Read La carte et le territoire Online

Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (2 page)

BOOK: La carte et le territoire
5.68Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Il avait d’abord fallu renforcer le mur d’enceinte, le surmonter d’un grillage électrifié, installer un système de vidéosurveillance relié au commissariat, tout cela pour que son père puisse errer solitairement dans douze pièces inchauffables où personne ne venait jamais, à l’exception de Jed, à chaque réveillon de Noël. Depuis longtemps les commerces de proximité avaient disparu, et il était impossible de sortir à pied dans les rues avoisinantes – les agressions contre les voitures, même, n’étaient pas rares aux feux rouges. La mairie du Raincy lui avait accordé une aide ménagère – une Sénégalaise acariâtre et même méchante appelée Fatty qui l’avait pris en grippe dès les premiers jours, refusait de changer les draps plus d’une fois par mois, et très probablement le volait sur les courses.

La température, quoi qu’il en soit, augmentait lentement dans la pièce. Jed prit un cliché du tableau en cours, cela lui ferait au moins quelque chose à montrer à son père. Il quitta son pantalon et son pull, s’assit en tailleur sur l’étroit matelas posé à même le sol qui lui servait de lit, s’enveloppa d’une couverture. Progressivement, il ralentit le rythme de sa respiration. Il visualisa des vagues se déroulant lentement, paresseusement, sous un crépuscule mat. Il tenta de conduire son esprit à une zone de calme ; de son mieux, il prépara son esprit à ce nouveau réveillon en compagnie de son père.

Cette préparation mentale porta ses fruits, et la soirée fut une zone de temps neutre, voire semi-conviviale ; depuis longtemps il n’en espérait pas davantage.

Le lendemain matin, vers sept heures, supposant que les gangs avaient, eux aussi,
réveillonné
, Jed se rendit à pied jusqu’à la gare du Raincy et regagna sans encombre la gare de l’Est.

***

Un an plus tard la réparation avait tenu, c’était la première fois que le chauffe-eau donnait un signe de faiblesse. « L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise » était depuis longtemps terminé, stocké dans la réserve du galeriste de Jed, en attendant une exposition personnelle qui tardait à s’organiser. Jean-Pierre Martin lui-même – à la surprise de son fils, et alors qu’il avait depuis longtemps renoncé à lui en parler – avait décidé de quitter le pavillon du Raincy pour s’installer dans une maison de retraite médicalisée à Boulogne. Leur repas annuel aurait cette fois lieu dans une brasserie de l’avenue Bosquet appelée Chez Papa. Jed l’avait choisie dans le Pariscope sur la foi d’une annonce publicitaire promettant une qualité traditionnelle,
à l’ancienne
, et la promesse était, dans l’ensemble, tenue. Des pères Noël et des sapins ornés de guirlandes parsemaient la salle à moitié vide, essentiellement occupée de petits groupes de personnes âgées, voire très âgées, qui mastiquaient avec application, avec conscience et presque avec férocité des plats de cuisine traditionnelle. Il y avait du sanglier, du cochon de lait, de la dinde ; en dessert, naturellement, une bûche pâtissière à l’ancienne était proposée par l’établissement dont les serveurs polis, effacés, opéraient en silence, comme dans un service de grands brûlés. Jed bêtifiait un peu, il s’en rendait parfaitement compte, en offrant un tel repas à son père. Cet homme sec, sérieux, au visage long et austère, ne semblait jamais avoir été porté sur les jouissances de la table, et les rares fois que Jed avait pris un repas à l’extérieur avec lui, lorsqu’il avait eu besoin de le voir près de son lieu de travail, son père avait choisi un restaurant de sushis – toujours le même. Il était pathétique et vain de vouloir établir une convivialité gastronomique qui n’avait plus lieu d’être, qui n’avait même vraisemblablement jamais eu lieu – son épouse, de son vivant, avait toujours détesté faire la cuisine. Mais c’était Noël, et sinon quoi ? Indifférent aux questions d’habillement, son père lisait de moins en moins, et ne s’intéressait semble-t-il plus à grand-chose. Il était, selon les dires de la directrice de la maison de retraite, « raisonnablement intégré », ce qui voulait vraisemblablement dire qu’il n’adressait à peu près la parole à personne. Pour l’heure, il mastiquait laborieusement son cochon de lait, avec à peu près la même expression que s’il s’était agi d’un bloc de caoutchouc, rien n’indiquait qu’il souhaitât rompre un silence qui se prolongeait, et Jed, fébrile (il n’aurait pas dû prendre de Gewurz-traminer avec les huîtres, il l’avait compris dès l’instant où il avait passé la commande, le vin blanc lui brouillait toujours les idées), cherchait frénétiquement quelque chose qui puisse s’apparenter à un sujet de conversation. S’il avait été marié, s’il avait eu au moins une amie,
enfin une femme quelconque
, les choses se seraient passées bien différemment – les femmes s’y prennent quand même mieux que les hommes dans ces histoires de famille, c’est un peu leur spécialité de départ, même en l’absence d’enfants effectifs ils sont là, à titre potentiel, à l’horizon de la conversation, et les vieillards s’intéressent à leurs petits-enfants, c’est connu, ils relient ça aux cycles de la nature ou à quelque chose, enfin il y a une sorte d’émotion qui parvient à naître dans leur vieille tête, le fils est la mort du père c’est certain mais pour le grand-père le petit-fils est une sorte de renaissance ou de revanche, et ça peut largement suffire, l’espace d’un repas de Noël tout du moins. Jed se disait parfois qu’il devrait louer une
escort
pour ces soirées de Noël, mettre sur pied une mini-fiction, il aurait suffi de briefer la fille deux heures avant, son père n’était pas très curieux du détail de la vie des autres, pas plus que ne le sont les hommes en général.

