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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (3 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Un peu malgré lui, il s’approcha de « Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art », posé sur son chevalet au milieu de l’atelier, et l’insatisfaction le reprit, plus amère encore. Il se rendit compte qu’il avait faim, ce qui n’était pas normal, il avait fait un repas de Noël complet avec son père – entrée, fromages et dessert, rien n’avait manqué, mais il avait faim et trop chaud, il n’arrivait plus à respirer. Il retourna dans la cuisine, ouvrit une boîte de cannelloni en sauce et les avala un par un, considérant d’un œil morose son tableau raté. Koons n’était décidément pas assez léger, assez aérien – il aurait peut-être fallu lui dessiner des ailes, comme au dieu Mercure, songea-t-il stupidement ; là, avec son costume rayé et son sourire de commercial, il évoquait un peu Silvio Berlusconi.

Au classement ArtPrice des plus grosses fortunes artistiques, Koons était numéro 2 mondial ; depuis quelques années Hirst, de dix ans son cadet, lui avait ravi la place de numéro 1. Jed, quant à lui, avait atteint une dizaine d’années auparavant la cinq cent quatre-vingt-troisième place – mais dix-septième Français. Il avait ensuite, comme disent les commentateurs du Tour de France, « été relégué dans les profondeurs du classement », avant d’en disparaître tout à fait. Il acheva la boîte de cannelloni, découvrit un fond de cognac. Allumant sa rampe d’halogènes à puissance maximale, il les braqua au centre de la toile. En y regardant de près, la nuit elle-même n’allait pas : elle n’avait pas cette somptuosité, ce mystère qu’on associe aux nuits de la péninsule arabique ; il aurait dû employer du bleu céruléen, pas de l’outremer. C’était vraiment un tableau de merde qu’il était en train de faire. Il saisit un couteau à palette, creva l’œil de Damien Hirst, élargit l’ouverture avec effort – c’était une toile en fibres de lin serrées, très résistante. Attrapant la toile gluante d’une main, il la déchira d’un seul coup, déséquilibrant le chevalet qui s’affaissa sur le sol. Un peu calmé il s’arrêta, considéra ses mains gluantes de peinture, termina le cognac avant de sauter à pieds joints sur son tableau, le piétinant et le frottant contre le sol qui devenait glissant. Il finit par perdre l’équilibre et tomba, le cadre du chevalet lui heurta violemment l’occiput, il eut un renvoi et vomit, d’un seul coup il se sentit mieux, l’air frais de la nuit circulait librement sur son visage, il ferma les yeux avec bonheur ; il était visiblement parvenu à une fin de cycle.

PREMIÈRE PARTIE
I

Jed ne se souvenait plus quand il avait commencé à dessiner. Tous les enfants dessinent sans doute, plus ou moins, il ne connaissait pas d’enfants, il n’était pas sûr. Sa seule certitude à présent, c’est qu’il avait commencé à dessiner des fleurs – sur des cahiers de petit format, à l’aide de crayons de couleur.

Les mercredis après-midi généralement, et parfois les dimanches, il avait connu des moments d’extase, seul dans le jardin ensoleillé, pendant que la baby-sitter téléphonait à son petit ami du moment. Vanessa avait dix-huit ans, elle était en première année d’économie à l’université de Saint-Denis/ Villetaneuse, et pendant longtemps elle fut le seul témoin de ses premiers essais artistiques. Elle trouvait ses dessins jolis, elle le lui disait et elle était sincère, cependant elle lui jetait parfois des regards perplexes. Les petits garçons dessinent des monstres sanguinaires, des insignes nazis et des avions de chasse (ou, pour les plus avancés d’entre eux, des chattes et des bites), des fleurs rarement.

Jed l’ignorait alors, et Vanessa tout autant, mais les fleurs ne sont que des organes sexuels, des vagins bariolés ornant la superficie du monde, livrés à la lubricité des insectes. Les insectes et les hommes, d’autres animaux aussi, semblent poursuivre un but, leurs déplacements sont rapides et orientés, alors que les fleurs demeurent dans la lumière, éblouissantes et fixes. La beauté des fleurs est triste parce que les fleurs sont fragiles, et destinées à la mort, comme toute chose sur Terre bien sûr mais elles tout particulièrement, et comme les animaux leur cadavre n’est qu’une grotesque parodie de leur être vital, et leur cadavre, comme celui des animaux, pue – tout cela, on le comprend dès qu’on a vécu une fois le passage des saisons, et le pourrissement des fleurs, Jed l’avait pour sa part compris dès l’âge de cinq ans et peut-être avant, car il y avait beaucoup de fleurs dans le parc autour de la maison du Raincy, beaucoup d’arbres aussi, et les branches des arbres agitées par le vent étaient peut-être une des premières choses qu’il avait aperçues lorsqu’il était roulé dans son landau par une femme adulte (sa mère ?), en dehors des nuages et du ciel. La volonté de vivre des animaux se manifeste par des transformations rapides – une humectation du trou, une raideur de la tige, et plus tard l’émission du liquide séminal – mais cela il ne le découvrirait que plus tard, sur un balcon de Port-Grimaud, par l’entremise de Marthe Taillefer. La volonté de vivre des fleurs se manifeste par la constitution de taches de couleur éblouissantes, qui rompent la banalité verdâtre du paysage naturel, comme la banalité en général transparente du paysage urbain, dans les municipalités fleuries tout du moins.

