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en est très consciente
et, à voir la manière agressive dont elle tend ses mandibules, on se doute
qu’elle n’a pas l’intention de faire dans la délicatesse.
Les croisées ne sont plus qu’à
quelques milliers de pas de ce nid de Doigts qui les nargue.
8 h 30. La porte de
l’agence de la Poste venait juste de s’ouvrir. Les premiers clients entrent
sans se douter de quoi ils sont l’enjeu.
Les insectes passent du trot au
galop.
En avant, chargez !
Le service du nettoyage municipal
passait le matin à 8 h 30. Il s’agissait d’un petit camion-benne
rempli d’eau savonneuse qui aspergeait le trottoir pour le laver.
Qu’est-ce qui nous arrive ?
Effroi dans la croisade : un
cyclone d’eau âcre déferle.
Toute l’armée croisée est assommée
et submergée.
Dispersion
! hurle 103
e
.
La vague, haute de plusieurs
dizaines de pas, noie tout le monde. L’eau rebondit et monte dans le ciel pour
frapper les légions volantes.
Les croisées sont toutes lessivées.
Quelques scarabéides arrivent à
décoller en emportant des grappes de fourmis affolées. Chacun se bat pour son
bout de patte. Des fourmis poussent des termites. Plus question de solidarité
et d’entente entre les peuples ! C’est chacun pour sa carcasse.
Alourdies de passagers, les
scarabéides volettent difficilement et font le régal de pigeons obèses.
Au-dessous, c’est l’hécatombe.
Des légions entières sont décimées
par le typhon. Les corps cuirassés des soldates roulent sur le parvis puis
échouent dans le caniveau.
C’est la fin d’une belle aventure
militaire. Après quarante secondes de jet d’eau savonneuse intensif, l’armée
croisée n’avance plus. Sur les trois mille insectes d’espèces diverses qui
s’étaient unis pour en finir avec le problème des Doigts, il ne reste qu’une
poignée de survivants plus ou moins éclopés. La plupart des soldates ont été emportées
par la vague déferlante du service de nettoyage municipal.
Déistes, non-déistes, fourmis,
abeilles, scarabées, termites, mouches, tous sans distinction sont balayés par
la tornade liquide.
Comble du dérisoire, l’agent
municipal qui conduisait la benne ne s’aperçut de rien. Aucun humain ne
s’aperçut que
l’Homo sapiens
venait de remporter la Grande Bataille de
la Planète. Les gens continuent de vaquer à leurs occupations en pensant à ce
qu’ils vont manger à midi, aux corvées du jour et à leur travail au bureau.
Les insectes, eux, savent très bien
qu’ils ont perdu la guerre du monde.
Tout a été si rapide et si définitif
que le désastre semble à peine concevable. En quarante secondes, toutes ces
pattes qui ont parcouru des kilomètres, toutes ces mandibules qui se sont
battues dans les pires conditions, toutes ces antennes qui ont senti les odeurs
des zones les plus exotiques, tout est réduit à l’état de pièces détachées
surnageant dans une soupe olivâtre.
La première croisade contre les Doigts
n’avance plus et n’avancera plus jamais. Elle a été engloutie sous une trombe
d’eau savonneuse.
Nicolas Wells rejoignit les autres. De son
onde propre, il enrichit la vibration collective : OM. Un instant, il se
sentit devenir un nuage immatériel et léger qui s’élevait, s’élevait et
traversait les matières. C’était mille fois mieux qu’être dieu parmi les
fourmis. Libre ! Il était libre.
9
e
a un réflexe salvateur.
Elle plante profondément ses griffes dans une rainure de la plaque d’égout.
Lamentablement, elle se traîne sur les pavés de la place piétonnière. Pour sa
part, 103
e
a tout juste eu le temps de prendre de l’altitude avec
« Grande Corne » et a évité le cyclone. Elle est indemne, tout comme
23
e
, blottie dans un trou du bitume.
Plus loin, des scarabées survivants
fuient en emportant leurs cornacs. Quelques derniers termites détalent en
regrettant de n’être pas demeurés sur l’île du cornigera.
Les trois Belokaniennes parviennent
à se rejoindre.
Ils sont trop forts pour nous,
se désole 9
e
, en s’essuyant yeux et antennes irrités par le
désinfectant.
Les Doigts sont des dieux. Les
Doigts sont tout-puissants. Nous ne cessions de le clamer et vous ne nous
croyez pas. Voyez le gâchis ! soupire 23
e
.
