Le Jour des Fourmis (63 page)

Read Le Jour des Fourmis Online

Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
3.77Mb size Format: txt, pdf, ePub

Laetitia se précipita pour tracer
une ligne épaisse, face à 103
e
.

Elle court, elle fonce, quand
soudain, un mur odorant, fortement alcoolisé, se dresse devant elle. 103
e
freine de toutes ses pattes, longe ce mur nauséabond comme s’il y avait là une
frontière invisible mais infranchissable, puis elle le contourne et reprend sa
course.

— Elle contourne la trace de
feutre.

Laetitia se précipita pour barrer la
route de son marqueur. Vite, elle traça trois traits rapides en forme de
triangle-prison.

Je suis prisonnière entre ces murs
odorants, se dit 103
e
. Que faire ?

Prenant son courage à deux pattes,
elle se projette à travers la marque de feutre comme s’il s’agissait d’un mur
de verre et court à perdre haleine sans regarder où elle va.

Les humains ne s’attendaient pas à
tant de bravoure et d’audace.

Ils se bousculèrent de surprise.

— Elle est là, indiqua Méliès
du Doigt.

— Où ça ? interrogea
Laetitia.

— Attention… !

Laetitia Wells était déséquilibrée.
Tout se passa comme au ralenti. Pour se rattraper, elle fit un petit pas de
côté. Pur réflexe. La pointe de son escarpin à talon haut s’éleva puis retomba
sur…

— NNNOOOOOOONNNNNNNNN !!!!!!!!!
hurla Juliette Ramirez.

Elle poussa de toutes ses forces
Laetitia avant que son pied ne touche terre.

Trop tard.

103
e
n’a pas le réflexe de
l’éviter. Elle voit une ombre qui s’abat juste sur elle et elle n’a que le
temps de penser que sa vie s’arrête ici. Elle a été riche, sa vie. Comme sur un
écran de télévision, des images défilent dans ses cerveaux. La guerre des
Coquelicots, la chasse au lézard, la vision du bord du monde, l’envol sur le
scarabée, l’arbre cornigera, le miroir des blattes, et tant et tant de
batailles avant la découverte de la civilisation doigtière… le football, Miss
Univers… le documentaire sur les fourmis.

206. ENCYCLOPÉDIE

BAISER : Parfois, on me demande
ce que l’homme a copié chez la fourmi. Ma réponse : le baiser sur la
bouche. On a longtemps cru que les Romains de l’Antiquité avaient inventé le
baiser sur la bouche plusieurs centaines d’années avant notre ère. En fait, ils
se sont contentés d’observer les insectes. Ils ont compris que lorsqu’elles se
touchaient les labiales, les fourmis produisaient un acte généreux qui consolidait
leur société. Ils n’en ont jamais saisi la signification complète, mais ils se
sont dit qu’il fallait reproduire cet attouchement pour retrouver la cohésion
des fourmilières. S’embrasser sur la bouche, c’est mimer une trophallaxie. Mais
dans la vraie trophallaxie, il y a un don de nourriture alors que dans le
baiser humain, il n’y a qu’un don de salive non nutritif.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

207. 103
e
DANS L’AUTRE MONDE

Ils regardèrent, ébahis, le corps
écrasé de 103
e
.

— Elle est morte ?…

L’animal ne bougeait plus. Plus du
tout.

— Elle est morte !

Juliette Ramirez tapa du poing
contre le mur.

— Tout est perdu. On ne pourra
plus sauver mon mari. Tous nos travaux n’ont servi à rien.

— C’est trop bête !
Échouer si près du but ! Nous y étions presque.

— Pauvre 103
e
… Toute
cette vie extraordinaire, et une simple chaussure à talon au bout…

— C’est de ma faute, c’est de
ma faute, répétait Laetitia.

Jacques Méliès était plus
pragmatique.

— Qu’est-ce qu’on fait de son
cadavre ? On ne va pas le jeter !

— Il faudrait lui ériger une
petite tombe…

— 103
e
n’était pas
n’importe quelle fourmi. C’était un Ulysse ou un Marco Polo des mondes de
l’espace-temps inférieur. Un personnage clef de toute leur civilisation. Elle
mérite mieux qu’une tombe.

— Tu penses à quoi, à un
monument ?

— Oui.

— Mais pour l’instant, personne
en dehors de nous ne sait ce que cette fourmi a accompli. Personne ne sait
qu’elle a été le pont entre nos deux civilisations.

— Il faut en parler partout, il
faut alerter le monde entier ! affirma Laetitia Wells. Cette histoire a
pris une trop grande importance. Il faut qu’elle permette d’aller encore plus
loin.