Le soir le père de Jed rentrait, il s’appelait : « Jean-Pierre », ses amis l’appelaient ainsi. Jed, lui, l’appelait : « papa ». C’était un bon père, il était considéré comme tel par ses amis et ses subordonnés ; il faut beaucoup de courage à un homme veuf pour élever seul un enfant. Jean-Pierre avait été un bon père les premières années, maintenant il l’était un peu moins, il payait de plus en plus d’heures de baby-sitter, il dînait fréquemment à l’extérieur (le plus souvent avec des clients, parfois avec des subordonnés, de plus en plus rarement avec des amis car le temps de l’amitié commençait à décliner pour lui, il ne croyait plus vraiment qu’on puisse avoir des amis, que cette relation d’amitié puisse vraiment compter dans la vie d’un homme, ni modifier sa destinée), il rentrait tard et ne cherchait même pas à coucher avec la baby-sitter, ce que la plupart des hommes essayaient de faire pourtant ; il écoutait le récit de la journée, souriait à son fils, payait le salaire demandé. Il était le chef d’une famille décomposée, et n’envisageait nulle recomposition. Il gagnait beaucoup d’argent : PDG d’une entreprise de construction, il s’était spécialisé dans la réalisation de stations balnéaires clefs en main ; il avait des clients au Portugal, aux Maldives, à Saint-Domingue.

De cette période Jed avait conservé ses cahiers, qui contenaient l’intégralité de ses dessins de l’époque, et tout cela mourait gentiment, sans hâte (le papier n’était pas de très bonne qualité, les crayons non plus), cela pouvait durer deux ou trois siècles encore, les choses et les êtres ont une durée de vie.

Remontant probablement aux premières années de l’adolescence de Jed, une peinture réalisée à la gouache s’intitulait : « Les foins en Allemagne » (assez mystérieusement car Jed ne connaissait pas l’Allemagne, et n’avait jamais assisté ni a fortiori participé aux « foins »). Des montagnes enneigées, bien que l’éclairage évoque de toute évidence le plein été, fermaient la scène ; les paysans qui chargeaient le foin de leurs fourches, les ânes attelés à leurs carrioles étaient traités en aplats de couleurs vives ; c’était aussi beau qu’un Cézanne, ou que n’importe quoi. La question de la beauté est secondaire en peinture, les grands peintres du passé étaient considérés comme tels lorsqu’ils avaient développé du monde une vision à la fois cohérente et innovante ; ce qui signifie qu’ils peignaient toujours de la même manière, qu’ils utilisaient toujours la même méthode, les mêmes modes opératoires pour transformer les objets du monde en objets picturaux ; et que cette manière, qui leur était propre, n’avait jamais été employée auparavant. Ils étaient encore davantage estimés en tant que peintres lorsque leur vision du monde paraissait exhaustive, semblait pouvoir s’appliquer à tous les objets et toutes les situations existants ou imaginables. Telle était la vision classique de la peinture, celle à laquelle Jed eut l’occasion d’être initié pendant ses études secondaires, et qui se basait sur le concept de figuration – figuration à laquelle Jed devait, pendant quelques années de sa carrière, assez bizarrement, revenir, et qui devait, encore plus bizarrement, lui apporter au bout du compte la fortune et la gloire.

Jed consacra sa vie (du moins sa vie professionnelle, qui devait assez vite se confondre avec l’ensemble de sa vie) à l’art, à la production de représentations du monde, dans lesquelles cependant les gens ne devaient nullement vivre. Il pouvait de ce fait produire des représentations critiques – critiques dans une certaine mesure, car le mouvement général de l’art comme de la société tout entière portait en ces années de la jeunesse de Jed vers une acceptation du monde, parfois enthousiaste, le plus souvent nuancée d’ironie. Son père n’avait nullement cette liberté de choix, il devait produire des configurations habitables, de manière absolument non ironique, où les gens étaient appelés à vivre, et devaient avoir la possibilité de se réjouir, pendant leurs vacances tout du moins. Il était responsable en cas de dysfonctionnement grave de la machine à habiter – si un ascenseur s’effondrait, ou si les toilettes étaient bouchées, par exemple. Il n’était pas responsable en cas d’invasion de la résidence par une population brutale, violente, non contrôlée par la police et les autorités constituées ; sa responsabilité était atténuée en cas de séisme.