Dans les pays latins, la politique peut suffire aux besoins de conversation des mâles d’âge moyen ou élevé ; elle est parfois relayée dans les classes inférieures par le sport. Chez les gens très influencés par les valeurs anglo-saxonnes, le rôle de la politique est plutôt tenu par l’économie et la finance ; la littérature peut fournir un sujet d’appoint. En l’occurrence, ni Jed ni son père ne s’intéressaient réellement à l’économie, et à la politique pas davantage. Jean-Pierre Martin approuvait dans l’ensemble la manière dont était dirigé le pays, et son fils n’avait pas d’opinion ; l’un dans l’autre, ça leur permit quand même, en détaillant ministère par ministère, de tenir jusqu’au chariot de fromages.

Aux fromages le père de Jed s’anima un peu, et questionna son fils sur ses projets artistiques. Malheureusement c’était Jed, cette fois, qui risquait de plomber l’ambiance, parce que son dernier tableau. « Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art », il ne le sentait décidément plus, il piétinait, il y avait une espèce de force qui le portait depuis un an ou deux et qui était en train de s’épuiser, de s’effriter, mais à quoi bon dire tout ça à son père, il n’y pouvait rien, et personne n’y pouvait rien d’ailleurs, les gens ne pouvaient devant une telle confidence que légèrement s’attrister, c’est bien peu de chose, quand même, les relations humaines.

« Je prépare une exposition personnelle au printemps », annonça-t-il finalement. « Enfin, ça traîne un peu. Franz, mon galeriste, voudrait un écrivain pour le catalogue. Il a pensé à Houellebecq.

— Michel Houellebecq ?

— Tu connais ? » demanda Jed, surpris. Jamais il n’aurait soupçonné que son père puisse encore s’intéresser à une production culturelle quelconque.

« Il y a une petite bibliothèque à la maison de retraite ; j’ai lu deux de ses romans. C’est un bon auteur, il me semble. C’est agréable à lire, et il a une vision assez juste de la société. Il t’a répondu ?

