Read Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) Online
Authors: Michel BUSSI
Riches ? Ayla s’en fichait. Ils l’étaient déjà, presque assez pour la maison d’Antioche.
« Une dernière affaire ? Tu me promets ? »
Les mains d’Ayla tremblaient. Le couteau-tondeuse sur la viande déviait de sa course rectiligne, en faisait de la charpie, une bouillie immangeable.…
Plus elle y songeait, plus tout ce qui se passait lui faisait peur. Ce silence. Cette absence soudaine de nouvelles. Même lorsqu’il partait en Turquie, Nazim appelait tous les jours. Et Crédule qui ne répondait pas non plus. Personne chez lui. Elle essayait d’appeler depuis deux jours. Oui, plus elle y pensait, moins elle arrivait à supporter les minutes qui défilaient. Elle ressentait comme un mauvais pressentiment. Sans ces derniers clients, elle aurait couru comme une folle, rue de la Butte-aux-Cailles, chez Grand-Duc. C’est ce qu’elle allait faire, dès qu’elle aurait fermé le kebab.
Numéro dix-sept. Numéro dix-huit…
Elle était consciente que son Nazim n’était pas un ange. Il lui avait même avoué des actes terribles, après toutes ces années, quand elle lui faisait l’amour, quand elle le laissait frotter sa moustache dans tous les replis de son corps, quand elle éclatait de rire, toute frissonnante parce qu’il chatouillait, de ses poils coquins, ses seins, ses cuisses, son sexe… Ensuite, quand il avait joui, il lui disait tout. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Il ne lui avait jamais rien caché. Elle connaissait les noms, les lieux, elle savait où Nazim cachait les preuves. Elle était son assurance-vie ! Une enquête de milliardaires… Mieux valait prendre ses précautions, lorsque l’argent tombe trop facilement, même pendant longtemps, il y a forcément un jour où l’on vous demande de rendre des comptes.
C’est aussi pour cela qu’elle voulait partir, à Antioche. Pour que Nazim laisse toutes ses histoires ici, à Paris.
Numéro dix-neuf.
Elle soupira. Non, Nazim n’était pas un enfant de chœur. Sans elle, il était incapable de faire les bons choix. De faire le tri. Entre le bien et le mal.
21
2 octobre 1998, 11 h 45
Le métro ralentit en arrivant à la station Place-d’Italie, crevant l’obscurité de mille étincelles artificielles. Marc attrapa le téléphone portable avec une fébrilité presque incontrôlable, le colla à son oreille.
« Marc, tu es incorrigible, je t’avais demandé de ne pas m’appeler, de ne pas chercher à me contacter, de ne pas chercher à me retrouver. Je te l’avais dit, j’ai pris une décision importante avant-hier. J’ai eu beaucoup de mal, j’ai hésité, mais je l’ai prise, seule. Tu ne comprendrais pas ce que je vais faire. Tu ne l’accepterais pas, plutôt. Je connais tes sentiments, Marc, tes bons sentiments. Ne le prends pas mal, au contraire, c’est un compliment pour moi, parler de “tes bons sentiments”. Ton sens moral aussi. Ton dévouement. Je sais que tu serais prêt à tout accepter, à tout pardonner, si je te le demandais. Mais je ne veux pas te le demander. Je ne te mentais pas, dans ma lettre, Marc, quand je te parlais d’un voyage. Le grand départ est pour demain, le grand voyage sans retour. Nul ne peut l’arrêter maintenant… C’est comme ça. Prends soin de toi. Emilie. »
Marc se liquéfia en écoutant le message. Il faillit envoyer valser l’appareil au fond de la voiture. Le réseau ne passait que par intermittence sous terre. Une station sur deux, et encore.
Lylie l’avait appelé…
Pas de réseau ! Le comble ! Elle était tombée sur son répondeur !
Le téléphone glissait entre ses mains moites, comme un morceau de savon humide. Marc tremblait. Qu’avait voulu dire Lylie ?
