Au début du XIX
e
siècle,
les Anglais réussiront à conquérir militairement tous les comptoirs et les
grandes villes, mais jamais ils ne contrôleront la totalité du pays. Ils se
contenteront de créer des cantonnements, des « petits quartiers de
civilisation anglaise », implantés dans un environnement entièrement
indien.
De même que le froid protège la
Russie, la mer le Japon et la Grande-Bretagne, un mur spirituel protège l’Inde
et englue tous ceux qui y pénètrent.
De nos jours encore, tout
touriste qui s’aventure ne serait-ce qu’une journée dans ce pays-éponge est
saisi par les « à quoi bon ? » et les « pour quoi
faire ? », et est tenté de renoncer à toute entreprise.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Jacques Méliès se pencha.
— Elle est tombée !
Tous vinrent le rejoindre. Ils
essayèrent de distinguer quelque chose tout en bas.
— Elle doit être morte…
— Peut-être pas, les fourmis
savent encaisser les grandes chutes.
Juliette Ramirez s’anima.
— Retrouvez-la, elle seule peut
sauver mon mari et vos amis sous la fourmilière.
Ils dévalèrent les marches et
ratissèrent le parking.
— Surtout, faites bien
attention où vous mettez les pieds !
Laetitia Wells chercha sous les
roues des voitures. Juliette Ramirez passa au crible les petits fourrés placés
à titre décoratif au bas de l’immeuble. Jacques Méliès alla sonner chez tous
les voisins du dessous pour vérifier si la fourmi, poussée par une bourrasque,
n’avait pas atterri sur leur balcon.
— Vous n’auriez pas vu une
fourmi avec une trace rouge sur le front ?
Évidemment, ils le prirent pour un
dément, mais, grâce à sa carte tricolore, ils le laissèrent cependant fureter
partout.
Ils passèrent toute la journée à
chercher.
— Que faire ? Dieu seul
sait où peut être 103
e
!
Juliette Ramirez refusait de baisser
les bras.
— Si cette fourmi sait vraiment
comment soigner le cancer, il faut à tout prix la retrouver.
Ils fouinèrent encore longtemps. Ce
n’étaient pas les insectes qui manquaient par ici ! Mais même avec l’aide
de la loupe éclairante, nulle part ils n’aperçurent de fourmi rousse des bois
au front marqué d’une tache rouge.
— Si seulement nous avions
disposé d’un marqueur radioactif au lieu de vernis à ongles ! fulmina
Méliès.
Ils se concertèrent.
— Il doit bien y avoir un moyen
de retrouver une fourmi, même dans une ville comme Fontainebleau.
— Énumérons toutes les idées
qui nous passent par la tête. On fera le tri ensuite, conseilla M
me
Ramirez.
Les propositions fusèrent :
— Ratisser toute la ville mètre
par mètre avec l’aide des militaires et des pompiers.
— Interroger toutes les fourmis
que nous rencontrerons pour leur demander si elles n’en auraient pas vu passer
une avec du rouge sur le front.
Aucune solution ne leur parut
satisfaisante. Laetitia suggéra alors :
— Et si on passait un appel
dans le journal ?
Ils se regardèrent. L’idée n’était
peut-être pas aussi stupide qu’elle en avait l’air. Ils réfléchirent encore,
mais aucun d’entre eux n’en trouva de meilleure.
VICTOIRE ; Pourquoi toute forme
de victoire est-elle insupportable ? Pourquoi n’est-on attiré que par la
chaleur rassurante de la défaite ? Peut-être parce qu’une défaite ne peut
être que le prélude à un revirement alors que la victoire tend à nous
encourager à garder le même comportement. La défaite est novatrice, la victoire
est conservatrice. Tous les humains sentent confusément cette vérité. Les plus
intelligents ont ainsi tenté de réussir non pas la plus belle victoire mais la
plus belle défaite. Hannibal fit demi-tour devant Rome offerte. César insista pour
aller aux ides de mars.
Tirons leçon de ces expériences.
On ne construit jamais assez tôt sa défaite. On ne bâtit jamais assez haut le
plongeoir qui nous permettra de nous élancer dans la piscine sans eau. Le but
d’une vie lucide est d’aboutir à une déconfiture qui servira de leçon à tous
ses contemporains. Car on n’apprend jamais de la victoire, on n’apprend que de
la défaite.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Portrait-robot dans la rubrique
« animaux perdus » de
L’Écho du dimanche.
