisit une enveloppe bleu lavande. Mathilde de Carville avança à nouveau dans la pièce.
— Grand-Duc s’était rapproché de vous, Marc, il était même devenu un ami de la famille Vitral. Mais ne soyez pas dupe, il restait mon employé, il me faisait son rapport, presque toutes les semaines… Du moins les premières années. Au bout de cinq années d’enquête, il n’y avait pratiquement plus aucune piste à creuser. Au bout de huit ans, il n’en restait strictement aucune.
L’image du cadavre de Grand-Duc passa furtivement devant les yeux de Marc. Mathilde posa l’enveloppe bleue sur le piano, juste à côté du revolver.
— Strictement aucune, sauf une. La dernière, la seule. Nous étions en 1988…
Mathilde se retourna encore. Cette femme ne s’arrêtait donc jamais de se déplacer ?
— Marc, nous avons le temps, puis-je vous proposer quelque chose à boire ?
Marc hésita, surpris. Tout ce qu’il vivait, découvrait, depuis qu’il était arrivé à la Roseraie, lui semblait préparé, calculé, comme si sa venue était attendue : cette pièce lugubre, mal éclairée. Le piano blanc, le Mauser posé dessus. La disparition de Malvina et de Léonce de Carville, dans le jardin, ou ailleurs, le rideau dissimulait tout ce qui se passait à l’extérieur.
— Ou… oui, bafouilla Marc malgré lui. Pourquoi pas ?
— Une infusion ? J’ai d’excellents mélanges aromatiques que je cultive moi-même.
Marc hocha la tête. Mathilde de Carville s’absenta de longues minutes, laissant Marc seul, juste à côté de l’enveloppe bleue, du Mauser. C’était voulu, bien évidemment. De la douce torture. La revanche de Mathilde. Marc se forçait à respirer lentement, guettant les premiers signes de crise d’agoraphobie. S’il n’avait curieusement éprouvé aucun sentiment de danger devant ce petit monstre armé de Malvina, la mise en scène de la vieille Carville provoquait en lui une émotion inverse. Il commençait à ressentir le picotement familier du sang se ruant vers ses jambes, ses bras, ses mains.