Le Jour des Fourmis (52 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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— L’apparence ne suffit pas,
souligna M
me
Ramirez. Pour que le robot soit vraiment efficace, il a
fallu aussi copier et lui insuffler l’exacte mentalité d’une fourmi. Écoutez
donc votre père !

Elle feuilleta
l’Encyclopédie
avant de lui en désigner un passage.

166. ENCYCLOPÉDIE

ANTHROPOMORPHISME : Les
humains pensent toujours de la même manière, en ramenant tout à leur échelle et
à leurs valeurs. Parce qu’ils sont satisfaits et Gers de leurs cerveaux. Ils se
trouvent logiques, ils se figurent sensés. Aussi voient-ils toujours les choses
de leur point de vue : l’intelligence ne peut être qu’humaine, tout comme
la conscience ou la vision. Frankenstein est une représentation du mythe de
l’homme capable de créer un autre homme à son image, tel Dieu créant Adam
Toujours le même moule ! Même en fabriquant des androïdes, les humains
reproduisent leur manière d’être et de se comporter.

Ils se doteront peut-être un jour
d’un président-robot, d’un pape-robot mais cela ne changera rien à leur façon
de penser. Pourtant, il en existe tant d’autres ! Les fourmis nous en
enseignent une. Les extraterrestres nous en apprendront peut-être d’autres.

Edmond Wells,

Encyclopédie du savoir relatif et absolu, tome II.

 

Jacques Méliès mâchait nonchalamment
son chewing-gum.

— C’est très intéressant, tout
ça. Reste quand même une question qui, moi, me préoccupe au premier chef.
Madame Ramirez, pourquoi avez-vous voulu me tuer ?

— Oh, d’abord, ce n’était pas
de vous que nous nous méfions mais de M
lle
Wells. Nous lisions ses
articles et savions qu’elle avait de qui tenir. Vous, nous ignorions jusqu’à
votre existence.

Méliès mâcha plus nerveusement.
Juliette poursuivit :

— Pour surveiller M
lle
Wells, nous avions introduit chez elle une de nos fourmis mécaniques. Notre
espionne nous a transmis l’enregistrement de vos conversations et nous avons
alors appris que le plus perspicace des deux, c’était vous. Avec votre histoire
de joueur de flûtiau de Hamelin, vous étiez tout près du pot aux roses. Aussi
avons-nous décidé de vous envoyer la Meute.

— Et c’est pourquoi j’ai été
accusée. Heureusement que vous avez poursuivi vos meurtres…

— Le P
r
Miguel
Cygneriaz avait entre ses mains le produit final. C’était notre objectif de
destruction prioritaire.

— Et maintenant, où est le
fameux formicide absolu « Babel » ?

— Après la mort de Cygneriaz,
un de nos commandos fourmis a détruit l’éprouvette qui contenait cette
infection. À notre connaissance, il n’en existait pas d’autre. Espérons que de
nouveaux chercheurs n’auront pas un jour une idée similaire. Edmond Wells a
écrit que les idées sont dans l’air… Les bonnes et les mauvaises !

Elle soupira.

— Bon, vous savez tout,
maintenant. J’ai répondu à toutes vos questions. Je ne vous ai rien caché.

Mme Ramirez tendit les mains comme
si elle s’attendait à ce que Méliès sorte de sa poche une paire de menottes.

— Interpellez-moi. Arrêtez-moi.
Incarcérez-moi. Mais je vous en prie, laissez mon mari en paix. C’est un brave
homme. Il ne supportait simplement pas l’idée d’un monde sans fourmis. Il a
voulu sauver une richesse planétaire menacée par une poignée de savants fous
d’orgueil. S’il vous plaît, laissez Arthur en paix. De toute façon il est déjà
condamné par le cancer.

167. PAS DE NOUVELLES, MAUVAISES NOUVELLES

Quelles sont les nouvelles de la
croisade ?

Plus de nouvelles.

Comment ça, plus de
nouvelles ? Aucun moucheron messager n’a atterri en provenance de
l’Orient ?

Chli-pou-ni ramène ses antennes près
de ses labiales et les lave avec insistance. Elle pressent que les choses ne se
passent pas aussi simplement qu’elle le souhaitait. Peut-être que les fourmis
sont épuisées à force de tuer des Doigts ?

La reine Chli-pou-ni demande si le
problème « rebelles » est enfin réglé.

Une soldate répond qu’elles sont
désormais deux ou trois cents et qu’il est difficile de les repérer.