« Le grand départ est pour demain… »
« Le grand voyage sans retour… »
« Nul ne peut l’arrêter maintenant… »
Et si ?
Marc avait du mal à envisager une telle hypothèse.
Aussi sombre, aussi macabre.
Pas Lylie !
Pourtant, plus il y pensait, plus ce qu’il devinait entre les lignes lui apparaissait clairement.
Le grand voyage sans retour…
Il en était sinistrement certain, maintenant.
L’avion miniature en jouet. La décision prise, le jour de ses dix-huit ans.
Tout concordait.
Lylie avait décidé d’en finir, avec ses doutes, ses obsessions, son passé.
Lylie avait décidé de mettre fin à ses jours.
Demain.
Lylie jeta dans la poubelle, près du lac, le kebab enveloppé dans du papier aluminium. Elle ne l’avait presque pas touché. Elle n’avait pas faim.
Elle marcha un peu, s’approchant de l’eau. Elle trouvait que le parc Montsouris, prétendument le plus grand de Paris, était surtout le plus sinistre. Au moins en octobre… Cette eau froide, morne et sale, ces arbres nus comme une armée de squelettes, cette vue imprenable sur l’avenue Reille et ses immeubles gris de toutes les hauteurs, comme une haie de béton mal taillée…
Les canards résidents avaient foutu le camp depuis longtemps, et les amants de pierre, immobiles, grelottant sur leur socle de marbre, donnaient l’impression de n’avoir qu’une envie : se rhabiller et mettre les bouts, eux aussi.
Lylie continua de longer l’allée du lac. C’est curieux, pensa-t-elle, comme les lieux peuvent se transformer selon votre humeur. Comme s’ils devinaient, d’instinct, ce que vous avez dans la tête et vous accompagnaient. Comme si les arbres avaient bien compris qu’elle allait mal, et se faisaient alors discrets, recroquevillés, perdant leurs feuilles par solidarité, par pitié pour elle. Comme si le soleil s’était caché lui aussi, par pudeur, honteux de briller sur un parc où errait une fille en larmes.
Lylie avait à nouveau coupé son téléphone. Quelques minutes auparavant, elle avait cédé, elle avait rappelé Marc, il lui avait laissé tant de messages, il devait être tellement inquiet, elle lui devait bien ça. Elle avait été soulagée, finalement, de tomber sur son répondeur. Elle n’avait pas eu à affronter ses questions. Comme si la plus moderne des technologies, ces ondes qui reliaient ces milliers de téléphones sans fil, avait elle aussi, d’instinct, perçu qu’elle ne la souhaitait pas vraiment, cette communication.
Lylie tourna vers l’allée de la Mire et se posa sur un banc. Des rires d’enfants, dans le petit parc de jeu, lui firent tourner la tête, malgré elle.
Deux enfants d’environ deux ans jouaient, sous la surveillance intermittente de leur mère, assise, les yeux fixés sur un livre de poche blanc et bleu.
Des jumelles. Les fillettes portaient le même pantalon écru, la même veste rouge boutonnée sur le devant, les mêmes Kickers aux pieds.
Impossible de les distinguer !
Pourtant, à chaque fois que leur mère relevait les yeux, elle lançait une recommandation précise : « Juliette, reste assise sur la balançoire », ou : « Anaïs, ne pousse pas ta sœur sur le tourniquet », « Juliette, prends ce toboggan dans le bon sens »…
Les fillettes allaient et venaient, passaient d’un jeu à l’autre, se donnaient la main, se séparaient, comme si elles en faisaient un jeu. Qui était qui ? Lylie suivait leur ballet des yeux comme on suit dans la rue les mains d’un joueur de bonneteau. A chaque fois, elle perdait, incapable au bout de quelques instants de deviner qui était Juliette, qui était Anaïs. Leur mère se contentait de relever la tête, un quart de seconde, et jamais ne se trompait : « Anaïs, ton lacet ! », « Juliette, viens là que je te mouche »…
Lylie, subjuguée, sentit une étrange émotion monter en elle, sans qu’elle puisse s’expliquer pourquoi. Simplement en regardant ces fillettes semblables, identiques en tout point… Et pourtant, chacune d’entre elles savait qui elle était, Anaïs n’était pas Juliette, Juliette n’était pas Anaïs… Pas parce qu’elles se sentaient différentes. Non. Tout simplement parce que leur mère les distinguait, l’une de l’autre, connaissait leur prénom, sans jamais se tromper. Leur unique prénom.