103
e
tremble encore de
peur. Que les Doigts soient ou non des dieux n’y change rien, ils sont
terribles.
Elles se frictionnent, s’échangent
des trophallaxies désespérées, comme seules savent le faire les rescapées d’une
croisade définitivement en déroute.
Pour 103
e
cependant,
l’aventure ne se termine pas sur cette place. Il lui reste une mission à
accomplir. Elle serre si fort contre elle son cocon à papillon que 9
e
,
qui n’y avait pas prêté attention jusque-là, interroge :
Qu’est-ce qu’il y a dans ce truc
que tu trimbales depuis le début de la croisade ?
Pas grand-chose.
Montre.
103
e
refuse.
9
e
s’emporte. Elle
déclare à la soldate qu’elle l’a toujours soupçonnée d’être une espionne à la
solde des Doigts. C’est 103
e
qui les a conduites droit dans ce
guet-apens, elle qui se prétendait leur guide !
Confiant son colis à 23
e
,
103
e
accepte le duel.
Les deux fourmis se font face,
écartent au plus large leurs mandibules, dardent la pointe de leurs antennes.
Elles se tournent autour pour mieux évaluer leurs points les plus vulnérables.
Puis soudain, c’est le choc. Elles s’élancent l’une sur l’autre, heurtent leurs
carapaces, se poussent du thorax.
9
e
fouette l’air de sa
mandibule gauche et la plante dans la cuirasse de chitine de son adversaire. Du
sang transparent coule.
103
e
esquive un deuxième
coup de faux. Comme son adversaire est emportée par son élan, elle en profite
pour lui couper le bout d’une antenne.
Arrêtons ce combat inutile !
Il ne reste plus que nous. Tu tiens vraiment à achever le travail des
Doigts ?
9
e
est au-delà de toute
raison. Tout ce qu’elle veut, c’est ficher son antenne valide dans l’orbite
oculaire de cette traîtresse.
Elle manque de peu sa cible. 103
e
veut tirer à l’acide, elle ajuste son abdomen et décoche une goutte corrosive
qui va se perdre au revers du pantalon d’un facteur.
9
e
tire aussi et,
maintenant, le sac à venin de 103
e
est vide. L’excitatrice croit le
moment venu d’achever sa proie, mais la soldate a encore de la ressource. Elle
fonce, mandibules écartées, et lui attrape la patte médiane gauche qu’elle tord
d’avant en arrière.
9
e
agit de même avec la
patte postérieure droite de 103
e
. C’est à qui arrachera la première
le membre de l’autre.
103
e
se souvient d’une de
ses leçons de combat.
Si on attaque cinq fois de la
même manière, l’adversaire parera le sixième assaut comme les cinq premiers. Il
ne sera pas difficile alors de le surprendre.
Cinq fois, 103
e
frappe la
bouche de 9
e
de la pointe de son antenne. Il n’y a plus alors qu’à
profiter de la position de repli des mandibules de l’autre pour lui attraper le
cou. D’un mouvement sec, elle décapite la fourmi.
La tête de 9
e
roule sur
le pavé gras.
Elle s’immobilise. Son adversaire
vient la contempler. Les antennes vaincues s’agitent. Chez les fourmis, toutes
les parties du corps conservent une certaine autonomie même après la mort.
Tu te trompes, 103
e
,
dit le crâne de 9
e
.
La soldate a l’impression d’avoir
déjà vécu cette scène d’un crâne qui tient à délivrer son dernier message. Mais
ce n’était pas ici et ce n’était pas le même message. C’était sur le dépotoir
de Bel-o-kan et ce que lui avait dit la rebelle alors avait complètement changé
le cours de son existence.
Les antennes du cadavre de 9
e
remuent derechef.
Tu te trompes, 103
e
. Tu
crois qu’on peut ménager tout le monde, mais on ne peut pas. Il faut choisir
son camp. Soit tu es pour les Doigts, soit tu es pour les fourmis. On n’échappe
pas à la violence par de belles idées. On n’échappe à la violence que par la
violence. Aujourd’hui tu as gagné parce que tu étais plus forte que moi. Bravo.
Mais un conseil : ne faiblis jamais car, alors, aucun de tes beaux
principes abstraits ne pourrait te secourir.
23
e
s’approche et shoote
dans ce crâne décidément trop bavard. Elle félicite la soldate et lui tend le
cocon.
Maintenant, tu sais ce qu’il te
reste à faire.