Une tête de fourmi
est dessinée à la plume.
Légende :
« Attention ! Lisez bien ! Ceci n’est pas une plaisanterie. La
fourmi représentée ici peut sauver la vie de dix-sept personnes en danger de
mort.
Les indices suivants vous
permettront d’éviter de la confondre avec toute autre fourmi :
103 683
e
est une
fourmi rousse. Elle n’est donc pas complètement noire. Son thorax et sa tête
sont brun-orangé. Seul son abdomen est sombre.
Sa taille : 3 millimètres. Sa
carapace est rayée. Ses antennes sont courtes. Si on l’approche du Doigt, elle
lance aussitôt un jet d’acide.
Ses yeux sont relativement petits,
ses mandibules larges et trapues.
Signe particulier : une trace
rouge sur le front.
Si vous la découvrez, si même sans
être sûr de vous, vous croyez l’avoir reconnue, recueillez-la, abritez-la et
n’hésitez pas à composer le 31 41 59 26. Demandez Laetitia
Wells. Vous pouvez aussi appeler la police et demander le commissaire Jacques
Méliès.
100 000 francs de récompense
pour tout appel susceptible d’aider à retrouver 103 683
e
. »
Laetitia, Méliès et Juliette Ramirez
s’efforcèrent de discuter avec les fourmis du terrarium, avec des fourmis
prises au hasard dans les rues. Si celles du terrarium avaient bien entendu
parler de Bel-o-kan, elles étaient incapables de les y conduire. Elles ne
savaient même pas où elles gîtaient pour l’heure. Quant au secret du cancer,
alors là, elles ne voyaient absolument pas de quoi il était question !
Même ignorance du côté des fourmis
rencontrées dans les rues, les jardins ou les maisons.
Force leur fut de constater que la
plupart des Myrmécéennes étaient plutôt stupides. Elles ne s’intéressaient à
rien. Elles ne comprenaient rien. Elles ne pensaient qu’à se nourrir.
Jacques Méliès, Juliette Ramirez et
Laetitia Wells arrivèrent ainsi à mesurer combien 103
e
était un cas
à part. Sa démarche intellectuelle la rendait unique.
Laetitia Wells attrapa avec une
petite pince les capsules dans lesquelles 103
e
avait rangé ses
phéromones zoologiques sur les Doigts.
Décidément, cette 103
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avait voulu tout comprendre de son monde et de son époque. On avait rarement vu
autant de curiosité et d’avidité de savoir, même chez un humain. 103
e
était vraiment quelqu’un d’exceptionnel, se dit Laetitia Wells. Et elle se
mordit les lèvres de penser déjà à 103
e
à l’imparfait.
Un instant, elle eut presque envie de
prier. Après tout, qu’est-ce qui pouvait permettre de retrouver une fourmi dans
une ville humaine, si ce n’était un miracle ?
La reine Chli-pou-ni descend, entourée
d’une escorte de gardes aux longues mandibules. Elle s’en veut de ne pas avoir
communiqué plus tôt avec le Docteur Livingstone. Elle connaît déjà toutes les
questions qu’elle va poser. Elle sait déjà comment elle va discerner leurs
faiblesses. Et puis, elle a décidé de les nourrir. Il faut les nourrir pour les
appâter, comme on le fait pour appâter les pucerons sauvages avant de leur
couper les ailes et de les installer dans les étables.
Étage – 10 : Une ardeur
nouvelle la saisit. La reine accélère le pas. Oui, elle va les nourrir et leur
parler. Elle prendra des notes et consignera encore de nombreuses phéromones
zoologiques sur les Doigts.
Autour d’elle, ses gardes
caracolent. Toutes sentent qu’il va se produire aujourd’hui quelque chose
d’important. La reine de la Fédération, fondatrice du mouvement évolutionnaire,
consent enfin à parler aux Doigts, à les étudier pour mieux les tuer.
Étage – 12 : Chli-pou-ni se dit
qu’elle a été vraiment stupide de ne pas avoir écouté 103
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plus tôt.
Elle aurait dû dialoguer avec les Doigts depuis longtemps. Elle aurait dû
écouter sa mère. Belo-kiu-kiuni leur parlait. Il était, si simple de faire de
même.