Lylie resta à les regarder, longtemps. Enfin, la mère rangea son livre, se leva, appela :
— Juliette, sors de la cage à écureuils, Anaïs, descends de l’échelle de corde. On rentre, papa nous attend pour manger.
La mère posa doucement sa main sur son ventre arrondi. Elle était enceinte, de quelques mois.
Des jumeaux ?
Une autre petite fille ?
Lylie ferma les yeux. Elle voyait un bébé, un bébé de quelques mois, hurlant, seul au sommet du monde. Son cri se perdait dans l’immense forêt, dans l’ambiance ouatée de la neige qui tombait à gros flocons.
Lylie, bêtement, sans pouvoir se retenir, fondit en larmes.
22
2 octobre 1998, 11 h 48
Dugommier.
Daumesnil.
Toujours pas de réseau !
Marc restait sonné par le message de Lylie. Inquiet. Impuissant.
Quelle autre alternative avait-il que foncer en aveugle dans les entrailles de Paris, presque au hasard ? Et lire, encore, le cahier de Grand-Duc ?
Marc disposait encore de quelques minutes avant d’arriver à Nation.
Bel-Air.
Le métro freina, s’arrêta, vibra, s’élança, à nouveau. Aucun passager. Toujours aucun réseau !
Lire, lire encore.
Comprendre et retrouver Lylie.
A temps.
Journal de Crédule Grand-Duc
Léonce de Carville fut victime de sa première crise cardiaque pendant que j’étais en Turquie, le 23 mars 1982, seulement quelques jours avant qu’Unal Serkan ne dépose à mon hôtel la photographie de Lyse-Rose de Carville prise sur la plage de Ceyhan.
Aucun rapport, donc, entre les deux événements.
A vrai dire, l’infarctus de Léonce de Carville, je m’en fichais un peu. Je l’avais rencontré souvent, pour l’enquête. Je crois qu’il m’accordait autant d’importance qu’à un bibelot hors de prix que sa femme se serait offert. A vrai dire, je crois surtout qu’il ne supportait pas que sa femme ait pu prendre une telle initiative, m’engager, sans lui en parler. J’étais la preuve vivante de l’échec de sa stratégie de bulldozer. Il collaborait avec moi en traînant les pieds, en souriant, en me faisant parvenir les informations que je lui demandais par des secrétaires débordées. Vous comprenez pourquoi je n’ai pas fondu en larmes quand il est tombé raide sur la pelouse de la Roseraie. Après tout, c’était sa femme qui me faisait les chèques, pas lui !
D’accord, vous n’en avez rien à faire de mon cynisme. C’est la photo de la plage de Ceyhan qui vous intéresse ? Vous voulez connaître le fin mot de l’histoire ? OK, j’y viens, j’y viens…
Unal Serkan était une véritable anguille. Je l’avais joint plusieurs fois au téléphone, je lui avais déjà offert une fortune, deux cent cinquante mille livres turques, pour disposer de l’original de la photographie de la plage de Ceyhan, du négatif. L’affaire traînait déjà depuis une semaine. Je sentais bien que Serkan voulait gagner plus, voir jusqu’où pouvaient monter les enchères.
Le 7 avril, tôt le matin, il finit par me donner rendez-vous sur l’avenue Kennedy, au pied de Topkapı, face au Bosphore. C’était un petit type aux gestes brusques, avec un regard divergent, un œil louchant sur l’Europe et l’autre vers l’Asie. Nazim m’accompagnait pour traduire. Serkan voulait un acompte, cinquante mille livres, sans contrepartie, sinon, il vendait le cliché à quelqu’un d’autre.