168. ENCYCLOPÉDIE

11
e
COMMANDEMENT :
Cette nuit j’ai fait un rêve étrange. J’imaginais que Paris était mis en pot
transparent par une grande pelle. Une fois dans le pot, tout était secoué, si
bien que la pointe de la tour Eiffel venait percuter le mur de mes toilettes.
Tout était renversé, je roulais au plafond, des milliers de piétons
s’écrasaient contre ma fenêtre close. Les voitures percutaient les cheminées,
les réverbères sortaient des planchers. Les meubles roulaient et je m’enfuyais
de mon appartement. Dehors tout était sens dessus dessous, l’Arc de triomphe
était en morceaux, Notre-Dame de Paris à l’envers, avec ses tours profondément
fichées dans la terre. Des wagons de métro jaillissaient du sol éventré pour
cracher leur confiture humaine. Je courais au milieu des décombres et
j’arrivais devant une gigantesque paroi de verre. Derrière, il y avait un œil.
Un seul œil, grand comme le ciel entier, et qui m’observait À un moment, l’œil,
voulant voir ma réaction, se mit à taper avec ce que je pense être une cuillère
géante contre la paroi. Un bruit de cloche assourdissant retentit. Toutes les
vitres encore intactes dans les appartements explosèrent. L’œil me regardait
toujours et il était cent fois plus grand qu’un soleil. Je n’aimerais pas que
cela se produise. Depuis ce rêve, je ne vais plus chercher de fourmilières dans
la forêt. Si les miennes meurent, je n’en installerai aucune autre. Ce rêve m’a
inspiré un 11
e
commandement que je commencerai par appliquer sur moi
avant de vouloir l’imposer à mon entourage ; ne fais pas aux autres ce que
tu n’as pas envie qu’on te fasse. Et par le mot « autres », j’entends
« tous » les autres.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

169. EN PAYS BLATTE

Un chat voit passer un curieux animal
volant. Il le frappe à travers la grille du balcon. Le scarabée « Grande
Corne » tombe. 103
e
a juste le temps de sauter avant qu’il ne
touche le sol.

Elle encaisse le choc dans les
pattes. Treize étages, c’est quand même haut.

Le scarabée, lui, a moins de chance.
Sa lourde carcasse explose au sol. C’en est fini du valeureux « Grande
Corne », splendide combattant aérien.

La chute de 103
e
a été
amortie par une large poubelle remplie d’ordures. Elle n’a toujours pas lâché
son cocon.

Elle marche sur la surface crevassée
et multicolore de la poubelle. Quel lieu mirifique ! Tout ici est
comestible et elle en profite pour se sustenter. Ça sent fort une multitude
d’arômes et de pestilences qu’elle n’a pas le temps d’identifier.

Là-haut, sur un livre de cuisine
déchiré, elle a repéré une silhouette furtive. Il y en a plusieurs. Il y a là
des milliers de silhouettes qui la surveillent de biais. Leurs longues antennes
se multiplient.

Il y a donc des insectes qui vivent
au pays des Doigts !

Elle les reconnaît. Ce sont des
blattes.

Il y en a partout. Elles sortent
d’une boîte de conserve, d’une pantoufle crevée, d’un rat endormi, d’un paquet
de lessive aux enzymes gloutonnes, d’un pot de yaourt au bifidus actif, d’une
pile électrique cassée, d’un ressort, d’un sparadrap rougi, d’une boîte de
tranquillisants, d’une boîte de somnifères, d’une boîte d’euphorisants, d’une
boîte de surgelés qui a dépassé sa date limite de fraîcheur et qui a donc été
jetée intacte, d’une boîte de sardines sans queues ni têtes. Les blattes
encerclent 103
e
. La fourmi n’en a jamais vu d’aussi grosses. Elles
ont des élytres bruns et de très longues antennes courbes sans articulations.
Elles sentent mauvais, moins mauvais que les punaises puantes, mais ont un
relent nauséeux plus âcre, plus nuancé dans les tonalités olfactives de la
pourriture.

Leurs flancs sont transparents et on
distingue à travers la chitine translucide les viscères palpitants, les
battements cardiaques, les giclées de sang projetées dans les fines artères.
103
e
est impressionnée.

Une vieille blatte aux émanations
fétides (tendance miellat rance), aux élytres jaunâtres et aux pattes couvertes
de petits crochets, s’adresse à 103
e
en langage olfactif.

Elle lui demande ce qu’elle vient
faire là.

103
e
lui répond qu’elle
cherche à rencontrer les Doigts dans leur nid.