103
e
sait.
Et toi ?
23
e
ne répond pas tout de
suite. Elle reste évasive. Elle se prétend la servante des divinités
doigtesques. Elle pense que lorsqu’il le faudra, les Doigts lui indiqueront ce
qu’elle doit accomplir. En attendant, elle errera dans ce monde au-delà du
monde.
103
e
lui souhaite bon
courage. Puis la soldate monte sur « Grande Corne ». Elle se branche
sur ses antennes. Le scarabée fait coulisser ses élytres et déploie ses longues
ailes brunes. Contact. Les voiles nervurées brassent l’air pollué du pays des
Doigts. 103
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décolle et fonce vers la cime du premier nid de Doigts
qui lui fait face.
Le matin s’était levé, et Laetitia
Wells et Jacques Méliés écoutaient toujours, suspendus aux lèvres de Juliette
Ramirez, le récit d’une histoire extraordinaire.
Ils savaient déjà que l’homme aux
allures de Père Noël retraité était son époux, Arthur Ramirez. Ils apprirent
que dès son enfance, celui-ci avait été frappé par la passion du bricolage. Il
fabriquait des jouets, des avions, des voitures, des bateaux qu’il dirigeait à
distance avec une télécommande. Objets et robots obéissaient au moindre de ses
ordres. Ses amis l’avaient surnommé « le maître des lutins ».
— Tout le monde a un don qu’il
lui suffit de cultiver. Ainsi, j’ai une amie qui est une artiste en matière de
point de croix. Ses tapisseries sont…
Mais son auditoire se moquait
éperdument des merveilles réalisables au point de croix. Elle reprit :
— Arthur, lui, a compris que
s’il avait un petit « plus » à apporter à l’humanité, ce serait grâce
à son habileté à manier les télécommandes.
Naturellement, il s’orienta vers la
robotique et obtint haut la main ses diplômes d’ingénieur. Il inventa le
changeur automatique de pneus crevés, le baladeur greffable à l’intérieur du
crâne et même le gratte-dos téléguidé.
Pendant la dernière guerre, il mit
au point des « loups d’acier ». Ces robots à quatre pattes étaient
évidemment plus stables que les androïdes à deux pattes. Ils étaient, de plus,
munis de deux caméras infrarouges permettant de viser dans l’obscurité, de deux
mitrailleuses au niveau des naseaux et d’un canon court de 35 mm dans la
gueule. Les « loups d’acier » attaquaient la nuit. Des soldats les
téléguidaient, bien à l’abri, à plus de cinquante kilomètres de là. Ces robots s’avérèrent
si efficaces qu’aucun ennemi ne survécut pour signaler leur existence !
Il arriva cependant qu’Arthur
visionnât un jour les images ultra-confidentielles montrant les dégâts
provoqués par ses « loups d’acier ». Les soldats chargés de les
diriger avaient été saisis par la fièvre du jeu et, comme dans un jeu vidéo,
avaient massacré sur leurs écrans de contrôle tout ce qui bougeait.
Écœuré, Arthur avait opté pour une
retraite anticipée et ouvert ce magasin de jouets. Son talent, il le mettrait
désormais au service des enfants puisque les adultes étaient trop
irresponsables pour faire bon usage de ses découvertes.
C’est alors qu’il rencontra
Juliette, qui était déjà préposée des postes. Elle lui délivrait son courrier,
des mandats, des cartes postales, des lettres recommandées. Le coup de foudre
fut immédiat. Ils se marièrent et vécurent heureux dans la maison de la rue
Phoenix jusqu’au jour où survint l’accident. C’était ainsi qu’elle appelait
l’événement : « l’accident ».
Alors que, comme à chaque tournée,
elle distribuait son courrier, un chien l’attaqua. Il s’en prit à sa sacoche, y
mordit à pleines dents et éventra un paquet.
Juliette acheva son travail et
ramena le colis abîmé à la maison. Arthur, si habile de ses Doigts, saurait le
réparer et le destinataire ne s’apercevrait jamais de rien, ce qui lui
éviterait d’éventuels ennuis avec des usagers toujours prêts à réclamer.
Arthur Ramirez ne répara jamais le
colis.
En le manipulant, son contenu
l’intrigua : un dossier épais de plusieurs centaines de pages, les plans
d’une curieuse machine, une lettre. Sa curiosité naturelle l’emporta sur sa
discrétion tout aussi naturelle : il lut le dossier, il lut la lettre, il
examina les plans.