— On ne trouvera jamais une
« ambassadrice » aussi douée que 103
e
. Elle avait la
curiosité plus l’ouverture d’esprit nécessaires au contact. Je l’ai compris en
discutant avec les autres fourmis. C’était un cas unique.

— Sur un milliard de fourmis,
nous devrions bien finir par en trouver une autre aussi douée.

Mais ils savaient bien que non. 103
e
,
ils commençaient à l’adopter comme elle les avait adoptés. Simplement. Juste
par intérêt bien compris. Les fourmis ont besoin des hommes pour gagner du
temps. Les hommes ont besoin des fourmis pour gagner du temps.

Quel dommage ! Quel dommage
d’échouer aussi près du but !

Même Jacques Méliès n’arrivait pas à
rester insensible. Il donna des coups de pied dans les bancs.

— C’est trop bête.

Laetitia Wells culpabilisait.

— Je ne l’ai pas vue. Elle
était si petite. Je ne l’ai pas vue !

Ils regardaient tous le petit corps
immobile. C’était un objet. À voir cette pauvre carcasse tordue, jamais
personne n’aurait pu croire que c’avait été 103
e
, la guide de la
première croisade anti-Doigts.

Ils se recueillirent devant la
dépouille.

Soudain, Laetitia Wells ouvrit
grands les yeux et bondit.

— Elle a bougé !

Ils scrutèrent l’insecte immobile.

— Tu prends tes désirs pour la
réalité.

— Non, je n’ai pas rêvé. Je
vous affirme que je l’ai vue remuer une antenne. C’était à peine perceptible
mais c’était net.

Ils se regardèrent, ils observèrent
longuement l’insecte. Il n’y avait plus la moindre once de vie dans cette bête.
Elle était figée dans une sorte de spasme douloureux. Ses antennes étaient
dressées, ses six pattes recroquevillées comme regroupées pour un long voyage.

— Je… je suis certaine qu’elle
a bougé une patte !

Jacques Méliès prit Laetitia par
l’épaule. Il comprenait que l’émotion lui fasse voir ce qu’elle souhaitait
voir.

— Désolé. Pur réflexe
cadavérique, sûrement.

Juliette Ramirez ne voulait pas
laisser Laetitia Wells dans le doute, elle saisit le petit corps supplicié et
le plaça tout près de son oreille. Elle la déposa même dans la caverne de sa
cavité auriculaire.

— Tu crois que tu vas entendre
son cœur qui bat ?

— Qui sait ? J’ai
l’oreille fine, je percevrais le moindre mouvement.

Laetitia Wells reprit la dépouille
de l’héroïne et l’allongea sur un banc. Elle se mit à genoux et posa
précautionneusement un miroir devant ses mandibules.

— Tu espères la voir
respirer ?

— Ça respire bien les fourmis,
non ?

— Leur respiration est trop
légère pour que nous puissions en repérer la moindre trace.

Ils fixèrent l’animal désarticulé
avec une colère sourde.

— Elle est morte. Elle est bel
et bien morte !

— 103
e
était la
seule à espérer en notre union inter-espèces. Elle y avait mis du temps, mais
elle avait imaginé une interpénétration de nos deux civilisations. Elle avait
ouvert une brèche, trouvé des dénominateurs communs. Aucune autre fourmi
n’aurait pu entreprendre une telle démarche. Elle commençait à devenir un peu…
humaine. Elle appréciait notre humour et notre art. Toutes ces choses
parfaitement inutiles, comme elle disait… mais si fascinantes.

— Nous en éduquerons une autre.

Jacques Méliès serra Laetitia Wells
dans ses bras et la consola.

— Nous en prendrons une autre
et nous lui apprendrons à elle aussi ce que c’est que l’humour et l’art des…
Doigts.

— Il n’y en a pas d’autre comme
elle. C’est ma faute… ma faute…, répéta Laetitia.

Ils gardèrent tous les yeux rivés
sur le corps de 103
e
. Un long silence s’ensuivit.

— Nous lui ferons des obsèques
dignes d’elle, dit Juliette Ramirez.

— Nous l’enterrerons au
cimetière Montparnasse à côté des plus grands penseurs du siècle. Ce sera une
toute petite tombe et nous écrirons dessus : « C’était la toute
première. » Nous seuls saurons le sens de cette inscription.

— On ne mettra pas de croix.

— Ni fleurs ni couronnes.

— Juste une brindille dressée
dans le ciment. Car elle est toujours restée droite face aux événements, même
quand elle avait peur.

— Et elle avait tout le temps
peur.

