Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (19 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Bon, je me doute que vous vous moquez de mon anthropologie de bazar. Ce n’est pas le sujet, vous avez raison. C’était simplement pour relativiser la dimension « vacances méditerranéennes » de l’affaire. Je me réfugiais dans le travail. Je ne vous mens pas. Les premiers mois au moins, avec Nazim, nous avons enquêté comme des fous ! Nous avons passé des heures à interroger les commerçants du Grand Bazar pour retrouver qui avait pu vendre les fameux habits portés par le bébé miraculé. Un body de coton, une robe blanche à fleurs orange, un pull de laine écru en jacquard… Vous imaginez ? Le Grand Bazar d’Istanbul, la plus grande galerie commerçante au monde, cinquante-huit rues intérieures, quatre mille boutiques… Presque tous les vendeurs baragouinaient l’anglais, le français, tentaient de se passer de la traduction de Nazim, s’adressaient directement à moi, comme si le drapeau tricolore était imprimé en filigrane sur mon front :

« Un bébé, mon frère ? Tu cherches des habits pour ton bébé ? J’ai tout ce que tu cherches. Fille ou garçon, ton trésor ? Dis-moi ton prix… »

Quatre mille boutiques, croyez-moi ! Le double ou le triple de vendeurs, repérant le pigeon occidental à cinquante mètres. Mais j’ai tenu bon. Jusqu’au bout. J’ai passé plus de dix jours à arpenter ce dédale commercial au plafond de mosaïque dorée. Au final, j’ai recensé dix-neuf boutiques qui vendaient le body de coton, la robe blanche et le pull de laine, les trois articles à la fois, exactement les mêmes… et aucun vendeur ne se souvenait d’avoir vendu les trois vêtements ensemble à une famille du genre occidental.

Peine perdue.

L’impasse au bout du dédale.

 

Restait alors à en savoir plus sur Lyse-Rose et sur ses parents, Alexandre et Véronique de Carville. L’enquête officielle, pour l’identification de Lyse-Rose, ne reposait que sur deux points : la photographie de dos, reçue par les grands-parents Carville, et le témoignage de Malvina. Il nous fallait donc tout reprendre, en Turquie, sur la côte, dans leur résidence de Ceyhan. J’affichais un optimisme raisonnable. En trois mois de vie, la petite Lyse-Rose avait bien dû croiser du monde !

Rapidement, j’ai déchanté.

Alexandre et Véronique de Carville n’étaient apparemment pas très sociables, guère fans de bains de foule exotiques et de contacts fraternels avec la population indigène. Plutôt du genre à rester cloîtrés dans leur villa blanche avec vue sur la Méditerranée. Ils disposaient même d’une petite plage privée !

Enfin, c’était surtout Véronique qui entretenait le monastère. Alexandre travaillait à Istanbul presque toute la semaine. Certes, ils recevaient de temps en temps des amis, des collègues, des Français… Mais avant Lyse-Rose ! A la naissance du bébé, Véronique avait limité ces sauteries mondaines. Par recoupements divers, j’ai pu retrouver sept personnes, deux couples d’amis et trois clients de l’entreprise de Carville, qui furent invités dans la villa de Ceyhan après la naissance de Lyse-Rose. A chaque fois, Lyse-Rose dormait, et les invités ne se souvenaient que d’une petite boule de chair dépassant à peine de ses draps, qui se soulevaient à intervalles réguliers. Seul un client, un Néerlandais, avait vu Lyse-Rose réveillée… Quelques secondes. Véronique se retira pour lui donner le sein, elle n’allait pas le faire devant l’industriel hollandais, qui continua de siffler son raki dans le patio en signant ses contrats avec Alexandre. Le délicat directeur commercial de la filiale turque de Shell, que je finis par retrouver, me précisa qu’il serait tout aussi incapable de reconnaître le visage de Lyse-Rose que les nichons de sa mère…

 

A Bakirkoy, la maternité d’Istanbul où Véronique de Carville avait accouché, plus de trente bébés naissaient chaque semaine… C’était une clinique privée du dernier chic et on m’accueillit avec une obséquiosité remarquable. Le pédiatre, le seul qui avait suivi Lyse-Rose, l’avait examinée environ trois fois et me fit remarquer qu’il voyait défiler plus de vingt nouveau-nés par jour… Il me sortit d’un cahier les informations recensées à la naissance de Lyse-Rose. Le poids : trois kilos deux cent cinquante ; la taille : quarante-neuf centimètres.

