Jacques Méliès en était certain.
— Vous êtes… Juliette Ramirez,
la candidate-vedette de « Piège à…
— … réflexion »,
compléta Laetitia.
La journaliste, le front plissé,
cherchait à établir un lien entre la championne des énigmes, le faux Père Noël
et la meute de fourmis tueuses.
En habitué des confrontations, le
policier chercha à calmer Juliette Ramirez qu’il devinait au bord de la crise
de nerfs.
— C’est que nous adorons cette
émission, vous savez ! À l’aide d’exemples plus simples qu’il n’y paraît,
elle enseigne à envisager différemment l’univers. À penser autrement.
— Penser autrement !
soupira M
me
Ramirez, sans plus retenir ses sanglots.
Démaquillée, décoiffée, un vieux
peignoir remplaçant ses robes à pois bien coupées, elle paraissait plus âgée,
plus fatiguée que sur le petit écran. La candidate si brillante n’était plus
qu’une femme entre deux âges.
— C’est mon mari, Arthur,
dit-elle en désignant l’homme sur le lit. C’est lui le « maître » des
fourmis. Et pourtant, tout est de ma faute, tout ! Maintenant que vous
êtes arrivés jusqu’à nous, je n’en peux plus de conserver le secret. Je vais
tout vous raconter.
— Nicolas, il faut que je te
parle.
L’enfant baissa la tête, attendant
l’algarade paternelle.
— Oui, Papa, j’ai mal agi,
dit-il docilement. J’recommencerai plus.
— Ce n’est pas de tes
manigances que je veux te parler maintenant, Nicolas, répondit doucement
Jonathan. Plutôt de notre existence ici. Toi, tu as choisi de continuer à vivre
« normalement », si on peut dire, alors que nous, nous avons décidé
de nous faire « fourmis ». Certains estiment que tu devrais te
joindre à nos séances de communion. Moi, je pense que nous devons d’abord t’informer
de notre état d’esprit, puis te laisser libre de ton choix.
— Oui, Papa.
— Est-ce que tu comprends ce
que nous faisons ?
Le gamin marmonna, yeux à
terre :
— Vous vous mettez en rond,
vous chantez ensemble et vous mangez de moins en moins.
Le père était disposé à se montrer
patient.
— Ce ne sont que les aspects
extérieurs de notre travail. Il y en a d’autres. Dis-moi, Nicolas, combien
possèdes-tu de sens ?
— Cinq.
— Lesquels ?
— La vue, l’ouïe… euh, le
toucher, le goût et l’odorat, récita le gamin comme pour un examen scolaire.
— Et puis ? interrogea
Jonathan.
— Et puis, c’est tout.
— Très bien. Tu m’as cité cinq
sens physiques qui te permettent d’appréhender la réalité physique. Or, il
existe une autre réalité, psychique celle-là, et qu’il est possible de saisir
grâce à cinq sens psychiques. Si tu te contentes de tes cinq sens physiques,
c’est comme si tu ne te servais que de tes cinq doigts de la main gauche.
Pourquoi ne pas utiliser aussi tes cinq doigts de la main droite ?
Nicolas en fut pour le moins
interloqué :
— C’est quoi, tes cinq autres
sens, « psy-chi-ques », comme tu dis ?
— L’émotion, l’imagination,
l’intuition, la conscience universelle et l’inspiration.
— Je croyais juste qu’avec ma
tête je pensais, et puis voilà.
— Mais non, il y a une
multitude de manières de penser. Notre cerveau est comme un ordinateur, on peut
le programmer de façon à réaliser des choses fantastiques dont on a à peine
idée. C’est un outil qui nous est offert et dont nous n’avons jamais trouvé le
mode d’emploi complet. Pour l’instant nous l’utilisons à 10 %. Dans mille
ans peut-être, nous saurons l’utiliser à 50 % et dans un million d’années,
à 90 %. Nous sommes des bébés, dans notre tête. Nous ne comprenons pas la
moitié de ce qui se passe autour de nous.
— Tu exagères. La science
moderne…
— Mais non ! La science
n’est rien du tout. Elle ne sert qu’à impressionner ceux qui n’y connaissent
rien. Les vrais scientifiques savent qu’on ne sait rien et que plus on avance,
plus on s’aperçoit de son ignorance.