— Non, pas encore… » Jed réfléchissait à toute allure, maintenant. Si même quelqu’un d’aussi profondément paralysé dans une routine désespérée et mortelle, quelqu’un d’aussi profondément engagé dans la voie sombre, dans l’allée des Ombres de la

Mort, que l’était son père, avait remarqué l’existence de Houellebecq, c’est qu’il y avait quelque chose, décidément, chez cet auteur. Il prit alors conscience qu’il avait négligé de relancer Houellebecq par mail, comme Franz lui avait demandé de le faire, plusieurs fois déjà. Et pourtant ça pressait. Compte tenu des dates d’
Art Basel
et de la
Frieze Art Fair
il fallait organiser l’exposition en avril, en mai au plus tard, et on pouvait difficilement demander à Houellebecq d’écrire un texte de catalogue en quinze jours, c’était un auteur célèbre, mondialement célèbre même, d’après Franz tout du moins.

L’excitation de son père était retombée, il mâchonnait son saint-nectaire avec aussi peu d’enthousiasme que le cochon de lait. C’est sans doute par compassion qu’on suppose chez les personnes âgées une gourmandise particulièrement vive, parce qu’on souhaite se persuader qu’il leur reste au moins ça, alors que dans la plupart des cas les jouissances gustatives s’éteignent irrémédiablement, comme tout le reste. Demeurent les troubles digestifs, et le cancer de la prostate.

À quelques mètres sur leur gauche, trois femmes octogénaires semblaient se recueillir sur leur salade de fruits – peut-être en hommage à leurs maris défunts. L’une d’entre elles tendit la main vers sa coupe de Champagne, puis sa main se rabattit sur la table ; sa poitrine se soulevait sous l’effort. Au bout de quelques secondes elle renouvela sa tentative, sa main tremblait terriblement, son visage était crispé par la concentration. Jed se retenait d’intervenir, il n’était nullement en position d’intervenir. Le serveur lui-même, posté à quelques mètres, qui surveillait l’opération d’un regard soucieux, n’était plus en position d’intervenir ; cette femme était maintenant en contact direct avec Dieu. Elle était probablement plus proche de quatre-vingt-dix que de quatre-vingts.

Afin que tout soit accompli, les desserts furent à leur tour servis. Avec résignation, le père de Jed attaqua sa bûche tradition pâtissière. Il n’y en avait plus pour très longtemps, maintenant. Le temps passait bizarrement entre eux : bien que rien ne soit dit, que le silence durablement établi maintenant autour de la table eût dû donner la sensation d’une pesanteur totale, il semblait que les secondes, et même les minutes, s’écoulassent avec une foudroyante rapidité. Une demi-heure plus tard, sans même qu’une pensée ait réellement traversé son esprit, Jed raccompagna son père jusqu’à la station de taxis. Il n’était que dix heures du soir, mais Jed savait que les autres pensionnaires de la maison de retraite considéraient déjà son père comme un privilégié ; d’avoir eu quelqu’un, quelques heures, pour Noël. « Vous avez un bon fils… », lui avait-on déjà fait, à plusieurs reprises, remarquer. Après son entrée en maison de retraite médicalisée, l’ancien senior – devenu, de manière enfin irréfutable, un vieux – se retrouve un peu dans la position de l’enfant pensionnaire. Parfois, il a des visites : c’est alors le bonheur, il peut découvrir le monde, manger des Pépito et rencontrer le clown Ronald McDonald. Mais, le plus souvent, il n’en a pas : il erre alors tristement, entre les poteaux de handball, sur le sol bitumineux du pensionnat déserté. Il attend la libération, l’envol.

De retour dans son atelier Jed constata que le chauffe-eau fonctionnait toujours, la température était normale et même chaude. Il se déshabilla partiellement avant de s’étendre sur son matelas et s’endormit aussitôt, le cerveau parfaitement vide.