L’enfant a-t-il pleuré ? Oui.

Avait-il les yeux ouverts ? Oui.

A part cela ? Rien.

Signes particuliers ? Néant.

L’impasse, encore !

 

Véronique de Carville devait s’emmerder royalement dans sa villa ! Du coup, elle avait un minimum de personnel à sa disposition. J’ai juste réussi à dénicher un jardinier, un peu âgé, un peu trop myope à mon goût, qui avait croisé Lyse-Rose sous les palmiers, en fin d’après-midi… bien à l’abri sous une épaisse moustiquaire ! Rien à en tirer qu’une vague description, encore moins fiable que les affirmations délirantes de Malvina.

 

Je ne vais pas ici vous faire le menu par le détail des témoignages foireux, flous, inexploitables, que j’ai accumulés au cours de ces mois. Ne négliger aucune piste, avait dit Mathilde de Carville. J’obéissais, fasciné ; après tout, il suffisait d’un témoignage, d’un seul, pour décrocher la timbale.

A l’aéroport Atatürk d’Istanbul, une hôtesse se souvenait, avant le départ de l’Airbus pour Paris, ce 22 décembre, avoir fait trois chatouilles sur le menton d’un bébé.

« Un seul bébé, pas deux ?

— Non, un seul. »

Du moins elle le croyait, elle n’était pas certaine. Ni du jour ni du vol. Un bébé au moins, ça oui, elle s’en souvenait…

Cette foutue hôtesse de l’air avait glissé un autre doute dans ma cervelle en vrac.

Un seul bébé dans l’avion ?

Après tout, qui pouvait savoir avec certitude qui était vraiment assis dans l’Airbus, ce soir-là ? On connaissait avec précision la liste des passagers, mais si l’un d’eux, au dernier moment, n’avait pas embarqué ? Un bébé, par exemple. Lyse-Rose, pourquoi pas ? Un retard, un empêchement de dernière minute, un coup de tête de sa mère, un enlèvement, un coup monté, n’importe quelle invention qui me permettrait de penser que Lyse-Rose n’était pas dans l’Airbus 5403, mais était encore vivante, quelque part en Turquie… Ou ailleurs !

Hypothèse complètement folle !

On pouvait même la retourner… N’était-ce pas étrange, au final, d’avoir si peu d’éléments tangibles sur Lyse-Rose, ce bébé de trois mois ? Si peu de témoignages, aucun ami pour la câliner, aucune nounou pour la serrer dans ses bras, aucune photo. Rien, ou presque. Comme si ce bébé n’avait jamais existé, ou plus précisément, comme si on avait voulu le cacher…

A force de tourner les éléments dans ma tête, je devenais complètement paranoïaque. Si Lyse-Rose n’avait pas pris l’avion, c’est peut-être qu’elle était morte, avant ! Un accident domestique ? Une maladie incurable à la naissance ? Un crime ? Alexandre et Véronique de Carville avaient emporté leur secret avec eux.

Seule Malvina savait, peut-être. Elle en était devenue folle.

 

Toutes ces hypothèses faisaient rire Nazim aux éclats lorsque je les échafaudais devant lui, au café Dez Anj. Il étouffait sa moustache dans son raki.

— Un crime ? Tu deviens complètement dingo, Crédoule !

Il me ramenait les pieds sur terre, entre deux bouffées de narguilé, il ne jurait que par des indices matériels, concrets. Du palpable.