Le père de son père avait été photographe – ses propres origines se perdant dans une sorte de flaque sociologique peu ragoûtante, stagnant depuis des temps immémoriaux, essentiellement constituée d’ouvriers agricoles et de paysans pauvres. Qu’est-ce qui avait bien pu amener cet homme issu d’un milieu misérable à se trouver confronté aux techniques naissantes de la photographie ? Jed n’en avait aucune idée, son père pas davantage ; mais il avait été le premier d’une longue lignée à sortir de la pure et simple reproduction sociale du même. Il avait gagné sa vie en photographiant le plus souvent des mariages, parfois des communions, ou des fêtes de fin d’année d’une école de village. Vivant dans ce département depuis toujours abandonné, laissé à l’écart qu’est la Creuse, il n’avait presque pas eu l’occasion de photographier d’inaugurations de bâtiments, ni de visites d’hommes politiques d’envergure nationale. C’était un artisanat médiocre, peu rémunérateur, et l’accès de son fils à la profession d’architecte constituait déjà une sérieuse promotion sociale – sans même parler, plus tard, de ses succès d’entrepreneur.

À l’époque de son entrée aux Beaux-arts de Paris, Jed avait abandonné le dessin pour la photographie. Deux ans plus tôt, il avait découvert dans le grenier de son grand-père une chambre photographique Linhof Master Technika Classic – que celui-ci n’utilisait déjà plus au moment où il avait pris sa retraite, mais qui était en parfait état de fonctionnement. Il avait été fasciné par cet objet préhistorique, lourd, étrange, mais d’une qualité de fabrication exceptionnelle. Tâtonnant un peu, il avait appris à maîtriser le décentrement, la bascule, le Scheimpflug avant de se lancer dans ce qui devait occuper la quasi-totalité de ses études artistiques : la photographie systématique des objets manufacturés du monde. Il procédait dans sa chambre, généralement avec un éclairage naturel. Les dossiers suspendus, les armes de poing, les agendas, les cartouches d’imprimante, les fourchettes : rien n’échappait à son ambition encyclopédique, qui était de constituer un catalogue exhaustif des objets de fabrication humaine à l’âge industriel.

Si, par son caractère à la fois grandiose et maniaque, pour tout dire un peu dément, ce projet lui valut le respect de ses enseignants, il ne lui permit nullement de s’agréger à l’un des groupes qui se constituaient autour de lui sur la base d’une ambition esthétique commune, ou plus prosaïquement d’une tentative d’entrée groupée sur le marché de l’art. Il noua cependant des amitiés, quoique pas très vives, sans se rendre compte à quel point elles seraient éphémères. Il noua également quelques relations amoureuses, dont presque aucune non plus ne devait se prolonger. Le lendemain du jour où il obtint son diplôme, il se rendit compte qu’il allait maintenant être assez seul. Son travail des six dernières années avait abouti à un peu plus de onze mille photos. Stockées en format TIFF, avec une copie JPEG de plus basse résolution, elles tenaient aisément sur un disque dur de 640 Go, de marque Western Digital, qui pesait un peu plus de 200 grammes. Il rangea soigneusement sa chambre photographique, ses objectifs (il disposait d’un Rodenstock Apo-Sironar de 105 mm, qui ouvrait à 5,6, et d’un Fujinon de 180 mm, qui ouvrait également à 5,6), puis considéra le reste de ses affaires. Il y avait son ordinateur portable, son iPod, quelques vêtements, quelques livres : pas grand-chose en vérité, cela tiendrait facilement dans deux valises. Il faisait beau sur Paris. Il n’avait pas été malheureux dans cette chambre, pas très heureux non plus. Son loyer arrivait à expiration dans une semaine. Il hésita à sortir, à faire une dernière fois un tour dans le quartier, sur les bords du bassin de l’Arsenal – puis il appela son père pour qu’il l’aide à déménager.

Leur cohabitation dans la maison du Raincy, pour la première fois depuis très longtemps, pour la première fois en réalité depuis l’enfance de Jed, en dehors de certaines périodes de vacances scolaires, se révéla tout de suite à la fois facile et vide. Son père travaillait encore beaucoup, il était loin d’avoir lâché les rênes de son entreprise à l’époque, il était rare qu’il rentre avant vingt et une, voire vingt-deux heures ; il s’affalait devant la télévision pendant que Jed faisait réchauffer un des plats cuisinés qu’il avait achetés quelques semaines plus tôt, remplissant le coffre de la Mercedes, au Carrefour d’Aulnay-sous-Bois ; il essayait de varier, de se rapprocher d’un certain équilibre alimentaire, il avait également acheté du fromage et des fruits. Son père de toute façon prêtait peu d’attention à la nourriture ; il zappait mollement, aboutissant en général à l’un des fastidieux débats économiques de LCI. Il se couchait presque aussitôt après le repas ; le matin, il était parti avant même que Jed ne se lève. Les journées étaient belles et uniformément chaudes. Jed se promenait entre les arbres du parc, s’asseyait sous un grand tilleul, un livre de philosophie à la main, qu’il n’ouvrait généralement pas. Des souvenirs d’enfance lui revenaient, peu nombreux ; puis il rentrait suivre les retransmissions du Tour de France. Il aimait ces longs plans ennuyeux, en hélicoptère, qui suivaient le peloton avançant paresseusement dans la campagne française.

BOOK: La carte et le territoire
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