***

Il se réveilla en sursaut au milieu de la nuit, le réveil indiquait 4 heures 43. La température dans la pièce était chaude, presque étouffante. C’est le bruit du chauffe-eau qui l’avait réveillé, mais ce n’étaient pas les claquements habituels, la machine émettait cette fois un ronflement prolongé, grave, presque infrasonique. Il ouvrit d’un coup brusque la fenêtre de la cuisine, dont les carreaux étaient recouverts de givre. L’air glacial s’engouffra dans la pièce. Six étages plus bas, des grognements porcins troublèrent la nuit de Noël. Il referma aussitôt. Très probablement, des clochards s’étaient introduits dans la cour ; le lendemain, ils profiteraient des reliefs du réveillon amassés dans les poubelles de l’immeuble. Aucun des locataires n’oserait appeler la police pour s’en débarrasser – pas un jour de Noël. C’était généralement la locataire du premier qui finissait par s’en charger – une femme d’une soixantaine d’années, aux cheveux teints au henné, qui portait des pull-overs en patchwork de couleurs vives, et que Jed supposait être une psychanalyste à la retraite. Mais il ne l’avait pas vue ces derniers jours, elle était probablement en vacances – à moins qu’elle ne soit décédée subitement. Les clochards allaient rester plusieurs jours, l’odeur de leurs défécations emplirait la cour, empêchant d’ouvrir. Avec les locataires ils se montraient polis, voire obséquieux, mais les rixes entre eux étaient féroces, et généralement ça se terminait ainsi, des hurlements d’agonie s’élevaient dans la nuit, quelqu’un appelait le SAMU et on retrouvait un type baignant dans son sang, une oreille à moitié arrachée.

Jed s’approcha de l’appareil qui s’était tu, souleva prudemment la trappe d’accès aux commandes ; aussitôt l’appareil émit un ronflement bref, comme s’il se sentait menacé par l’intrusion. Un voyant jaune clignotait rapidement, ininterprétable. Doucement, millimètre par millimètre, Jed tourna le curseur d’intensité vers la gauche. Si les choses tournaient mal, il avait encore le numéro de téléphone du Croate ; mais celui-ci était-il encore en activité ? Il n’avait pas l’intention de « moisir dans la plomberie », avait-il avoué à Jed sans ambages. Son ambition, une fois qu’il aurait « fait sa pelote », était de retourner chez lui, en Croatie, plus précisément dans l’île de Hvar, pour y ouvrir une entreprise de location de scooters des mers. Par parenthèse, un des derniers dossiers que son père avait eu à traiter avant de prendre sa retraite concernait un appel d’offres pour l’édification d’une marina de prestige à Stari Grad, sur l’île de Hvar, qui commençait effectivement à devenir une destination de prestige, l’an dernier on avait pu y croiser Sean Penn et Angelina Jolie, et Jed ressentit une déception humaine obscure à l’idée de cet homme abandonnant la plomberie, artisanat noble, pour louer des engins bruyants et stupides à des petits péteux bourrés de fric habitant rue de la Faisanderie.

« Mais de quoi s’agit-il ici notamment ? » s’interrogeait le portail Internet de l’île de Hvar, avant de répondre en ces termes : « Vous avez ici les plaines de lavande, les vieux arbres d’oliviers et les vignes en harmonie unique, et donc le visiteur qui voudrait s’approcher de la nature visitera d’abord la petite konoba de Hvar (petite taverne) au lieu d’aller dans le restaurant le plus luxueux, il goûtera le véritable vin ordinaire au lieu du Champagne, il chantera une vieille chanson populaire de l’île et il oubliera de la routine quotidienne », voilà probablement ce qui avait séduit Sean Penn, et Jed imagina la morte-saison, les mois d’octobre encore doux, l’ancien plombier tranquillement attablé devant un risotto de fruits de mer, évidemment ce choix pouvait se comprendre, voire s’excuser.

BOOK: La carte et le territoire
5.68Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

An Unhallowed Grave by Kate Ellis
Latham's Landing by Tara Fox Hall
PORN STARS... More Than Just Moans by Joseph, Fabiola;L. Ramsey, Matthew