— Après tout, Crédoule, elle n’est pas restée enfermée dans un cachot pendant trois mois, ta gamine, elle est bien sortie dans la rue, si ça se trouve, quelqu’un, un passant, un touriste, l’a vue, l’a prise en photo, l’a filmée, par hasard… On ne sait jamais.

— Tu veux dire quoi, exactement ?

— Je ne sais pas. Tu as du fric. Fais passer des petites annonces, un peu partout en Turquie, dans les journaux, avec la photo de la miraculée, celle publiée dans
L’Est républicain
. Tu verras bien.

Nazim avait raison ! C’était une idée de génie… On arrosa la presse turque d’annonces explicites, sur ce qu’on cherchait et sur ce qu’on offrait en échange, un véritable pactole en livres turques.

 

Le 27 mars 1982, je me souviendrai toujours de cette date, c’était tôt le matin, une lettre m’attendait dans mon casier à l’accueil de l’hôtel Askoc. Un type était venu directement la porter. La lettre était laconique, un nom, Unal Serkan. Un numéro de téléphone… Mais, surtout, la photocopie d’une photographie.

J’ai traversé l’Ayhan Isik Sokak comme un fou au milieu du flux de voitures. Nazim m’attendait déjà, au café Dez Anj.

— Un problème, Crédoule ?

Je fourrai la photo dans ses gros doigts poilus. Ses yeux se figèrent. Il fixa le cliché, comme moi quelques minutes plus tôt.

 

Une scène de plage.

Au premier plan, une fille brune, bronzée, parfaitement proportionnée, posait tout sourire dans un bikini pas trop sexy. Modèle turc. En arrière-plan, on reconnaissait les collines de Ceyhan et, dans leur écrin de verdure, les murs de la villa des Carville.

Entre les deux, sur la plage, quelques mètres derrière la fille en maillot, sur une couverture, à côté d’une femme dont on ne distinguait que les jambes, un bébé était allongé. Un bébé de quelques semaines. Nazim en resta stupéfait. La photo faillit lui tomber des mains.

Ce bébé, c’était Lylie, la libellule, la miraculée du mont Terrible, sans aucun doute possible. Mêmes yeux, même visage…

 

Pascal et Stéphanie Vitral, lors de leur séjour en Turquie, ne s’étaient jamais rendus à Ceyhan, ne s’en étaient même jamais approchés à moins de deux cents kilomètres. Il n’y avait aucun doute possible, c’était la preuve, enfin. Nous avions gagné !

Le bébé miraculé dans la neige du mont Terrible était Lyse-Rose de Carville.

J’en aurais pleuré de joie. La grosse moustache de Nazim me souriait, rassurante, il avait compris, lui aussi. Heureux comme un gamin.

2 octobre 1998, 11 h 44

Une sonnerie, une seule. Presque inaudible dans le vacarme souterrain.

Pas celle d’un appel sur son téléphone portable, celle indiquant que quelqu’un avait laissé un message dans la boîte vocale. Un appel manqué.

Les doigts de Marc tremblèrent jusqu’à sa poche.

20

2 octobre 1998, 11 h 42

Ayla Ozan découpait mécaniquement la viande de mouton grillée qui tombait sur l’inox en fines lamelles. Ayla pensait à autre chose. Cela ne la retardait pas dans son travail, au contraire, elle était même plus efficace pour préparer les kebabs lorsqu’elle se perdait dans ses pensées que lorsqu’elle gaspillait son temps à discuter, à plaisanter avec les clients.

La file d’attente commençait à s’allonger, comme tous les jours avant midi. Sa petite boutique du boulevard Raspail possédait ses habitués.