— Mais l’oncle Edmond savait
des choses, lui…
— Non. Edmond nous indique la
voie de notre propre émancipation. Il nous montre comment se poser les
questions mais il ne nous offre pas de réponse. Lorsqu’on commence à lire
l’Encyclopédie du savoir relatif et absolu,
on a l’impression de mieux comprendre
tout, puis si l’on poursuit sa lecture, on a l’impression de ne plus rien
comprendre à rien.
— Moi, il me semble que je
comprends ce qu’il y a dans ce livre.
— Tu as bien de la chance.
— Il parle de la nature, des
fourmis, de l’univers, des comportements sociaux, de la confrontation des
peuplades de la Terre… J’y ai même vu des recettes de cuisine et des énigmes.
Moi, en lisant ce livre, je me sens plus intelligent et tout-puissant.
— Tu as vraiment de la chance.
Moi, plus je le lis, plus je constate combien tout est incompréhensible et
combien nous sommes loin des buts à atteindre. Même ce livre ne nous aide plus.
Ce ne sont plus que des successions de mots, eux-mêmes composés de lettres. Les
lettres sont des dessins, et les mots cherchent à capturer les objets, les
idées et les animaux derrière des dénominations. Le mot « blanc »
possède sa propre vibration, mais « blanc » se dit avec d’autres mots
dans d’autres langues :
white, blanco,
etc., ce qui prouve bien que
le mot « blanc » ne suffit pas pour définir cette couleur. C’est une
approximation inventée jadis par on ne sait qui. Les livres sont des
successions de mots, les livres sont des successions de symboles morts, des
successions d’approximations.
— Mais l’Encyclopédie du savoir
relatif et…
— L’Encyclopédie
n’est rien par rapport à la vie vécue. Aucun livre n’égalera un
instant de réflexion sur l’action présente.
— Je ne comprends plus ton
charabia !
— Excuse-moi, je suis allé un
peu vite. Disons que là, tu m’écoutes quand je te parle et c’est déjà
important.
— Évidemment que je t’écoute,
pourquoi veux-tu que je ne t’écoute pas ?
— Il est très difficile
d’écouter… il faut une grande vigilance.
— Tu es bizarre. Papa.
— Excuse-moi, je ne me suis pas
mis à ta portée. Je voudrais te montrer quelque chose. Ferme les yeux et
écoute-moi bien. Imagine un citron. Tu le vois ? Il est jaune, très jaune,
il brille au soleil. Il est râpeux et très odorant. Tu sens son parfum ?
— Oui.
— Bien. Maintenant, tu prends
un grand couteau pointu et coupant. Tu tranches le citron en rondelles :
le citron s’ouvre. La rondelle laisse apparaître au soleil tout un réseau de
pulpes gorgées de liquide. Tu presses la rondelle et tu vois les pulpes qui
éclatent, le jus coule, bien jaune, bien odorant… Tu le sens ?
Nicolas garde les yeux fermés.
— Oh, oui.
— Bon, dis-moi, est-ce que tu
as de la salive dans ta bouche ?
— Euh… (il fit claquer sa
langue)… oui le fond de ma bouche est baigné de salive ! Comment est-ce
possible ?
— C’est le pouvoir de la pensée
sur le corps. Tu vois, rien qu’en pensant à un citron, tu peux provoquer un
phénomène physiologique incontrôlable.
— Mais c’est fabuleux !
— C’est un premier pas. Nous
n’avons pas besoin de nous faire passer pour des dieux, nous en sommes déjà
depuis longtemps, et sans le savoir.
Le gosse s’emballa.
— Je veux apprendre à être comme
ça. Papa, s’il te plaît, apprends-moi à contrôler tout avec mon esprit.
Apprends-moi. Que dois-je faire ?
Les guerres civiles prennent de plus
en plus d’ampleur dans la Cité. Les rebelles déistes ont envahi un quartier
entier, celui des fourmis citernes. De là, elles fournissent en permanence les
Doigts en miellat.
Paradoxalement, ceux-ci ont cessé de
s’exprimer par l’entremise du Docteur Livingstone. La voix du prophète s’est
tue.
Ce silence ne réduit en rien
l’ardeur des religieuses.
Systématiquement, les déistes mortes
sont regroupées dans une pièce et, avant les combats, les rebelles viennent les
visiter. Elles miment des trophallaxies et des dialogues avec ces statues, le plus
souvent figées dans une attitude de combat.
Toutes celles qui mettent une fois
les pieds dans la salle des morts en sortent comme transfigurées au niveau des
parfums de leurs antennes. Garder les gens intacts après leur trépas, c’est
donner de l’importance aux êtres.