— Nous nous retrouverons tous
les ans sur sa tombe.

— Personnellement, je n’aime
pas ressasser mes échecs.

Juliette Ramirez souffla :

— C’est tellement
dommage !

Du bout de l’ongle, elle tapota les
antennes de 103
e
.

— Allez ! Réveille-toi,
maintenant ! Tu nous as bien eus, on a cru que tu étais morte, montre-nous
que tu blaguais. Tu blaguais comme nous, les humains. Tu vois, ça y est, tu as
inventé l’humour fourmi !

Elle amena le corps sous la torche
halogène.

— Peut-être qu’avec un peu de
chaleur…

Ils regardaient tous le cadavre de
103
e
. Méliès ne put s’empêcher de marmonner une petite prière :
« Mon Dieu faites que…»

Mais il ne se produisait toujours
rien.

Laetitia Wells retint une larme qui
coula, glissa sur l’arête du nez, contourna la joue, s’arrêta un instant dans la
fossette du menton, puis tomba à côté de la fourmi.

Une éclaboussure salée toucha
l’antenne de 103
e
.

Il se passa alors quelque chose. Les
yeux s’écarquillèrent, les corps se penchèrent.

— Elle a bougé !

Cette fois-ci, tous avaient vu
l’antenne tressaillir.

— Elle a bougé, elle est encore
vivante !

L’antenne frémit à nouveau.

Laetitia cueillit une deuxième larme
à la commissure de ses yeux et humecta l’antenne.

À nouveau, il y eut un imperceptible
mouvement de recul.

— Elle est vivante. Elle est
vivante. 103
e
est vivante !

Juliette Ramirez se frotta la bouche
d’un Doigt sceptique.

— Tout n’est pas encore gagné.

— Elle est salement blessée,
mais on peut la sauver.

— Il nous faut un vétérinaire.

— Un vétérinaire pour fourmis,
cela n’existe pas ! remarqua Jacques Méliès.

— Qui va pouvoir soigner 103
e
alors ? Sans aide, elle mourra !

— Que faire ? Que
faire ?

— La tirer de là, et vite.

Ils étaient surexcités, d’autant
plus désemparés qu’ils avaient souhaité très fort la voir bouger et que
maintenant qu’elle bougeait, ils ne savaient que faire pour la soigner.
Laetitia Wells aurait aimé la caresser, la rassurer, s’excuser. Mais elle se
sentait si pataude, si maladroite pour l’espace-temps des fourmis qu’elle ne
ferait qu’aggraver encore la situation. À cet instant, elle eût aimé être
fourmi pour pouvoir la lécher, lui donner une bonne trophallaxie…

Elle s’exclama :

— Seule une fourmi pourrait la
sauver, il faut la ramener parmi les siens.

— Non, elle est recouverte
d’odeurs parasites. Une fourmi de son propre nid ne la reconnaîtrait pas. Elle
la tuerait. Il n’y a que nous qui puissions agir.

— Il faudrait des bistouris
microscopiques, des pinces…

— Si ce n’est que cela, alors
dépêchons-nous ! cria Juliette Ramirez. Fonçons à la maison, tout n’est
peut-être pas perdu. Vous avez une autre boîte d’allumettes ?

De nouveau, Laetitia installa 103
e
avec mille précautions, s’obligeant à croire que ce morceau de mouchoir dont
elle avait tapissé le fond n’était pas un linceul mais un drap, qu’elle ne
transportait pas un cercueil mais une ambulance.

103
e
émet de faibles
appels du bout de l’antenne, comme si elle se savait à bout de forces et
qu’elle voulût lancer un ultime adieu.

Ils remontèrent à la surface,
courant et en même temps s’efforçant de ne pas trop secouer la boîte et sa
blessée.

Dehors, de rage, Laetitia jeta ses
chaussures dans le caniveau.

Ils hélèrent un taxi, l’exhortèrent
à rouler le plus vite possible tout en évitant les cahots.

Le chauffeur reconnut ses passagers.
C’étaient les mêmes qui, la dernière fois, avaient exigé qu’il ne dépasse pas
le 0,1 km/h. On tombe toujours sur les mêmes enquiquineurs. Ou ils ne sont
pas assez pressés ou ils le sont trop !

Other books

The Courting of Widow Shaw by Charlene Sands
Ship Breaker by Bacigalupi, Paolo
The Goddess by Robyn Grady
(Mis)fortune by Melissa Haag
Falling From Grace by Naeole, S. L.
Pleasure for Pleasure by Jamie Sobrato
River Road by Carol Goodman
Claiming the Highlander by Mageela Troche