Ayla ne le montrait pas, mais elle était inquiète. Terriblement inquiète. Depuis deux jours, Nazim ne lui avait donné aucune nouvelle. Cela ne lui ressemblait pas ! Le couteau-tondeuse continuait de faire pleuvoir la viande. Ayla s’imaginait passant l’appareil sur la nuque, le cou, les tempes de Nazim. Elle adorait jouer les coiffeuses pour son géant. La main d’Ayla tremblait un peu ; jamais elle ne tremblait lorsqu’elle rasait Nazim.

Avoir peur, Ayla, ce n’était pas son genre. Elle en avait vu d’autres lorsqu’elle avait fui la Turquie pour Paris avec son père, après le coup d’Etat du 12 septembre 1982. Son père à l’époque était l’un des principaux responsables du Demokratik Sol Parti, ils avaient échappé de peu aux militaires… Trente mille arrestations en quelques jours ! Presque toute sa famille s’était retrouvée derrière les barreaux.

Elle était arrivée à Paris sans bagages, sans amis, sans rien… Elle avait trente-huit ans, ne parlait quasiment pas le français, n’avait aucun diplôme.

Elle avait survécu ! On survit toujours, si on le veut vraiment.

Elle avait ouvert, boulevard Raspail, l’un des premiers kebabs de Paris. A l’époque, aucun Français n’avait envie de manger de la viande grillée, comme ça, à l’air libre, devant vous, au milieu des mouches et de la pollution de la ville. Elle servait les Turcs, les Grecs, les Libanais, les Yougoslaves… C’est ainsi qu’elle avait rencontré Nazim.

Il revenait tous les midis. Elle ne pouvait pas rater sa moustache ! Il avait mis près d’un an, trois cent six midis exactement, Ayla avait compté, avant de l’inviter à déjeuner… dans un restaurant turc, mais chic celui-là, rue d’Alésia. Depuis, ils ne s’étaient plus quittés, ou presque.

Mariés, pour la vie.

Ayla frissonna, malgré elle.

Plus quittés, ou presque.

Juste ces foutus séjours en Turquie, avec Grand-Duc, pour cette fichue histoire de gamine de riches morte dans un accident d’avion. Cette enquête privée de milliardaires. Elle attrapa trois kebabs enveloppés dans du papier d’aluminium brûlant et cria :

— Numéro onze ! Numéro douze ! Numéro treize !

Les clients levaient la main, comme à l’école, comme à la Sécu. Chacun leur ticket. Ayla n’avait pas quatre mains, elle ne pouvait pas aller plus vite. Elle jeta un sachet de frites surgelées dans l’huile bouillante.

Elle avait pourtant bien cru que c’était terminé, ces histoires. Avec son restaurant, enfin, si on pouvait appeler cela un restaurant, elle avait mis de l’argent de côté, petit à petit, midi après midi. Une belle petite somme, au bout du compte.

Elle n’avait plus l’âge, maintenant, de porter les sacs de viande, de se brûler les mains dans la friture. Elle rêvait de retourner en Turquie avec Nazim, retrouver sa famille, ses cousins. Elle en avait presque les moyens, elle avait fait et refait les comptes, elle avait repéré une petite maison à retaper, sur la côte, près d’Antioche, une affaire. Il faisait toujours beau, là-bas. Elle et Nazim avaient encore de longues années à vivre ! Les plus belles.

Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire, cet âne ? Dans quel plan foireux s’était-il encore laissé entraîner par Grand-Duc ?

Trois nouveaux papiers aluminium. Elle les emballa comme des cadeaux d’argent.

Numéro quatorze. Numéro quinze. Numéro seize…

« Une dernière fois, lui avait dit Nazim. Une toute dernière fois ! » Il était à nouveau tout excité, lorsque Crédule l’avait appelé, deux jours auparavant. Nazim avait les yeux qui pétillaient, comme un gamin. Ayla l’aimait tant, quand il faisait ses yeux d’enfant. Il l’avait prise dans ses bras, soulevée comme une plume. Nazim était le seul à pouvoir le faire.

« On va être riches, Ayla. Juste une dernière affaire à régler et on va être riches ! »

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