A quelqu’un d’autre ? A qui ? Aux Vitral ? Il nous prenait pour des pigeons.
Je n’ai rien lâché, bien entendu. Sans le négatif, pas une livre turque. Lui non plus n’a rien concédé. On a failli en venir aux mains, là, juste devant la statue d’Atatürk. Nazim a dû nous séparer.
En rentrant à l’hôtel, j’avais un sentiment bizarre. Pas du tout comme si je venais de commettre une monumentale erreur, tout au contraire. Comme si je l’avais échappé belle. J’ai téléphoné en France pour qu’on m’envoie au plus vite tous les journaux, tous les magazines qui avaient publié des articles sur l’affaire du mont Terrible. J’ai tout reçu trois jours après, le 10 avril. Moins d’une heure plus tard, j’avais la réponse. L’espèce de vase bleu immonde sur ma table de nuit explosa contre le tapis vermeil pendu au mur de ma chambre.
Unal Serkan n’avait pas cherché bien loin ! Le
Paris Match
du 8 janvier 1981 avait publié une série de photographies de Lylie, dans son berceau, à la pouponnière de l’hôpital de Belfort-Montbéliard. Sur l’une d’elles, Lylie adoptait exactement la même pose que sur la photo de la plage, en Turquie, théoriquement prise un mois plus tôt. Penchée un peu sur le côté, souriante, la jambe droite repliée, le bras gauche sous sa tête ; une position identique, jusqu’à l’œil qui cligne et l’écartement des doigts.
La photo d’Unal Serkan était un faux, un faux grossier ! Le travail du faussaire n’avait pas été difficile, il avait simplement remplacé les draps du berceau par une serviette de plage de la même couleur et de la même texture. Pour le reste, une simple photo de sa copine avait dû faire l’affaire.
J’avais envie d’arracher tous les tapis aux murs de ma chambre, ces tapis turcs qu’on voulait nous vendre à chaque fois qu’on faisait un pas dehors dans cette putain de ville d’Istanbul. Nous vendre des tapis, ou de la viande grillée, ou toutes sortes d’objets, leur maison entière, posée en pièces détachées sur le trottoir, ou même vendre leurs gosses, leurs femmes, eux-mêmes, un bras, une jambe, un organe, un cœur… Putain de peuple d’épiciers !
J’ai tourné en rond deux heures dans la chambre. Je me suis calmé, progressivement ; je n’en voulais même plus à Unal Serkan, au final… C’était de bonne guerre, c’était bien joué, cela aurait pu marcher. Une arnaque à deux cent cinquante mille livres turques, pour un simple photomontage, je pouvais comprendre. Je ne l’ai jamais revu, cet Unal Serkan. J’avais d’autres urgences.
J’ai passé les semaines suivantes en Turquie à échafauder d’autres hypothèses. Au café Dez Anj, Nazim les trouvait toutes plus fumeuses les unes que les autres. Il avait raison. Le narguilé, sans doute. J’avais fini par y prendre goût, malgré moi, au trépidant rythme stambouliote. Narguilé, raki, et l’inévitable keyif, la pause thé servie sur un plateau d’argent, dans des gobelets de verre ouvragés qui vous brûlent le bout des doigts, entre deux questions folles.
— Nazim, et si Lyse-Rose n’était pas la fille d’Alexandre de Carville ?
— Et alors, soupira Nazim tout en soufflant sur son thé. Qu’est-ce que ça changerait, Crédoule ?
— Tout ! Imagine que, pour une raison ou une autre, Alexandre de Carville ne soit pas le père de Lyse-Rose… que Véronique ait eu un amant… Un amant aux yeux bleus… Ça inverserait les probabilités en termes de génétique, de couleur des pupilles, de toutes les ressemblances que l’on recherche… Tu ne crois pas ?