Étage – 20 : Pourvu que les
Doigts là-dessous soient encore vivants ! Pourvu que dans sa volonté de se
distinguer, de faire quelque chose de différent de ses parents, elle n’ait pas
tout gâché. Il ne fallait pas faire le contraire, ni faire de même, il fallait
poursuivre. Poursuivre l’œuvre de Mère au lieu de la nier.
Autour d’elle, la Meute s’active
comme tous les jours. Les fourmis la saluent de la pointe des antennes. Mais la
plupart sont quand même surprises de voir leur reine descendre si profondément
dans la Cité.
Étage – 40 : Chli-pou-ni galope
maintenant avec toute sa troupe en se répétant : « Pourvu qu’il ne soit
pas trop tard. » Elle bifurque dans plusieurs couloirs et débouche dans
une salle qu’elle ne connaît pas. Une salle aux proportions étonnantes, qui a
dû être construite il y a moins d’une semaine dans ces étages peu peuplés.
Soudain, devant elle, des déistes !
Ce sont les cadavres de toutes les rebelles déistes qui ont été ramenés ici.
Des centaines de fourmis immobiles semblent défier la visiteuse importune.
Des soldates mortes conservées dans
la Cité ! Les antennes royales, éberluées, ont un mouvement de recul.
Derrière elle, les soldates belokaniennes qui l’accompagnent sont, elles aussi,
épouvantées.
Que font toutes ces mortes
ici ? Elles devraient être au dépotoir ! La reine et les soldates
effectuent quelques pas entre les éléments de cette lugubre exposition. Les
fourmis mortes sont pour la plupart disposées en position de combat, mandibules
écartées, antennes dardées en avant, prêtes à bondir vers un adversaire
peut-être tout aussi immobile.
Certains de ces cadavres portent
encore les traces des perforations des pénis de punaises. Dire qu’elles ont
toutes été tuées à son instigation…
Chli-pou-ni se sent bizarre.
Elle est impressionnée : elles
sont toutes… comme Mère dans sa loge royale.
Les surprises ne s’arrêtent pas là.
Il lui semble que parmi ces fourmis
trop immobiles, un mouvement s’est produit.
Oui, près de la moitié
bougent ! Est-ce un mirage, une remontée du très ancien miellat de
loméchuse, drogue à laquelle elle a jadis eu l’imprudence de goûter ?
Horreur !
Partout des cadavres bougent !
Et ce n’est pas une
hallucination ! Des centaines de fantômes attaquent maintenant les
soldates qui l’entourent. Partout on se bat. Les gardes de la reine ont de
longues mandibules, mais les rebelles déistes sont beaucoup plus nombreuses.
L’effet de surprise et le stress provoqué par ce lieu étrange jouent en
défaveur des guerrières conventionnelles.
Les déistes, tout en combattant,
frétillent des antennes pour émettre sans discontinuer la même phéromone.
Les Doigts sont nos dieux.
Tel un boulet de canon, Laetitia
Wells surgit, essoufflée, dans le grenier où Jacques Méliès et Juliette Ramirez
s’efforçaient de faire un tri entre les centaines de lettres et de messages
téléphoniques que leur avait valus leur appel aux populations.
— On l’a trouvée !
Quelqu’un l’a retrouvée ! cria-t-elle.
Ni l’un ni l’autre ne réagirent.
— Il y a déjà huit cents
escrocs qui ont juré l’avoir retrouvée, fit Méliès. Ils ramassent n’importe
quelle fourmi, lui collent un peu de peinture rouge sur le front et viennent
réclamer la récompense !
Juliette Ramirez renchérit :
— On en a même vu rappliquer
avec des araignées ou des cafards barbouillés de rouge !
— Non, non. Cette fois, c’est
du sérieux. C’est un détective privé qui, depuis notre appel, se promène à
travers la ville avec, en permanence, des lunettes-loupes sur le nez…
— Et qu’est-ce qui te fait
croire qu’il a vraiment retrouvé notre 103
e
?
— Il m’a dit au téléphone que
la trace sur le front n’était pas rouge mais jaune. Or, quand je garde mon
vernis trop longtemps sur mes ongles, il vire au jaune.
En effet, l’argument était probant.
— Montre toujours l’animal.
— Il ne l’a pas. Il prétend
l’avoir trouvée, mais il n’a pas pu la saisir. Elle lui a filé entre les
doigts.
— Où l’a-t-il vue ?
— Tenez-vous bien ! Ce ne
sera pas facile.
— Où donc ? parle !
— Dans la station de métro de
Fontainebleau !