Les Doigts ! Toutes les blattes
semblent se moquer d’elle.

Elle a bien dit les… Doigts ?

Oui, qu’y a-t-il de si
étonnant ?

Les Doigts sont partout. Il n’est
pas difficile de les rencontrer, énonce la vieille blatte.

Pouvez-vous me mener dans l’un de
leurs nids ? demande la fourmi.

La vieille blatte s’approche.

Sais-tu vraiment qui sont les…
Doigts ?

103
e
fait face.

Ce sont des animaux géants.

103
e
ne comprend pas ce
que la blatte veut lui faire émettre.

L’ancienne lui donne enfin sa
réponse :

Les Doigts sont nos esclaves.

103
e
a du mal à le
croire. Les Doigts géants seraient esclaves de petites blattes
répugnantes ?

Expliquez-vous.

La vieille blatte raconte comment
les blattes ont appris aux Doigts à leur déverser tous les jours des tonnes de
vivres divers. Les Doigts leur procurent des abris, de la nourriture et même de
la chaleur. Ils sont à leurs ordres et aux petits soins avec elles.

Tous les matins, les blattes ont à
peine savouré quelques en-cas parmi les montagnes d’offrandes livrées par des
Doigts que d’autres Doigts viennent évacuer les plats. Si bien qu’il y a
toujours à manger – et à profusion – de la nourriture très fraîche de premier
choix.

D’autres blattes racontent qu’avant,
elles vivaient en forêt elles aussi, et puis elles ont découvert le pays des
Doigts et s’y sont installées. Depuis, elles n’ont même plus besoin de chasser
pour se nourrir. Les aliments offerts par les Doigts sont sucrés, riches en
graisses, diversifiés et… surtout immobiles.

Cela fait bien quinze ans que notre
plus lointain ancêtre n’a pas eu à poursuivre de petit gibier. Tout tombe tout
frais tous les jours, servi par les Doigts, affirme une grosse blatte au dos
noir.

Vous parlez aux Doigts ?
demande 103
e
, interloquée par ce qu’elle perçoit mais aussi
par ce qu’elle est bien forcée de voir : des amoncellements de
nourriture !

La vieille blatte explique qu’on n’a
pas besoin de leur parler. Ils obéissent avant qu’aucune blatte n’ait eu besoin
d’insister.

Quoique ! Une fois, les offrandes
étaient arrivées un peu plus tard. Les blattes avaient manifesté leur
contrariété en tapant de l’abdomen contre le mur et, le lendemain, la
nourriture avait enfin été amenée à l’heure. En général, les ordures sont
descendues tous les jours.

Pouvez-vous me mener à leur
nid ? émet la fourmi.

Conciliabule. Elles ne semblent pas
toutes d’accord. La vieille blatte émet le résultat de la concertation.

Nous ne te conduirons à leur nid
que si tu es capable d’affronter l’« épreuve sublime ».

L’épreuve sublime ?

Les blattes guident la soldate vers
la salle du vide-ordures, dans le premier sous-sol de l’immeuble. Là, s’étale
un coin-débarras bourré de vieux meubles, d’appareils ménagers, de cartons.

Elles guident 103
e
vers
un endroit précis.

Qu’est-ce que c’est que cette
« épreuve sublime » ?

Une blatte lui répond
qu’essentiellement, l’opération consiste à rencontrer quelqu’un.

Quelqu’un, qui ça ? Un
adversaire ?

Oui, un adversaire bien plus costaud
que toi, répond une blatte, sibylline.

Elles marchent en file indienne.

On amène la fourmi à cet endroit
précis. Là, 103
e
voit une autre fourmi aux poils de la tête
ébouriffés. C’est une soldate à l’allure farouche. Celle-ci aussi est entourée
de blattes.

103
e
lance ses antennes
en avant et s’aperçoit d’une première anomalie : la fourmi ne possède
strictement aucune odeur passeport ! C’est sûrement une mercenaire
habituée au combat au corps à corps car ses pattes et son thorax sont éraflés
d’une multitude de coups de mandibules.

Elle ne sait pas pourquoi, cette
fourmi qu’on lui présente en ces circonstances étranges lui est tout de suite
antipathique. Pas d’odeur, des allures de traîne-la-faim, une manière de
marcher assez prétentieuse, des poils de pattes qui n’ont pas dû être léchés
depuis deux jours, voilà une fourmi vraiment peu amène !

Qui est cet individu
 ? demande 103
e
aux blattes qui guettent avec intérêt
ses réactions.

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