Le mouvement déiste est seul dans la
Cité à affirmer que les citoyennes ne sont pas seulement des individus que l’on
fait naître puis que l’on jette sans un regret.
Les rebelles déistes ont une manière
de parler qui est comme de la drogue de lochemuse. Dès qu’elles commencent à
émettre pour évoquer les dieux, on ne peut cesser de les réceptionner.
Ensuite, les fourmis contaminées par
la « religion doigtesque » ne travaillent plus, ne soignent plus le
couvain, elles ne songent plus qu’à dérober de la nourriture pour l’amener sous
le plancher, dans la Doigtilière.
La reine Chli-pou-ni ne semble pas
gênée par cette recrudescence du mouvement rebelle. Elle réclame seulement des
nouvelles de la croisade.
De source moucheronne, les croisées
ont franchi maintenant le bout du monde et ont déjà engagé la bataille contre
les Doigts.
Parfait, émet la reine. Pauvres
Doigts, comme ils vont regretter de nous avoir défiées ! Quand nous les
aurons définitivement vaincus là-bas, le mouvement rebelle n’aura plus aucune
raison d’exister ici.
CONTE : Les mots
« conte » et « compte » ont, en français, la même
prononciation. Or, on constate que cette correspondance entre chiffres et
lettres existe pratiquement dans toutes les langues. Compter des mots ou conter
des chiffres, où est la différence ? En anglais, compter : to
count ; conter : to recount. En allemand, compter :
zahlen ; conter : erzahlen. En hébreu, conter : le saper ;
compter : li saper. En chinois, compter : shu ; conter :
shu.
Chiffres et lettres sont unis
depuis les balbutiements du langage. Chaque lettre correspond à un chiffre,
chaque chiffre à une lettre. Les Hébreux l’ont compris dès l’Antiquité et c’est
pourquoi la Bible est un livre magique et rempli de connaissances scientifiques,
présentées sous forme de contes codés. Si on donne leur valeur numérique aux
premières lettres de chaque phrase, on découvre un premier sens caché. Si on
donne leur valeur numérique aux lettres des mots, on découvre des formules et
des associations qui n’ont plus rien à voir avec les légendes ou avec la
religion.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Les insectes se préparent pour la
grande offensive. Le nid de Doigts est là, juste en face, les narguant de
manière insupportable.
L’armée des croisées est déterminée.
Elles se battront comme des forcenées, mais ce premier nid est un symbole. Il
ne doit pas leur résister. Les légions s’alignent par spécialités. 103
e
,
juchée sur « Grande Corne », propose qu’on attaque par petits carrés
compacts qui s’écarteront dès que les Doigts apparaîtront. Cette stratégie a
été utilisée par les naines lors de la bataille des Coquelicots et elle avait
alors assez bien fonctionné.
Chacune se lave. On s’échange les
ultimes trophallaxies. Les excitatrices émettent leurs phéromones les plus
sauvages.
Chargez !
La ligne des cinq cent soixante-dix
dernières croisées avance, terrible et décidée. Les abeilles volettent
au-dessus des antennes, elles ont dégainé leur dard empoisonné. Les scarabéides
font claquer leurs mandibules.
9
e
veut essayer de
refaire un trou et d’y remettre du venin d’abeille. Après tout, c’est la seule
technique de chasse qui a réussi contre les Doigts.
Ça y est ! La première et la
seconde ligne d’infanterie légère s’ébranlent et des cavalières aux longues
pattes graciles caracolent sur leurs flancs. C’est une superbe armée que cet
amas de Belokaniennes, de Zedibeinakaniennes, d’Askoleïnes, de Moxiluxiens. Les
scarabéides veulent venger leurs congénères écrasées contre le mur transparent
surgi du néant.
La troisième et la quatrième vague
d’assaut se mettent à leur tour en marche. Elles comprennent des lignes
d’artillerie légère et d’artillerie lourde. Personne, jusqu’à présent, n’est
parvenu à les inquiéter.
La cinquième et la sixième vague
d’assaut se préparent à achever les Doigts mourants en enduisant la pointe de
leurs mandibules de venin d’abeille.
Jamais une armée insecte n’a
combattu aussi loin de ses nids respectifs. Toutes savent que de cette bataille
dépend peut-être la conquête de tous les territoires périphériques de la
planète !
C’est plus qu’une bataille
d’ailleurs, c’est une guerre dont dépend sûrement la domination du monde. Le
vainqueur montrera qui est le maître de cette planète !